Les bases du désamour du gouvernement polonais envers l’Union européenne

La Pologne a été souvent considérée, en alternance avec la Hongrie juste après 1989, comme le « bon élève » par excellence de la transformation systémique car elle a introduit des réformes politiques et macro-économiques ayant créé une dynamique économique qui l’a transformée en « démocratie de marché ». Or, seule une partie de la société a profité de ces transformations, ce qui n’a pas manqué de créer des contradictions.


La Pologne nouvelle s’est engagée dans toutes les interventions de l’OTAN qu’elle a d’ailleurs rejointe au moment de la guerre de Yougoslavie en 1999 avant d’adhérer à l’Union européenne en 2004. Si l’adhésion à l’OTAN a précédé celle à l’UE, cela n’est pas dû au hasard mais à la nécessité de crédibiliser l’appartenance de la Pologne à un bloc sécurisant les réformes politiques et les transferts de fonds avant de pouvoir adhérer à une union économique. Des couches sociales et des régions, en particulier à l’Est et au Nord du pays, se sont toutefois trouvées exclues des décisions et des bénéfices de la dynamique économique, régions par ailleurs plus marquées par le traditionalisme catholique que le reste du pays.

Cette situation a amené au pouvoir la droite nationale (Droit et Justice-PiS et Ligue des Familles polonaises) dès 2006 puis de nouveau, sous l’égide du seul PiS, en 2015 alors qu’une grande partie des électeurs s’abstenait. La nouvelle équipe dirigeante a su capitaliser sur le mécontentement en jouant la carte de la double frustration nationale et sociale. Ce n’était pas la première fois que les Polonais manifestaient des signes de mécontentement. Mais, dans les années 1990 et 2000, la grogne avait profité à deux reprises au parti «post-communiste» SLD ou à la formation de « gauche populiste » Autodéfense. La SLD ayant dans l’ensemble poursuivi la politique néolibérale engagée à l’été 1989, elle avait déçu son électorat tandis qu’Autodéfense avait été habilement attirée par le président du PiS Jarosław Kaczyński en 2006 dans un gouvernement de coalition qui a contribué à lui faire perdre son originalité aux yeux de l’opinion.

L’actuel gouvernement PiS, en prenant pour la première fois depuis 1989 quelques mesures sociales –en particulier des allocations familiales de 500 zloty par mois et par enfant– qui entraient par ailleurs en contradiction avec les principes libéraux soutenus à Bruxelles, a pu consolider sa base sociale. Et dénigrer les arguments libéraux répétés à satiété depuis 1989, selon lesquels le pays ne pouvait pas se permettre de remettre en cause la politique de rigueur sociale. Il convient de rappeler que la Pologne avait privatisé la plupart de ses entreprises publiques pour une valeur que certains économistes estiment à 10 ou 15 % de leur valeur réelle[1] et que Varsovie a dépensé des sommes énormes dans des achats d’armement.

Les dilemmes de la politique étrangère de Varsovie

Le raidissement nationaliste et la politique de rapprochement privilégié avec les pays de la périphérie orientale de l'UE avec l’« Initiative des trois mers »[2] sont apparus aux autorités polonaises comme le moyen de réconcilier les couches défavorisées de la population avec ceux des bénéficiaires des transformations qui souhaitent néanmoins profiter de la protection de l'État-nation face aux entreprises transnationales; tout en continuant à profiter des subsides de l’UE qui entretiennent en partie la dynamique de l’économie polonaise et celle des entreprises occidentales sollicitées pour profiter des investissements organisés grâce à ces fonds. L'économie polonaise reste très liée à celle de l'UE, en particulier son important secteur de la sous-traitance pour les entreprises allemandes, et ce alors que les sanctions visant la Russie depuis 2014 ont contribué à faire stagner les entreprises de l’agro-alimentaire qui vivaient des exportations vers le voisin oriental. En outre, malgré la croissance de l’économie depuis le milieu des années 1990, le taux de chômage demeure important. Dès lors, les 2 à 3 millions de Polonais ayant émigré[3] contribuent de fait à « éponger » ce chômage… tout en constituant un élément de frustration. C’est dans ce contexte que la Pologne a accueilli une vague de plus d’un million de migrants ukrainiens arrivés à partir de 2014, tandis qu’elle était sommée dans le même temps par l’UE de prendre sa part à l’accueil des migrants arrivés du Moyen-Orient ou d’Afrique à la faveur de guerres dans lesquelles les Polonais estiment n’avoir « aucune responsabilité » (si l’on néglige toutefois le rôle qu’ils ont joué au départ dans la déstabilisation de l’Irak, voire de l’Afghanistan).

Le maintien par Varsovie d'une politique méfiante à l’égard de Moscou vise avant tout à satisfaire le protecteur nord-américain à l’heure où les partenaires ouest-européens semblent hésitants. Mais la Pologne déclare aussi vouloir développer, par-dessus la Russie, des relations économiques privilégiées avec la Chine, ce qui pourrait fâcher Washington désormais lancé dans une guerre économique avec Pékin. Au final, Varsovie semble avoir multiplié les facteurs de tensions avec de nombreux États: Russie, Allemagne et autres pays de l’UE, auxquels sont venus s’ajouter dernièrement Israël, l’Ukraine et même les États-Unis. On peut douter que le rapprochement avec la Croatie, la Hongrie, l’Autriche et les autres pays situés entre la Russie et l’Allemagne constitue une réponse suffisante à ces défis.

Cette situation témoigne néanmoins de l’incertitude qui caractérise les relations internationales, de la perte des repères habituels et du fait que la Pologne, comme ses voisins, navigue à vue entre un mécontentement populaire récurrent, des puissances en perte de stratégie claire et des voisins qui voient tous réapparaître revendications et frustrations issues du passé: questions des minorités nationales, blessures historiques non assumées, re-privatisations des biens nationalisés après 1945 dont ont été exclus les émigrés ayant changé de citoyenneté. Pour la Pologne, des litiges à la fois mémoriels et matériels hérités de l’histoire existent avec l’Allemagne, la Russie, l’Ukraine et Israël, alors que ceux qui ont existé avec la Lituanie ou la Biélorussie semblent calmés. La question des minorités soulève des problèmes avec Berlin et Kiev.

Libertés à géométrie variable

Si la situation de la Pologne dans le domaine des droits de l’homme et des droits politiques (autonomie de la justice, pluralisme médiatique, etc.) laisse effectivement à désirer, ce qui soulève des protestations de la part des institutions européennes, on doit rappeler que les précédents gouvernements libéraux ou sociaux-libéraux avaient également pratiqué, sans rencontrer d’opposition, plusieurs entorses dans ce domaine. On peut citer la création d’un Institut de la mémoire nationale chargé d’élaborer le discours historique officiel et de poursuivre ceux qu’on jugeait responsables des répressions d’avant 1989 ou bien le fait que la Pologne ait abrité le fameux « trou noir » de Stare Kiejkuty, une prison secrète de la CIA[4], ce qui a valu à Varsovie une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme. Toutefois, même s’il est arrivé à plusieurs reprises que des militants syndicaux subissent des répressions avant 2015, l’arrestation, le 18 mai 2016, de Mateusz Piskorski, journaliste, ancien député d’Autodéfense et universitaire connu pour son soutien à un rapprochement avec la Russie, constitue une grave violation des droits de l’homme puisqu’il reste sous les verrous, accusé d’espionnage en faveur de la Russie ou de la Chine, alors que le procureur n’a pas été en état de produire un acte d’accusation avant le 20 avril 2018, chose que la Commission des Nations Unies pour les arrestations arbitraires considère comme illégale dans son arrêté émis le 30 avril 2018[5]. Et c’est désormais deux dirigeants du tout petit Parti communiste de Pologne qui sont accusés de « propagande totalitaire », alors que leur parti risque l’interdiction. Un député polonais du PiS est allé jusqu’à demander l’interdiction du parti social-démocrate Razem (Ensemble), connu pour son appui à l’UE et à l’OTAN.

Les pays occidentaux expriment leur insatisfaction face aux politiques menées à Varsovie, tout au moins sur leur volet social et économique plus protectionniste ou sur les questions qui limitent les possibilités juridiques ou médiatiques des secteurs libéraux de la société. Ils restent en revanche silencieux devant les violations qui visent des secteurs de la gauche radicale ou déclarés « pro-russes ». Les récentes tensions avec Israël et avec l’Ukraine, relayées par les États-Unis, portent quant à elles sur la loi condamnant l’usage du terme « camps de concentration polonais » pour désigner les camps nazis ainsi que les activités des groupes armés nationalistes ukrainiens durant l’occupation allemande sur le territoire polonais[6]. Mais le litige avec Tel Aviv pourrait porter tout autant sur le difficile dossier des dédommagements pour les biens juifs saisis par les nazis puis nationalisés après 1945 et qui, pour beaucoup, étaient en ruine en 1945 et ont donc été reconstruits au frais de l’État socialiste polonais.

Trouver une échappatoire

Nous voyons en tout cas dans cet amalgame de tensions entre Varsovie et beaucoup de ses alliés et partenaires –en plus de ses adversaires– l’émergence de questions qui n’ont pas été résolues et qui se sont accumulées alors que la société polonaise vit dans une situation de polarisation sociale qui la divise profondément. Cette caractéristique fournit une base au ressentiment largement canalisé par les milieux nationaux-catholiques les plus méfiants à l’égard du modèle social et sociétal libéral, en l’absence de forces de gauche sociale conséquentes qui pourraient contrebalancer cette évolution tout en se distanciant des politiques menées avant 2016. Dans ce contexte, l’idée de créer une alliance des pays de l’entre-trois-mers, Baltique, Adriatique, mer Noire, peut sembler tentante pour des dirigeants en panne de vision économique dynamique. Mais leur idée butte sur des divergences vis-à-vis de Moscou. La Pologne, comme les pays baltes et la Roumanie, a en effet tendance à prôner sur ce sujet une ligne dure allant à l’encontre des tendances dominantes au sein des États balkaniques et « post-habsbourgeois » d’Europe centrale, beaucoup plus pragmatiques sur cette question.

Notes :
[1] Kazimierz Poznański, «Privatisation veut dire corruption», Tygodnik Przegląd, 8 octobre 2001.
[2] F. Willima Engdahl, «L’initiative polonaise des Trois Mers. Quel en est l’enjeu géopolitique ?», Mondialisation.ca, 21 décembre 2017.
[3] Jeremi Mordasiewicz, «L’émigration des Polonais après 2004», Klub Inteligencji Polskiej, 10 février 2017.
[4] Tim Bissel, «10 Secret CIA Prisons You do not want to visit, ListVerse, 10 février 2016.
[5] «More infromation on arrest of Mateusz Pisorski », Katehon, 19 mai 2016.
[6] Gabriel Nedelec, «Loi sur la Shoah en Pologne: les dessous d’une crise diplomatique», Les Echos, 10 février 2018.

Vignette : Site de la Présidence polonaise.

* Bruno DREWSKI est maître de conférences Habilité à diriger des recherches, INALCO.

 

244x78