Perçue jusqu’en 2015 comme un des meilleurs « élèves » de la classe européenne, la Pologne présente aujourd’hui un visage différent et un discours très critique à l’égard de l’Union européenne comme de l’Occident. Rupture dans l’histoire récente du pays, ce changement s’inscrit néanmoins dans un courant remontant à l’époque des Lumières et se manifestant jusque dans la littérature.
Natif de Berdytchiv, cette petite ville d’Ukraine où Honoré de Balzac épousa en 1850 l’aristocrate polonaise Ewelina Hańska, l’écrivain Józef Konrad Korzeniowski, alias Joseph Conrad, est considéré comme l’un des plus grands romanciers de langue anglaise. Avant de commencer en 1894 à se consacrer à la littérature, il avait servi pendant vingt ans sur des navires marchands français et britanniques qui l’emmenèrent notamment en Asie du sud-est et au Congo. La portée internationale et intemporelle de son œuvre a inspiré le cinéma contemporain avec des films comme les Duellistes de Ridley Scott ou Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, adapté de la nouvelle Au cœur des ténèbres.
Joseph Conrad avait un homonyme, Józef Korzeniowski, qui vécut durant la première moitié du XIXe siècle dans des régions aujourd’hui situées en Pologne et en Ukraine mais à l’époque partagées entre les Empires autrichien et russe. En plus d’enseigner la littérature polonaise, il fut lui-même écrivain, sans toutefois connaître la même gloire que son cousin lointain. Pratiquement inconnu à l’étranger, il est aussi, parmi ses propres compatriotes, tombé dans l’oubli.
Pourtant, les morales contenues dans ses écrits sont éclairantes pour comprendre l’apparent paradoxe qui caractérise l’attitude de la Pologne actuelle à l’égard de l’Union européenne (UE). D’un côté, les Polonais sont régulièrement cités comme l’un des peuples les plus euro-enthousiastes sur le Vieux Continent[1] mais, de l’autre, ils continuent de plébisciter dans les sondages le parti Droit et justice (PiS). Vainqueur des élections présidentielle et législatives de 2015 après huit années dans l’opposition face aux gouvernements libéraux de la Plateforme civique (PO), le PiS n’a eu depuis de cesse de multiplier les conflits avec les institutions européennes dans des domaines allant de l’État de droit à l’environnement en passant par la politique de migration et d’asile.
La Pologne « colonisée »
En outre, sa rhétorique de «fierté» et de «redressement national» s’en prend souvent à « l’Ouest », accusé d’avoir « colonisé idéologiquement et économiquement la Pologne ». Les pays occidentaux seraient coupables, d’une part, de propager « l’idéologie de la gauche libérale » (laïcité, écologisme, féminisme, multiculturalisme, théorie du genre…) et, de l’autre, d’avoir dicté au début des années 1990 une ouverture brutale des marchés pour installer la domination de ses entreprises[2]. L’agressivité générale vis-à-vis de l’UE est donc aussi tournée vers certains États membres en particulier, Allemagne et France en tête, et dépasse le champ des politiques publiques au sens strict pour atteindre celui des valeurs. L’ancien président français François Hollande avait d’ailleurs maladroitement balayé ces objections polonaises en lâchant lors d’une réunion du Conseil européen, en mars 2017 : « Vous, vous avez vos principes, et nous, nous avons les fonds européens »[3].
L’une des différences majeures entre la PO et le PiS porte en effet sur l’appréciation du bilan des trois dernières décennies de la Pologne, consécutives à la sortie du système communiste et à la fin de la tutelle de Moscou. Alors que les libéraux se félicitent d’avoir réussi à conduire le pays vers la démocratie, l’économie de marché et les structures occidentales de l’OTAN et de l’UE, les conservateurs leur reprochent non seulement d’avoir fait trop de concessions à la dictature communiste pour permettre la passation pacifique du pouvoir, mais d’avoir en plus, sitôt la souveraineté recouvrée, inféodé la Pologne à une nouvelle forme de soumission politique, économique et culturelle. De leur point de vue, si le véhicule de cette domination est l’Union européenne, celle-ci est cependant réduite à un instrument aux mains des États les plus puissants comme l’Allemagne et la France. Dans cette perspective, les positions des institutions communautaires dans des dossiers comme l’accueil des réfugiés, la monnaie unique, le climat ou l’Europe sociale –qui déplaisent à Varsovie– ne seraient que le reflet des intérêts des grands États.
Est-ce à dire que dans leur attitude à l’égard de l’Europe, les libéraux et les conservateurs polonais se distinguent avant tout par un recours à des paradigmes différents de compréhension des relations internationales ? Non. Le clivage, plus fondamental, concerne le choix même du modèle de développement à suivre pour le pays.
Choisir un modèle de développement
En 1988, l’historien des idées Jerzy Jedlicki avait publié un essai devenu référence intitulé De quelle civilisation ont besoin les Polonais. Même s’il s’agissait d’une étude historique sur le XIXe siècle, la question demeurait au fond identique : « La Pologne doit-elle participer au progrès européen ou doit-elle rester à l’écart de ce chemin et cultiver sa spécificité ? » Opposant à l’origine les partisans des Lumières aux « Sarmates »[4], elle divise désormais ceux qui voient en l’Occident le seul itinéraire possible vers la modernisé et ceux qui, comme le Premier ministre Mateusz Morawiecki, appellent à abandonner la démocratie libérale au profit d’une « démocratie solidaire » tout en « cessant de copier les autres États afin de trouver notre propre voie de développement économique ».
La querelle entre « occidentalistes » et adeptes d’un « Sonderweg polonais », pour faire écho aux débats similaires qui ont animé ou existent encore aujourd’hui en Russie et en Allemagne, se manifeste aussi bien sur le terrain politique que chez les intellectuels ou encore dans la production culturelle. Le romantisme du XIXe siècle a constitué pour le sarmatisme un terreau particulièrement fertile qui a sans aucun doute contribué à la popularité de ce courant parmi les artistes polonais.
Ainsi, dans la pièce de théâtre La Moustache et la perruque (Wąsy i peruka, 1852), Józef Korzeniowski met en scène Tekla, une jeune fille éprise du voïvode Zamiechowski. Toutefois, sa tante, également épouse du staroste local, veut la marier au castellan Wojnicki. Tekla, dont le prénom d’origine grecque signifie «qui rend gloire à Dieu», est donnée en exemple. Elle se sent mal à l’aise dans les tenues et coiffures « à l’européenne » et n’aime rien tant que la simplicité, chez elle-même comme chez le mari auquel elle aspire.
À l’inverse, la tante ne cesse de ponctuer ses phrases d’expressions françaises, «ne lit des lettres écrites en polonais que de la part de son économe» et se moque des habits et attributs traditionnels polonais, dont la fameuse moustache. Vantant son champion Wojnicki, elle le décrit comme « un jeune homme très charmant et élevé avec raffinement. Il parle français comme un ange, il est coiffé comme un chérubin, il danse le menuet comme Louis XIV et a vécu de nombreuses années à Paris ».
Contre la frivolité française
Qui plus est, elle fait miroiter à Tekla la vie de cour qui serait la sienne si elle choisissait le castellan, alors que le voïvode officie « à la campagne où on ne voit pas âme qui vive ». Néanmoins, Tekla reste ferme dans ses résolutions. « Je suis casanière et pour moi, la campagne et la paix de la maison ont le plus grand des charmes », soutient-elle.
Le fils du voïvode a un servant petit noble, Jan Brzechwa, qui déplore les fâcheuses conséquences de « l’invasion » étrangère. « Nous aimons les fracs allemands, le babillage français et Dieu sait quels livres, tous étrangers. Voyant comme nous les aimons et les pourvoyons de nos affects et de nos prédilections, les étrangers se sont mis à nous commander et à prendre ce que nous avions de meilleur. […] Des nuées de magasins vendent des choses dont un bon noble ne saurait que faire. En lisant le nom du vendeur, tu te tords la langue et tu ne sais pas si les harengs sont de Hollande, les singes d’Italie, les perruques de France ou je ne sais quoi d’Allemagne. On ne trouve que des carrosses anglais et des vins de Bourgogne, comme si nous n’avions pas les nôtres ! »
Pour Tekla, le dénouement est néanmoins heureux puisque le «roi magnanime» élève le voïvode à la distinction de castellan, permettant au couple de se marier sans mésalliance. Le rideau tombe sur les félicitations de Jan Brzechwa qui déclare « honneur et salut à celle qui a fait triompher la moustache polonaise sur la perruque française ».
Si l’auteur de cette comédie a probablement peu d’influence sur les mentalités des Polonais du XXIe siècle, il serait erroné de négliger ses idées. On retrouve en effet la même morale dans des œuvres aussi variées que Messire Thadée (Pan Tadeusz), l’épopée nationale d’Adam Mickiewicz lue dans toutes les écoles de Pologne, ou encore le grand roman historique Novembre (Listopad) du « Walter Scott polonais », Henryk Rzewuski. Non content de faire l’éloge du sarmatisme dans la littérature, ce dernier a d’ailleurs fait un engagement politique singulier en fondant en 1841 la coterie de Saint-Pétersbourg, un groupe d’écrivains polonais favorable au maintien du servage et à la domination de la Russie au nom du conservatisme social.
De fait, en dépit de l’hostilité affiché par le PiS à l’encontre du grand voisin de l’Est, il est difficile de ne pas relever les similarités entre le révisionnisme de la Russie actuelle, qui veut effacer l’« humiliation » subie dans les années 1990 par la faute présumée de l’Ouest, et l’aspiration polonaise au « redressement national » après les vingt-cinq ans de « pédagogie de la honte » pratiquée sous les précédents gouvernements. De la même façon, le nationalisme ainsi que le conservatisme culturel et religieux érigés en bouclier contre les étrangers, les musulmans ou encore les minorités sexuelles sont communs au PiS et au parti du président Vladimir Poutine.
Dans un cours prononcé en octobre 2017, soit deux mois avant sa nomination au poste de Premier ministre, Mateusz Morawiecki avait exposé son rêve d’une Pologne « trait d’union entre l’Est et l’Ouest ». C’est une place dangereuse car, au cours de toute son histoire et jusqu’à maintenant, la Pologne n’est jamais parvenue à se maintenir longtemps en dehors d’aucun de ces blocs.
Notes :
[1] Depuis l’entrée dans l’UE en 2004, la proportion de Polonais se déclarant favorables à cette appartenance est rarement tombée en dessous de 80 %. Source: Centrum Badania Opinii Społecznej, Polacy, Czesi, Słowacy i Węgrzy o członkostwie w Unii Europejskiej, 2017.
[2] Cette critique est résumée dans un livre intitulé Utopia Europejska. Kryzys integracji i polska inicjatywa naprawy (Cracovie, Biały Kruk, 2017) et signé par Krzysztof Szczerski, chef de cabinet et «sherpa» à l’international du président de la République Andrzej Duda.
[3] «Gorąca końcówka szczytu. Hollande do Szydło: wy macie zasady, my mamy fundusze strukturalne», TVP24, 10 mars 2017.
[4] Dans l’Antiquité, les Sarmates étaient un peuple proche des Scythes et vivant entre le fleuve Don et la mer Noire, au nord de l’Ukraine contemporaine. À partir de la fin du XVIe siècle, une partie de la noblesse polonaise commence à revendiquer sa filiation avec les Sarmates pour asseoir sa supériorité sur les autres corps sociaux et conforter ses privilèges comme la propriété terrienne et le droit de désobéir à l’État au nom des « libertés dorées ».
Vignette : Le choix de l’Europe peut aussi s’illustrer dans l’habillement. À gauche, le roi Stanislas II Auguste (1732-1798) pose « à l’européenne » pour le peintre italien Marcello Bacciarelli, abandonnant le costume « traditionnel » polonais (à droite) composé de moustaches et d’une robe « kontusz ». (Montage de l’auteur).
* Romain SU est journaliste correspondant en Pologne pour Ouest France, Courrier international et Le Soir.