Après dix ans de troubles et de violences au Kosovo, l’OSCE décide en 1998 l’envoi d’une « mission de la dernière chance », la MVK (Mission de Vérification au Kosovo), pour tenter d’éviter la guerre et relancer la négociation sur l’avenir de la province. Mais, rapidement, la situation sur le terrain se détériore tandis que des divergences apparaissent au sein de la mission. Cinq mois après son démarrage, la MVK, consacrant l’échec de la conférence de Rambouillet, quitte le Kosovo. Quatre jours plus tard, l’OTAN commence une campagne de bombardements sur la République Fédérale de Yougoslavie.
Dans cet entretien pour Regard sur l’Est, Gabriel Keller, ancien numéro deux de la MVK et auteur de Vers la guerre au Kosovo, paru en janvier 2021 chez Fauves, répond à nos questions.
Pouvez-vous décrire les événements qui ont conduit à la mise en place de la mission de vérification en 1998-1999 ?
La situation au Kosovo empire à partir du début de l’année 1998 : l’Armée de Libération du Kosovo, ou UÇK, multiplie ses actions jusqu’à contrôler à l’été près du tiers de la province. La réaction des forces de Belgrade est violente, aboutissant à la reconquête de la quasi-totalité du territoire au prix de nombreuses victimes et destructions.
Les pays occidentaux, encore marqués par la guerre en Bosnie terminée trois ans plus tôt, souhaitaient éviter le renouvellement d’une tragédie de même ampleur. Ils décident d’appliquer une stratégie de pressions contre Belgrade avec des résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU, puis un ultimatum de l’OTAN menaçant la Yougoslavie de bombardements en cas de poursuite des violences. Pour donner une ultime chance à la paix, ils contraignent le président yougoslave Slobodan Milošević à accepter l’envoi au Kosovo d’une mission de vérification sous l’égide de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe), afin de créer un climat favorable à la négociation sur l’avenir de la province.
Quels étaient les principaux acteurs de la mission de vérification ? Leurs positions étaient-elles conciliables ?
La Mission de Vérification au Kosovo (MVK) étant créée par l’OSCE, ses 54 membres ont vocation à en faire partie, en mettant à sa disposition des moyens en personnels et en matériel. Comme dans toute organisation internationale, ceux qui contribuent le plus sont aussi les plus influents. Il s’agit ici des pays du « Groupe de Contact » (États-Unis, Russie, France, Royaume-Uni, Allemagne et Italie, déjà fortement impliqués dans les conflits en Croatie et en Bosnie). Comme ils s’étaient mis d’accord sur la création et les objectifs de la mission, celle-ci aurait dû fonctionner normalement. Mais il s’est avéré que certains acteurs avaient un agenda caché, avec leur propre stratégie pour parvenir à leurs fins. La situation est alors devenue difficile : les uns souhaitaient favoriser la négociation en impliquant de bonne foi toutes les parties, les autres préféraient la contrainte.
Concrètement, comment fonctionnent des missions de vérification, notamment quand les parties engagées ont des vues divergentes sur la situation ?
Si le mandat d’une mission est clairement défini, il ne doit pas y avoir de vues divergentes parmi les participants. C’est le cas de la plupart des missions internationales, notamment celles qui sont confiées à l’OSCE, dont la tâche consiste généralement à observer et à rendre compte. La MVK était de très loin la plus importante mission jamais organisée par l’OSCE, avec un mandat assez intrusif (vérifier est plus contraignant qu’observer), et probablement celle qui se déployait sur le terrain le plus conflictuel. D’où l’apparition rapide de divergences sur le mode opératoire : comment vérifier ? Quel type de dialogue établir avec les parties sur le terrain ? Comment réagir à leurs manquements, voire à leurs provocations ?
Le chef de mission étant américain, il se comportait en représentant d’un pays de l’OTAN. Or, sur les 54 membres que comptait l’OSCE à l’époque, seuls 19 appartenaient à l’OTAN. Les autres pouvaient donc se sentir en désaccord avec les méthodes employées et le discours tenu. C’est surtout après la tuerie de Račak, en janvier 1999, que les désaccords se sont manifestés. Pour les Américains et quelques Européens, les Serbes s’étant rendus coupables de crimes de guerre devenaient davantage des justiciables à condamner que des partenaires de négociation.
De nombreuses organisations internationales (OSCE, OTAN, ONU) ont eu un rôle à jouer. Lesquelles sont sorties de leur mandats, lesquelles ont réussi, ont échoué et pourquoi ? Quelles leçons à retenir pour ces organisations ?
L’ONU est théoriquement la gardienne de la paix dans le monde et la seule organisation habilitée à légitimer l’action militaire par une résolution du Conseil de Sécurité. Elle a échoué sur ces deux plans puisque la paix n’a pas été maintenue et que les bombardements n’ont pas été autorisés par le Conseil de Sécurité. L’OSCE n’a pas réussi non plus à maintenir la sécurité et la coopération en Europe (je reprends à dessein les termes de son mandat), puisque la guerre a éclaté, faisant de nombreuses victimes et d’énormes dégâts économiques et environnementaux. Quant à l’OTAN, si elle a joué son rôle d’alliance militaire « efficace », elle a sans conteste outrepassé son mandat, qui est de défendre ses pays membres contre une éventuelle attaque extérieure. Ce n’était évidemment pas le cas.
Mais il convient de tempérer ces critiques. En effet, ces organisations ne sont que l’agrégat des pays qui les composent : les désaccords entre eux peuvent paralyser l’action commune. C’est le cas notamment au Conseil de Sécurité de l’ONU où le veto d’un seul membre permanent suffit à empêcher l’adoption d’une résolution. À l’OTAN, les plus grands pays membres étaient partisans de l’action militaire, les objections juridiques ou politiques des plus petits (la Grèce, par exemple, était opposée aux bombardements) n’ont donc guère pesé. Quant à l’OSCE, elle s’était chargée d’un fardeau trop lourd pour elle : dépendante des pays contributeurs, elle n’a pas su empêcher, faute de moyens, que l’encadrement et l’organisation de la mission soient confisqués par les plus grands.
Gabriel Keller, outre son rôle d'adjoint au chef de la MVK, a été ambassadeur à Belgrade en 1996 et de 2000 à 2003, puis ambassadeur pour les droits de l'homme et la bioéthique de 2003 à 2008, et enfin ambassadeur à Bakou (Azerbaïdjan) de 2008 à 2012.
Diriez-vous que la mission de vérification était vouée à l’échec du fait que l’UÇK ne reconnaissait pas l’accord Milošević-Holbrooke, dont la mission devait justement vérifier la bonne application ?
Non, pas plus que je ne prétendrais qu’un seul facteur peut expliquer l’échec. Certes, le travail de la mission aurait été plus facile si l’UÇK avait signé cet accord. Mais ce n’était pas indispensable : le travail de « vérification » de la mission consistait en effet à constater les violations de cet accord, mais aussi celles des résolutions de l’ONU, qui s’imposent à tout le monde, donc à l’UÇK aussi. Ces constatations pouvaient être transmises au Conseil de Sécurité qui avait l’autorité pour déclencher une action militaire.
L’échec est avant tout diplomatique : c’est celui de la conférence de Rambouillet. Les Serbes, isolés sur le plan international, ont défendu tout du long une position rigide ne tenant pas compte de la situation au Kosovo ni des exigences de la communauté internationale. Les Américains, quant à eux, ont réussi à imposer un projet d’accord qui satisfaisait toutes les demandes albanaises mais, pour les Serbes, il représentait une véritable capitulation. Henry Kissinger, peu soupçonnable d’anti-américanisme, a déclaré plus tard que « le texte de Rambouillet […] était une provocation, un prétexte pour commencer les bombardements […] C’était un document diplomatique épouvantable qui n’aurait jamais dû être présenté de cette façon »(1).
Des atrocités sur les populations civiles ont été commises des deux côtés, par l’UÇK et par l’armée serbe/yougoslave, de nombreux dirigeants sont passés devant le TPI. Comment imaginer que ces factions puissent souhaiter ou soutenir une solution diplomatique alors que leurs mains sont rouges de sang ? Quelles raisons (politiques, humanitaires, diplomatiques…) priment pour soutenir l’un ou l’autre camp ?
Ces atrocités sont malheureusement avérées. Mais, même si les responsables politiques et militaires répugnent à la solution diplomatique, ils ne peuvent ignorer les aspirations à la paix de leurs populations civiles, principales victimes des conflits.
Le but de la diplomatie n’est pas de soutenir un camp contre un autre sous prétexte qu’il aurait raison ou aurait commis moins d’atrocités. La négociation doit viser à la fin des combats en évitant qu’ils recommencent, c’est-à-dire en donnant à toutes les parties des garanties sur leur avenir.
Finalement, la solution diplomatique échoue et, de mars à juin 1999, les bombardements de l’OTAN font de nombreux morts chez les civils. Les « dommages collatéraux » (pour employer un euphémisme) étaient-ils nécessaires et justifiés ?
Une fois la décision prise de bombarder, il fallait que l’action soit efficace pour contraindre Milošević à retirer aussi vite que possible ses troupes du Kosovo comme le prévoyait le document de Rambouillet. Cela a pris 14 semaines, beaucoup plus qu’on ne le pensait au début du conflit : le ministre Védrine, par exemple, estimait que le résultat serait atteint en quelques jours.
On évalue le nombre de victimes directes des bombardements à quelques centaines (400 à 600), pratiquement toutes civiles. L’OTAN a été accusée de ne pas respecter le droit de la guerre, non seulement par les Serbes, mais également par une partie de l’opinion publique des pays membres et par des organisations non gouvernementales. Mais ce sont les violences commises « au sol », majoritairement par les Serbes, qui ont fait l’essentiel des victimes, de l’ordre de 5 à 6 000.
Personnellement et en tant que diplomate, comment avez-vous vécu l’échec de la voie diplomatique ? Vous est-il arrivé de « perdre la foi » ?
Je l’ai vécu douloureusement puisque je faisais partie de l’équipe dirigeante de la mission. Le déclenchement d’une action militaire est évidemment un échec de la diplomatie. Mais les échecs font partie de la vie, et j’ai continué d’y croire. Quelques mois plus tard, j’étais nommé à nouveau ambassadeur à Belgrade : Milošević venait d’être renversé, il fallait rétablir les relations diplomatiques sur de nouvelles bases avec les nouveaux dirigeants. La visite du président Chirac à Belgrade en décembre 2001 a consacré la réconciliation.
Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur la situation au Kosovo ? Pensez-vous que le pays a trouvé un équilibre ? Quelles sont les séquelles de la guerre ?
La situation au Kosovo est complexe : chômage, corruption, émigration, il serait difficile de parler d’équilibre. Mais, là encore, il ne faut pas désespérer : les partis traditionnels, qui monopolisaient le pouvoir depuis la fin de la guerre, viennent de subir un échec cinglant aux élections législatives de février 2021. Le parti vainqueur, Vetëvendosje (Autodétermination), a fait de la lutte contre la corruption son principal argument électoral. Faisons-lui le crédit de penser qu’une amélioration est possible.
Les séquelles de la guerre sont innombrables. D’abord, la méfiance – voire la haine – entre les communautés vivant au Kosovo. Les exactions commises par les uns et les autres ont laissé des cicatrices durables. La justice internationale met longtemps à achever son travail : elle vient d’inculper les principaux chefs de la guérilla albanaise, dont le président de la République Hashim Thaçi, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Le pays n’est toujours pas membre de l’ONU. La Russie et la Chine s’opposent à son admission tant qu’un accord n’aura pas été conclu avec la Serbie, celle-ci refusant toujours de reconnaître l’indépendance de son ancienne province.
Pourquoi avoir publié ce livre maintenant ? La situation du Kosovo – une région multi-ethnique chamboulée par les aléas de l’histoire – n’est pas unique. Quelles leçons peut-on tirer de cet épisode ? Quelles seraient vos recommandations pour trouver des solutions diplomatiques à de tels conflits ?
J’ai souhaité laisser passer du temps, les tensions étant vives à l’époque non seulement sur le terrain mais jusque dans les milieux politiques et diplomatiques français. Aujourd’hui, le temps de l’Histoire est venu, et je considère que tous les témoignages méritent d’être entendus.
Plusieurs leçons peuvent être tirées de cet épisode. Si les Balkans vivent aujourd’hui dans un calme relatif, c’est parce que la communauté internationale – notamment l’Europe – s’est opposée aux découpages territoriaux basés sur l’ethnie ou la religion. Récemment, des pourparlers malencontreux entre les présidents serbe et kosovar, sous l’égide de la diplomatie de Trump, auraient pu se terminer par des échanges de territoires sur ces bases. Il est heureux qu’ils n’aient pas abouti, car cela aurait donné un signal dangereux pour toute la région, notamment en Macédoine et en Bosnie.
À mes yeux, les concepts du nationalisme se révèlent partout les mêmes, et partout destructeurs. D’un côté comme de l’autre, on revendique des terres appartenant « historiquement » à sa communauté, ici terres serbes ou albanaises, là terres arméniennes ou azerbaïdjanaises ; on manipule les données de la démographie, on convoque l’Histoire à l’appui de revendications culturelles, religieuses ou territoriales. On semble exclure un avenir où plusieurs peuples autrefois ennemis pourraient vivre harmonieusement sur un même territoire sans que l’un domine les autres.
Les Européens, qui disposent d’une expérience avérée de la réconciliation, ont un rôle à jouer dans la lutte contre cette idéologie belliciste.
Note :
(1) Interview dans The Daily Telegraph, 28 juin 1999.
* Xavier Le Blanc est diplômé de l'IEP (Paris).