Les chiens communautaires de Bucarest

Les rues de Bucarest sont envahies depuis la révolution par des chiens errants. Entre 60 000 et 200 000, selon les estimations, pour une population de deux millions d'habitants. Dangereux ou sympathiques ? Le sort des cerbères fait débat dans la capitale roumaine. Témoignage avisé d'un résident.


Quiconque a visité Bucarest ces dernières années a certainement remarqué la présence de nombreux chiens dans les rues de la ville. Ces quadrupèdes plus ou moins sympathiques ont fait leur apparition à partir de la fin des années 60, lorsqu'une grande partie des maisons particulières de Bucarest furent rasées sur ordre de Ceaucescu. Leurs habitants, relogés dans des immeubles, ont dû abandonner leurs fidèles compagnons. Livrés à eux-mêmes, chiens et chiennes se sont reproduits librement, au point de constituer aujourd'hui un élément incontournable du paysage bucarestois.

La population canine est parti-culièrement représentée dans les quartiers tranquilles et résidentiels comme celui de Drumul Taberei. L'ancien boulevard des Compositeurs, rebaptisé boulevard du Premier mai, offre une image pittoresque du quotidien bucarestois. On y croise non seulement des familles de Tsiganes à l'air grave et aux habits colorés circulant dans des charrettes à cheval. Mais également des chiens dormant ou veillant pendant les nuits d'été sur le toit de voitures immobilisées. Nombre de leurs congénères vivent ainsi dans la rue. D'autres préfèrent cependant l'environnement plus restreint des cours d'immeubles.

Marin et Mihaela ne font pas l'unanimité

Depuis trois ans environ, notre cage d'escalier dispose ainsi de deux cerbères, deux mâles à qui l'on a donné étrangement les noms de Marin et de Mihaela. Ils connaissent leur monde, remuent la queue lorsqu'on les croise et se laissent caresser. Leur vie, somme toute, paraît relativement heureuse. Ils se nourrissent des restes qu'on leur apporte et se mêlent volontiers aux groupes de jeunes gens discutant sur les bancs publics devant l'immeuble. Lors des saisons fraîches, ils passent leurs nuits sur les paillassons devant les portes des appartements, en évitant de salir la cage d'escalier.

En dépit de tous leurs efforts d'intégration, Marin et Mihaela ne font pas l'unanimité. Un jour, un écriteau a été placardé sur la porte de l'immeuble, priant les résidents de ne plus laisser les chiens entrer. Quelques heures plus tard, l'affiche disparaissait. Les craintes des locataires récalcitrants à la présence canine ne sont pourtant pas totalement infondées. Force est de constater que tous les chiens ne sont pas aussi proches des gens que Marin et Mihaela. Il arrive que les bêtes se montrent menaçantes à l'égard des passants et des chiens domestiques, notamment lorsqu'elles se promènent en meutes. Les batailles pour des questions de défense de territoire sont également courantes. Mihaela en a d'ailleurs fait les frais. Blessé grièvement, il a perdu son œil droit malgré l'intervention d'un vétérinaire du quartier.

Des chiens communautaires

Ce qui est vrai à l'échelle de notre immeuble l'est également à l'échelle de la ville. Les Bucarestois peinent à se mettre d'accord sur le sort à réserver aux chiens errants. Il y a ceux qui aiment les chiens et militent pour leur préservation, ceux qui les aiment également mais souhaitent résoudre les problèmes - malpropreté, insécurité - posés par leur prolifération incontrôlée, et ceux, enfin qui ne les aiment pas du tout et voudraient carrément les éradiquer.

Ces derniers semblent bien partis pour l'emporter. L'énergique maire de Bucarest, Traian Basescu, n'a que peu cédé aux protestations des organisations de protection des animaux. Des brigades municipales ont été créées l'année dernière pour capturer et supprimer les gêneurs. Confrontées à de vives protestations, les autorités semblaient prêtes à tester la solution de la stérilisation pour calmer les esprits. Un accord a même été passé entre la municipalité et les associations de défense des animaux. Mais il n'est pas resté longtemps en vigueur. La plupart des chiens ont été mis à mort dans des conditions souvent brutales peu après leur capture. Dans les rues de Bucarest, les effets de cette politique se font déjà ressentir. Le nombre de chiens errants a nettement décru. Faut-il s'en réjouir ?

La disparition des chiens, présents dans le paysage depuis longtemps pourrait introduire une rupture sociale de plus pour les habitants de Bucarest. Dans leur cour de Drumul Taberei, Marin et Mihaela, en tout cas, n'ont toujours pas reçu la visite des brigades de "nettoyage". Ils ignorent leur existence. Sans doute conservent-ils dans leur cœur de la gratitude envers des hommes qui les nourrissent et les soignent.

Par Yvan TELLIER
Vignette : chiens errants à Bucarest (photo libre de droit - pas d'attribution requise)