Les élites russes et l’affaire Navalny

Les investigations du Fonds de lutte contre la corruption ont récemment mis en évidence le fossé qui sépare les élites russes de la population. Mais le traitement réservé à Alexeï Navalny et à l’opposition non systémique est-il de nature, lui, à accentuer les dissensions au sein du système Poutine ?


A. NavalnyMettre un terme à la fébrilité des élites, inquiètes de leur avenir dans la perspective du départ programmé de Vladimir Poutine en 2024, était l’un des objectifs majeurs de la réforme constitutionnelle adoptée l’été dernier et au terme de laquelle le Président pourra conserver son poste jusqu’en 2036. S’agit-il d’un répit ? Les recherches du Fonds de lutte contre la corruption (FBK), en révélant des mœurs très éloignées de celles de la population, s'avèrent déstabilisantes non seulement pour le chef de l’État mais aussi pour toute l'élite poutinienne. Ces investigations ont à l'évidence bénéficié d'indiscrétions, y compris provenant de l'intérieur du système. Quant à l’attitude à adopter face à la mobilisation autour d’A. Navalny, elle traduit des divergences entre les structures de force (Siloviki), favorables à la répression et indifférentes au respect des apparences démocratiques, et d’autres factions, préoccupées par une radicalisation du régime et par l’isolement du pays.

Le clan nationaliste dénonce une tentative interne de déstabilisation de V. Poutine

A. Navalny « bénéficie du soutien de services spéciaux, en l'occurrence de ceux des États-Unis », a déclaré V. Poutine lors de sa conférence de presse annuelle, et les investigations de celui qu'il appelle le « patient berlinois » ne sont que la « légalisation de documents des services de renseignements américains ». Mais la thèse selon laquelle A. Navalny serait instrumentalisé dans les luttes intestines entre proches du pouvoir a toujours cours. Jusque récemment, les révélations du FBK, qui dénonce les pratiques des principaux responsables du régime, avaient épargné le Président russe. L'opposition est désormais frontale entre les deux hommes. Dans la mouvance conservatrice, certains, comme Sergeï Kourguinian, voient dans le reportage sur le « palais de Poutine », non pas la main de la CIA mais le signe d'une scission de l'élite russe, dont une partie chercherait à évincer V. Poutine en répandant en outre des rumeurs sur son état de santé et sur sa démission prochaine. L'écrivain Alexandre Prokhanov dénonce un « pôle de pouvoir parallèle », « lié aux milieux libéraux occidentaux et aux services spéciaux américains, soutenu également par les oligarques russes, auquel fait face le complexe militaro-industriel russe ». C'est à une telle « scission des élites », qui avait déjà causé l'effondrement de l'URSS, qu’on assiste aujourd'hui, affirme le rédacteur en chef de Zavtra. Autre publiciste radical, Valeri Skourlatov prétend qu'A. Navalny bénéficie de « protections importantes » de la part des « libéraux du Kremlin » et de certains Siloviki qui, à plusieurs reprises, auraient poussé le président Poutine à l'erreur, à l’exemple d’une réforme des retraites « inutile » qui a entamé sa popularité.

Des communistes profondément divisés

Le cas Navalny place le Parti communiste face à un dilemme. Guennadi Ziouganov, son leader, est l'un de ses critiques les plus virulents (un « saboteur avec un permis de séjour berlinois »). Voulant manifester sa loyauté au Kremlin, il a proposé à la Douma la création d'une commission d’enquête sur l'influence étrangère dans les manifestations. Selon Republic.ru, le dirigeant du KPRF est « encore plus dépendant de la stabilité du régime de Poutine que Setchine ou Tchemezov, car il a beaucoup moins de garanties sur le maintien de sa position privilégiée ». Mais, au sein du parti, il rencontre une forte opposition de responsables régionaux qui ont noué des liens avec les réseaux d'A. Navalny, et qui sont les principaux bénéficiaires de la stratégie de « vote intelligent » consistant à voter pour le candidat le mieux placé à l'exception de celui de Russie unie. Ce rapprochement a eu lieu à Moscou, personnifié par Valeri Rachkine, le responsable local du PC, qui soutient les manifestants et critique le Kremlin pour l'emploi excessif de la force. On le constate aussi dans d'autres villes comme Novossibirsk, Volgograd, Irkoutsk et Khabarovsk, où des communistes ont défilé pour la libération d'A. Navalny.

Les élections législatives de l'automne s'approchent et la poursuite de la mobilisation pourrait placer la direction du PC dans une position délicate, l'administration présidentielle (AP) pouvant exiger de G. Ziouganov l'exclusion de cette « aile radicale ».

Libéraux et indépendants y voient l’illustration de la montée en puissance des Siloviki

Tentant de comprendre la tentative d'empoisonnement d'A. Navalny, la Nezavissimaïa gazeta écrivait l'été dernier : « Inévitablement, une interprétation vient à l'esprit dans la mesure où les affaires concernant les hackers russes, l'empoisonnement des Skripal et maintenant l'incident avec Navalny se déroulent selon des scenarii identiques. Non seulement ils provoquent mais attisent, inévitablement, la confrontation avec l'Occident. On peut dire que cela profite aux politiciens qui veulent instaurer de nouvelles sanctions contre la Russie, et il est évident qu'en Russie certains bénéficient de ce conflit, ce sont les forces conservatrices qui peuvent exercer une influence sur le président Poutine ». Un autre trait commun entre ces opérations est qu'à la différence des espions traditionnels, les agents responsables ne craignent plus d'être découverts, soulignent Andreï Soldatov et Irina Bogoran, « les règles ont changé, le Kremlin n'était pas aussi furieux, après l'échec de Salisbury [l'empoisonnement des Skripal – ndr], que ce à quoi s'attendaient la plupart des experts ». Nous sommes en présence d'une « franchise nouvelle », relève Andreï Kolesnikov qui « se moque du chapitre de la Constitution sur les droits et libertés de l'homme et du citoyen, des normes de décence et de conscience, et plus encore de l'opinion occidentale ».

« Les Siloviki ne se préoccupent pas de gagner les élections et l'opinion, leur mission est de maintenir la stabilité politique et d'étouffer par tous les moyens toute expression de mécontentement de la population », marque Tatiana Stanovaïa. S'ils ne rencontrent pas de résistance, les Siloviki vont inévitablement pousser leur avantage, prévient cette experte, ce qui veut dire accentuer la pression sur A. Navalny et la lutte contre les menaces, réelles ou imaginaires. Toutefois, l'élite dirigeante russe n'est pas « monolithique », précise la politologue, qui distingue trois factions : les Siloviki, le clan incarné par le Département de politique intérieure de l'AP chapeauté par Sergueï Kirienko (structure en perte d’influence au profit des Siloviki depuis les manifestations de 2019 dans la capitale) et qui aurait préféré qu'A. Navalny reste à l'étranger, et enfin les représentants du monde économique, souvent proches de V. Poutine, moins influents sur les décisions prises au quotidien mais désireux d'éviter une confrontation avec l'Occident. En 2019, rappelle T. Stanovaïa, un représentant du complexe militaro-industriel, Sergueï Tchemezov, avait recommandé l'inclusion de l'opposition non systémique dans le jeu politique.

Le monde des affaires craint l’isolement de la Russie

Récemment, d'autres responsables importants de sociétés russes ont mis en garde contre une dérive autoritaire. Le dirigeant d’Alfa Bank Oleg Syssouev redoute une escalade (« cercle vicieux, qui ne peut que causer beaucoup de malheurs ») et invite le pouvoir à autoriser l'accès du champ politique à l'opposition : A. Navalny a été candidat, une fois, à la mairie de Moscou, sans que cela ne cause de catastrophe, rappelle-t-il. La moitié de l'avionique du MC-21, le nouveau modèle de la firme Soukhoï, est fabriquée à l'étranger, note encore O. Syssouev. C'est également le message d’Alexeï Mordachov : pour le propriétaire de Severstal, la Russie ne peut vivre repliée sur elle-même, « près de la moitié du budget russe provient des taxes sur les revenus du gaz-pétrole, l'économie russe est imbriquée dans l'économie mondiale, des secteurs comme l'énergie, les machines-outils, la métallurgie seraient à l'arrêt s'ils ne pouvaient plus exporter. […] La mise en autarcie de la Russie est impossible, elle provoquerait une catastrophe économique totale ».

 

Andreï Kolesnikov voit la situation en « noir et blanc » (« le clivage passe par A. Navalny ») : il ne peut être question de scission, l’élite dans son ensemble ayant lié son sort à celui de V. Poutine « jusqu'à la tombe ». Il n'y a, selon le chercheur de la Carnegie, « aucun signe de schisme au sein de l'élite et il est peu probable qu'il en apparaisse dans un proche avenir ». Son collègue Alexandre Baounov s’étonne néanmoins que l'UE n’ait pas distingué entre les « Siloviki faucons » et les « libéraux systémiques » en sanctionnant, pour l'empoisonnement d'A. Navalny, l’ancien Premier ministre Sergueï Kirienko. Peu importe que les tentatives d'une partie de l'establishment russe pour nouer des contacts avec A. Navalny soient ou non avérées, observe le politologue libéral Fiodor Kracheninnikov, « V. Poutine va soupçonner son entourage et tous ceux qui représentent quelque chose dans la politique et dans les affaires. À l'évidence, il faut s'attendre à un contrôle renforcé, explicite et occulte, sur les fonctionnaires et les entrepreneurs et à des demandes croissantes de preuves de loyauté et de soumission. […] Comme souvent dans l'histoire, c'est la crainte d'une scission interne de l'élite qui peut finalement la précipiter ». « Le principal résultat de 2020 », observe T. Stanovaïa, « c’est la 'criminalisation' de l'opposition non systémique », avec laquelle les « méthodes politiques » ne sont plus de mise.

 

Vignette : Alexeï Navalny (source : fbk.info).

* Bernard Lhotellier est ancien fonctionnaire du MEAE.

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