Les investissements occidentaux dans l’audiovisuel d’Europe centrale et orientale

Avec le démantèlement, en 1989, du rideau de fer, se sont ouverts de nouveaux territoires d'intervention pour des groupes multimédias occidentaux entrés, au même moment, dans une phase de concentration et d'expansion sans précédent. Dans le monde de l'après-guerre froide, « le marché des idées n'a d'autres limites que celles de l'imagination » s'enthousiasme le Rapport annuel 1990 de Time-Warner (Time-Warner, 1990).


Accusés avant 1989 d'être des agents de « la guerre idéologique de l'impérialisme » (Mattelart, 1995), les groupes multimédias occidentaux, forts de leurs capitaux et de leur savoir-faire, accompagneront dès 1990, sous différentes formes, l'introduction des médias d'Europe centrale et orientale dans l'orbite de l'économie de marché.

Les « radio-conquistadors »

Parmi les premiers acteurs à se lancer, dès le lendemain de la chute du Mur, à la « conquête de l'Est », terres audiovisuelles considérées comme « vierges », figurent les radios privées françaises, riches de leur expérience acquise lors de la libéralisation des ondes au début des années quatre-vingt. Les « média-conquistadors », puisque c'est ainsi que ces entrepreneurs aiment à se représenter, partent à l'assaut d'un Eldorado en modulation de fréquence, sans attendre la mise en place de nouvelles réglementations.

Europe Développement, le groupe d'Europe 1, crée d'abord en mars 1990 à Prague, une petite sœur tchèque d'Europe 2, Evropa 2, avant de se voir attribuer en 1993 une licence nationale pour la radio Frekvence 1, établie sur le modèle d'Europe 1 avec des partenaires tchèques. Fun Radio, alors encore possédée par Robert Hersant - elle sera rachetée à partir de 1993 par la Compagnie Luxembourgeoise de Télédiffusion (CLT) -, fonde trois clones début 1990, à Bucarest, Cracovie et Bratislava. La maison-mère de RTL crée une radio à Prague, RTL City Radio, revendue depuis, et sa filiale belge, Radio Contact, inaugure en 1990 une station à Bucarest.

Profitant de la demande en faveur de hits anglo-saxons, nourrie par des décennies de contingentement, ces radios privées, du moins celles au format musical, se contentent, dans un premier temps, de rediffuser leurs émissions d'origine, publicités comprises, sans les traduire et sans produire de programmes en langue nationale. Frédéric Thuard, alors secrétaire général d'Evropa 2, évoque cette période : « Quand nous avons commencé d'émettre en mars 1990, nous avons fait ce que toutes les radios françaises faisaient, c'est-à-dire simplement retransmettre par satellite le signal français à Prague. C'était amusant d'entendre à Prague les publicités de Conforama et de Coca-Cola en français » (in Autissier et Mattelart, 1993).

Très vite cependant les attentes des auditeurs, comme la concurrence des radios de type commercial locales, obligent les opérateurs étrangers à adapter leurs formats radiophoniques aux réalités des pays investis : en particulier à former et employer du personnel local, et à diffuser dans la langue nationale. Ce qui ne signifie pas que ces radios consacrent une large part de leurs programmes à la diffusion de rythmes nationaux. Ceux-ci sont largement évincés au profit, comme ailleurs, des tubes anglo-saxons.

Par leurs investissements et les transferts de savoir-faire qu'ils opèrent, Europe Développement, Fun Radio, comme la CLT (intégrée aujourd'hui dans RTL Group), participeront, à des degrés divers, à la recomposition des paysages radiophoniques nationaux. Soit en implantant des stations couronnées de succès : Frekvence 1 et Evropa 2 ont, en 2001, respectivement la troisième et la cinquième part d'audience en République tchèque ; Europa FM, établie en mai 2000 par Europe Développement en Roumanie, réalise la deuxième part d'audience dans ce pays, devant Radio Contact. Soit en posant les bases de ce qui deviendra une radio nationale d'envergure : telle la station Fun de Cracovie, embryon à partir duquel se développera RMF FM, première station privée généraliste, aux capitaux nationaux, en tête du classement des audiences en Pologne en 2001 (IP, 2002).

Aux côtés de ces investisseurs de la première heure, ont pris place d'autres, tels Eurocast, basé à Berlin, qui contrôle Radio Impuls, première station privée tchèque, et Metro Media, groupe américain qui contrôle, outre Juventus en Hongrie, deux radios en République tchèque.

Par ailleurs, les radiodiffuseurs publics occidentaux - tels que Radio Free Europe, la Deutsche Welle, le BBC World Service, la Voix de l'Amérique ou Radio France Internationale (RFI) -, acteurs historiques de la guerre froide, seront, dès 1990, autorisés à diffuser en modulation de fréquence dans la plupart des pays d'Europe centrale et orientale et multiplieront les accords de fourniture de programmes. RFI s'efforcera même de créer, au lendemain de la chute du Mur, des radios dites « bi-culturelles et bilingues » avec des partenaires locaux, notamment en Roumanie et en République tchèque.

La fourniture de programmes télévisés

Les télévisions privées et publiques occidentales participeront elles aussi, à partir de 1990, à la recomposition des différents paysages télévisuels nationaux : elles seront invitées, dans un contexte de pénurie de financements et de méconnaissance du marché, à prodiguer d'abord leurs programmes et leur savoir-faire, puis leurs capitaux.

Pour répondre à la faiblesse du pouvoir d'achat des ex-télévisions d'État, différentes télévisions publiques européennes sont intervenues dont la Sept-Arte. Avec pour mot d'ordre : « L'Europe audiovisuelle ne doit pas devenir le monopole de Murdoch et de Berlusconi ». Dès 1990, la Sept a entrepris de fournir gratuitement jusqu'à quarante heures mensuelles de programmes aux télévisions publiques hongroises, polonaises, roumaines, tchèques et slovaques. De même que la banque d'images Canal France International (CFI) qui leur offrira gratuitement plusieurs heures de programmes quotidiennes. La chaîne francophone TV5-Europe quant à elle, en plus d'émettre sur les réseaux câblés de ces pays, disposera en Roumanie d'un relais hertzien sur Bucarest - où elle créera un « studio école » - et diffusera par voie hertzienne en Bulgarie sur Sofia.

En l'absence de devises, des solutions de troc (programmes contre espaces publicitaires) seront également mises en place entre les chaînes publiques de la région et les distributeurs étrangers, notamment américains.

Une étude sur la présence des « programmes occidentaux de télévision dans l'Europe de l'Est », notamment en Bulgarie, en Roumanie et en Slovaquie, menée en 1995, le confirme : le service public, « loin d'être un garant de la culture nationale [...], face à la crise budgétaire, fait de plus en plus appel aux productions étrangères, afin de pallier les difficultés de sa programmation » (Coman, 1996).

Si, dès les premiers mois de 1990, les télévisions publiques d'Europe centrale et orientale s'ouvrent largement aux images du monde, il faudra attendre plus longtemps pour que soient autorisés les investissements étrangers dans la télévision hertzienne : les « télé-conquistadors » suscitent visiblement, dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, plus de craintes que les « radio-conquistadors ».

Il est cependant difficile de faire la part dans cette relative prudence à l'égard des investissements étrangers, en matière de télévision, de ce qui relève de la volonté de contrôler politiquement le très stratégique petit écran - permanence des réflexes instrumentalistes oblige -, et de ce qui relève de la volonté de préserver un secteur culturel, jugé vital, de l'influence étrangère.

Nul doute que la privatisation, parfois sauvage, de la presse des pays d'Europe centrale ait mis les gouvernements en garde. Springer, Bertelsmann, Waz, Bauer, Ringier et consorts : plus de la moitié du marché de la presse en Hongrie, en République tchèque, en Pologne et en Slovaquie serait, au milieu des années quatre-vingt-dix, contrôlé par de grands groupes de presse internationaux (Frybes, 1996 ; pour des données plus récentes, voir European Federation of Journalists, 2003).

Le développement du câble et du satellite, dans un relatif vide réglementaire, permettra néanmoins à différents groupes multimédias - à commencer par le plus important d'entre eux, Time-Warner - de prendre pied dans le secteur télévisuel d'Europe centrale et orientale, avant même l'établissement de lois sur l'audiovisuel. Ainsi, Time-Warner proposera-t-il une version magyare de Home Box Office en 1991, avant de décliner la célèbre chaîne câblée dans l'ensemble des pays de la région.

Les investissements directs dans la télévision

Les « télé-conquistadors » n'auront cependant pas longtemps à attendre pour investir la nouvelle frontière européenne. C'est en République tchèque qu'a été inaugurée la première télévision privée hertzienne nationale (légale) d'Europe centrale et orientale, en février 1994 : TV Nova - contrôlée majoritairement à sa création par la société américaine Central European Media Enterprises (CME), fondée par Ronald Lauder, l'industriel des cosmétiques.

Le scénario à succès établi par TV Nova se reproduira, à des degrés divers, dans les différents pays de la région. Tirant parti de la soif d'entertainment attisée par les interdictions passées, la chaîne bâtira sa réussite, au moins dans un premier temps, sur la diffusion massive de fictions TV américaines ou de films hollywoodiens. Elle compte pour 44,2% de l'audience en 2002. (Les chiffres de parts d'audience des chaînes en 2002 donnés ci-après sont extraits de IP, 2003). « Le "format américain" de la chaîne explique une grande part de ce succès », commente le sénateur Jean Cluzel dans son enquête sur l'audiovisuel en Europe centrale et orientale. TV Nova « peut se définir comme une chaîne tchèque "à l'occidentale" » (Cluzel, 1995-1996).

En Pologne par contre, marché télévisuel fort de près de 40 millions d'habitants, l'unique fréquence hertzienne nationale disponible sera offerte en janvier 1994 à une société 100 % polonaise, Polsat, propriété du milliardaire polonais Sygmunt Solorsz. Polsat (17,4 % de l'audience nationale en 2002) diffusait déjà son programme - fictions hollywoodiennes, telenovelas brésiliennes, séries italiennes essentiellement, doublées en voix off - depuis 1992 par satellite à partir des Pays-Bas. Canal+ et ses partenaires polonais se verront au même moment confier un réseau multivilles d'une dizaine de fréquences locales sur lequel la chaîne payante française diffusera une déclinaison polonaise, Canal+ Polska, jusqu'en 2001, année de la cession du réseau.

En Hongrie, l'une des deux fréquences hertziennes nationales attribuées à des télévisions privées a été confiée à RTL Klub, propriété de RTL Group qui diffuse depuis octobre 1997 et fait, en 2002, 31 % de l'audience nationale. Scandinavian Broadcasting System (SBS) bénéficie de l'autre fréquence nationale sur laquelle diffuse, depuis 1997, tv2 qui recueille, elle, 30,8 % de l'audience nationale.

En Bulgarie, la première fréquence hertzienne nationale privée sera accordée au groupe de Rupert Murdoch, News Corporation. Inaugurée en juin 2000, bTV compte en 2002 pour 36,3 % de l'audience.

La société Central European Media Enterprises, à l'ambition régionale, a réédité le succès de TV Nova en Roumanie et en Slovaquie. Pro TV, première chaîne privée roumaine, contrôlée en association avec le groupe roumain Media Pro International (qui possède également une radio, Pro FM), lancée en décembre 1995, bien que ne couvrant que 70 % du territoire, réalise en 2002 15,2 % de l'audience nationale. En Slovaquie, TV Markiza, créée avec des partenaires locaux, inaugurée en août 1996, s'adjuge, en 2002, 41,2 % de l'audience nationale.

Autre grand acteur de la télévision hertzienne en Europe centrale et orientale, SBS qui, outre ses investissements en Hongrie, a des parts dans TVN, deuxième télévision privée polonaise, et dans la chaîne commerciale roumaine Prima TV.

La « conquête de l'Est » n'est cependant pas sans obstacles : en attestent les déboires de Central European Media Enterprises. Un grave conflit opposera ainsi, à partir de 1999, CME à son partenaire tchèque, détenteur de la fréquence de TV Nova, qui l'obligera à se dessaisir du fleuron du groupe, moyennant compensation.

La «conquête de l'Est » passe également par les marchés du câble et du satellite. Le câblo-opérateur United Pan-Europe Communications (UPC), aux capitaux américains, l'a bien compris qui a investi dans les principaux pays d'Europe centrale et orientale. Pays qui bénéficient par ailleurs des déclinaisons nationales, au moins sous-titrées, des HBO, Eurosport, Discovery, Hallmark et autres MTV ou Viva. Sans oublier la création, par Canal+, en 1998, d'un bouquet numérique sur le marché polonais.

Si les investissements directs de groupes occidentaux dans la télédiffusion participent à la recomposition en profondeur des paysages télévisuels nationaux, il ne faut pas négliger l'importance d'autres investissements, en amont, opérés, pour certains d'entre eux, avant même ces différentes vagues de privatisation.

À commencer par les investissements des sociétés spécialisées dans la mesure de l'audience. C'est en avril 1994 que la société AGB Hungary, filiale de AGB Italia, a introduit le premier système de mesure électronique de l'audience sur le marché télévisuel hongrois, alors largement dominé par les deux chaînes publiques hongroises. C'est en juin 1997 que la société britannique Taylor Nelson introduira ce type de mesure en République tchèque. C'est la même année que les audimètres de Taylor Nelson et d'AGB Italia feront irruption sur la marché polonais. En Roumanie, AGB a introduit ces systèmes de mesure électroniques en 1998. En Europe centrale et orientale, comme en Europe occidentale, souligne l'étude Television 97 réalisée par IP, « l'industrie de la mesure de l'audience jouit d'une position d'influence considérable. C'est un facteur déterminant dans l'allocation des dépenses publicitaires, [l'élaboration] des grilles de programmes, l'achat de droits, etc. » (IP, 1997).

Le rapport que consacre la Fédération européenne des journalistes aux « empires [médiatiques] de l'Est » peut de cette façon conclure à « une solide présence des médias transnationaux dans les pays d'Europe centrale et orientale » (European Federation of Journalists, 2003).

À l'heure de la déréglementation

Investissements directs, partenariats, fourniture de programmes, tous participent à l'importation en Europe centrale et orientale d'un modèle audiovisuel inspiré par les tendances lourdes de la déréglementation en Europe occidentale, caractérisé par la concentration, la multiplication des supports, la commercialisation, la logique de l'audience et la prégnance du divertissement - modèle qui est, bien entendu, approprié en fonction de contextes politiques ou économiques et de cultures audiovisuelles bien spécifiques.

L'importation de ce modèle s'accompagne de ses différents ordres de dépendance, en matière de capitaux, de savoir-faire et de contenus, à l'égard de ceux qui ont appris à épouser les besoins présumés des audiences.

Parmi les meilleurs ratings de la télévision en 2002 dans les pays d'Europe centrale et orientale, reviennent avec insistance déclinaisons locales de concepts transnationaux (Who Wants To Be a Millionaire ?, Big Brother…), productions hollywoodiennes tant télévisées (Urgences, Walker Texas Ranger…) que cinématographiques (Indiana Jones, Rush Hour…), fictions austro-allemandes (Kommissar Rex), ainsi que telenovelas mexicaines ou argentines.

Cependant, si, dans une première phase, les pays d'Europe centrale et orientale ont été largement dépendants à l'égard des programmes étrangers, certains d'entre eux, comme la Pologne, la Hongrie, ou la République tchèque, semblent être entrés, depuis la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, dans une nouvelle phase marquée certes encore par un important taux de dépendance, mais également par l'essor d'une production nationale, fortement inspirée par les savoir-faire américains, allemands, voire mexicains, et plébiscitée par les téléspectateurs. L'évolution de TV Nova qui, après avoir largement exploité le filon hollywoodien, produit désormais ses propres sitcoms, est à cet égard significative. En Pologne, Klan et Zlotopolscy, diffusés par les chaînes publiques, ont détrôné en termes d'audience les telenovelas dont ils s'inspirent.

Le « Top 10 Series » établi par IP illustre le succès de ces programmes nationaux dans certains pays. Ainsi, parmi les dix meilleures audiences réalisées en 2002 par des fictions télévisuelles, on compte pas moins de neuf fictions nationales en Pologne et trois en République tchèque (IP, 2003). Un journaliste de Prague, étudiant les programmes télévisuels de la région, résume ce phénomène : « Les téléspectateurs de l'Est apprécient les fantaisies de la vie en Floride ou en Californie, mais ils ont aussi besoin de leurs divertissements-maison - même si le format est souvent emprunté à l'Ouest » (Rutland,1996).

 

Références des documents cités

Autissier Anne-Marie et Mattelart Tristan (dir.), Entre État et marché : audiovisuel et cinéma en Europe centrale et orientale, Eurocréation, 1993, Paris.
Cluzel Jean, L'audiovisuel en Europe centrale et orientale : quelles perspectives pour la France ?, Rapport d'information du Sénat n°322, 1995-1996, Paris.
Coman Mihai, « Les programmes occidentaux de télévision dans l'Europe de l'Est », Réseaux, n°78, 1996, Issy-les-Moulineaux.
European Federation of Journalists, Eastern Empires. Foreign Ownership in Central and European Media : Ownership, Policy Issues and Strategies, 2003, Bruxelles.
Frybes Marcin, « La presse quotidienne en Europe centrale », L'autre Europe, n°32-33, 1996, Paris.
IP, Radio 2002. International Key Facts, 2002, Paris.
IP, Television 97. European Key Facts, 1997, Paris.
IP, Television 2003. International Key Facts, 2003, Paris.
Mattelart Tristan, Le cheval de Troie audiovisuel. Le rideau de fer à l'épreuve des radios et télévisions transfrontières, PUG, 1995, Grenoble.
Rutland Peter, "What Are They Watching?", Transition, 19 avril 1996, Prague.
Time-Warner, Rapport annuel 1990, 1990, New York

Vignette : logo de la station EVROPA 2 en République tchèque (EVROPA 2)
Par Tristan MATTELART

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