Alors que la presse et les médias russes n'échappent plus au contrôle du pouvoir, la littérature demeure le champ d'expression d'une pensée déliée de contraintes. Invités d'honneur du Salon du livre, qui s'est tenu à la porte de Versailles du 18 au 23 mars 2005, les auteurs russes ont clamé leur indépendance devant un public pourtant averti des démêlées de certains d'entre eux avec la justice.
"Ecrire sous Poutine". Les écrivains invités, le 19 mars, à ce débat organisé par le journal Le Monde dans le cadre du Salon du livre, se sont empressés de démonter un présupposé implicite de l'intitulé de la discussion : "Je ne vis pas 'sous Poutine'", explique Mark Kharitonov, auteur de L'Approche (1). "En France, parle-t-on d'écrire 'sous Chirac'? Quand j'ai reçu l'invitation à ce débat, à Moscou, j'ai d'abord eu envie de refuser. J'ai écrit à l'époque de Brejnev, à celle d'Elstine, maintenant à celle de Poutine. Mais pour moi, il s'agit d'écrire la modernité: voilà le thème éternel de la littérature." Les successeurs de Soljenitsyne, écrivain soviétique dissident, devenu un classique de son vivant pour une œuvre littéraire indissociable de ses prises de position, n'ont clairement pas pour but de dénoncer le régime actuel.
L'objet de la littérature, disent ces écrivains, ne saurait se réduire à la politique. Pour autant, aucun d'eux ne nie le rapport étroit qui existe entre l'une et l'autre. "Je déteste les choses politique, mais les choses politiques ont provoqué l'écriture de mes romans", reconnaît Andreï Kourkov, dont le plus récent roman, Le dernier Amour du Président (2), évoquait, dès 2002, avec une clairvoyance prémonitoire, l'empoisonnement d'un dirigeant ukrainien. Toile de fond, contexte de l'écriture et de la modernité, la politique nourrit, sans dire son nom, des écrivains qui s'inspirent de la réalité quotidienne, "des conversations dans le bus, des informations entendues à la télévision".
Pour peu qu'on s'y attarde, la modernité décrite par ces auteurs vaut bien le jugement des dirigeants qu'ils refusent de formuler expressément. La situation n'est pas reluisante. La guerre est l'un de leurs thèmes de prédilection. Dans L'Approche, le vieux héros de la Seconde guerre mondiale, de Mark Kharitonov, découvre avec stupéfaction que les jeunes gens d'aujourd'hui font eux aussi la guerre, en Afghanistan, en Serbie, en Tchétchénie: "Mon roman évoque la musique affreuse de notre temps", résume l'auteur. "En 1998, ces passages sur la guerre auraient peut-être eu besoin de commentaires explicatifs. Aujourd'hui, cela fait partie de notre quotidien."
Revenu de Tchétchénie avec le visage entièrement brûlé, le personnage d'Andreï Guelassimov, un jeune homme d'une vingtaine d'années, erre de gare en gare, avec deux anciens compagnons de combat, à la recherche du quatrième rescapé de leur équipage de tankistes. "Quand j'ai écrit La Soif (3), explique l'auteur, je voulais montrer la différence qui existe entre la guerre qu'ont vécue nos grands-parents, et la guerre en Russie aujourd'hui. La différence réside dans l'idée de la Victoire. La victoire sur le fascisme était l'objectif final de nos grands-parents, et dans les années 1970, j'ai été éduqué selon la vérité pédagogique soviétique qu'il n'y aurait plus jamais de guerre. Mais ce thème a disparu des événements qui ont lieu dans le Caucase aujourd'hui. La guerre a perdu tout sens. Mon personnage essaie de lui en trouver un."
L'art de la dérision
Absurdité: le mot revient comme un leitmotiv. Kafka est le maître dont plusieurs se réclament. "Après l'effondrement des structures soviétiques, le sentiment de la liberté est devenu difficile à assumer, dans un monde où il n'y a ni règle, ni sens, ni valeur. La situation aujourd'hui est insupportable. La télévision diffuse des images de violence, de cadavres, de sang et les gens la regardent sans pouvoir rien y changer. Qu'est-ce que Kafka aurait écrit à ce sujet ?"
Le ton de cette littérature contemporaine, dont la filiation avec Gogol -plutôt que Soljenitsyne- se fait jour au fil des pages du Pingouin, premier succès français d'Andreï Kourkov (4), ou des Dernières Nouvelles du bourbier, d'Alexandre Ikonnikov (5) est volontiers fantastique, parfois surréaliste, souvent drôle. "Je pratique la satire depuis les années 1980: j'adore l'humour noir", indique Andreï Kourkov, expert dans l'art de la dérision et des enquêtes loufoques. "Phase ultime de l'absurdité", son roman, Le Caméléon, parodie le jargon idéologique pour mieux défier les idées reçues: "Le patriote absolu ne reconnaît ni majorité nationale ni minorité nationale. Son amour de la femme est plus fort que son amour de la patrie, car une femme qui t'aime en retour est le symbole de la patrie, l'idéal du patriote absolu." (6)
A l'heure où le nationalisme s'affirme comme le fond de commerce d'une classe politique dominante connue pour ses excès d'autoritarisme, serait-il donc permis de tourner en ridicule des idées aussi sensibles que celles de la patrie et des minorités nationales? Les écrivains échapperaient-ils aux pressions qui pèsent aujourd'hui sur l'ensemble des médias russes? "En ce qui concerne la télévision et la presse, les pressions augmentent, mais la censure n'existe pas pour la littérature", affirme Mark Kharitonov. "On peut tout écrire, et tout peut être publié, y compris sur Internet. La seule censure est financière."
"D'ailleurs", ajoute Andreï Guelassimov avec un soupçon d'ironie, "le pouvoir ne s'occupe pas trop des écrivains. La vie de nos dirigeants est tellement remplie, que notre activité ne les intéresse pas! Lorsque nous avons été reçus, hier, par Jacques Chirac à l'Elysée en présence du président russe, Poutine a exprimé son étonnement de voir le président français inviter des écrivains russes. Aucun écrivain russe ne pourrait rêver être invité au Kremlin! La littérature et le pouvoir existent séparément en Russie aujourd'hui. Le mariage fut long pendant la période soviétique, mais c'est maintenant terminé."
Le cas Sorokine
La liste des auteurs invités par la France a été soumise au contrôle des autorités russes. L'un d'entre eux, Alexandre Ikonnikov, pourtant auteur de succès plutôt caustiques (7), n'a pas été jugé "représentatif": publiées par un éditeur berlinois, ses œuvres sont en partie écrites en allemand et tendent à échapper au contrôle des autorités. Mais l'époque de la dissidence semble, elle aussi, bel et bien terminée. A 84 ans passés, Soljenitsyne est resté en Russie pour raison de santé (8) et plusieurs auteurs populaires comme Boris Akounine (9) ont craint de s'ennuyer dans cette manifestation culturelle. Et, en dépit du peu de sympathie professée envers le personnage de Vladimir Poutine, tous les auteurs invités à l'Elysée en même temps que le président russe ont répondu présent à l'invitation de Jacques Chirac. La présence d'Andreï Kourkov, problématique en raison de son analyse de la domination soviétique et russe en Ukraine, dans Le dernier Amour du Président, a fini par être acceptée. Même le turbulent Vladimir Sorokine, toujours prompt à créer le scandale, a assisté aux réjouissances.
En 2002, l'auteur de La Glace (10), a pourtant été traduit en justice pour "pornographie", lors de la sortie d'un premier roman très cru, Le Lard bleu, non encore traduit en français. Début mars 2005, il crie à la censure "stalinienne" lorsque la Douma se saisit du livret d'opéra qu'il vient de composer pour le Bolchoï, Les Enfants de Rosenthal. La "vérification" du texte est en cours. Il y a fort à parier que, dans ce temple du conservatisme qu'est la Chambre du Parlement, l'histoire des clones de Tchaïkovski, Mozart, Moussorgski, Wagner et Verdi, écrite à la manière de Sorokine -une férocité psychopathologique- sur une musique du compositeur contemporain Leonid Dessiatnikov, ne soit pas jugée par les députés tout à fait "acceptable du point de vue de la moralité publique". Mais le célèbre théâtre moscovite semble bien décidé à se départir de ses sempiternels Gisèle et Lac des Cygnes!
Sorokine, qui revendique Rabelais, Sade et Céline comme maîtres d'écriture, fait aujourd'hui figure d'enfant terrible de la littérature. Ce Michel Houellebecq de la Moskova cultive une réputation sulfureuse. Les personnages de ses romans côtoient la folie furieuse, dans des mondes fantastiques portés par une langue fiévreuse, chirurgicale et jubilatoire. Quant à ses démêlées avec les jeunesses poutiniennes ("Ceux qui marchent ensemble") qui brûlèrent Le Lard bleu en place publique en raison d'une scène de sadomasochisme entre Staline et Khrouchtchev, elles lui confèrent en fin de compte une notoriété opportune.
Le parfum de scandale a provoqué des rééditions, les ventes ont explosé, les éditeurs étrangers achètent les droits pour la traduction. Sorokine est dans l'air du temps. Cet effet de mode agace certains de ses pairs. Car dans son propre pays, Sorokine dépasse malaisément les cercles intellectuels de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Le mariage de la littérature et du pouvoir est peut-être terminé, mais "malheureusement, celui de la littérature et du peuple l'est aussi", constate Marina Vichnevetskaïa (11). "Les gens connaissent mal la littérature, lisent peu, et les tirages sont peu nombreux. On a le sentiment que les livres aujourd'hui n'ont pas la même valeur que les médias."
Par Marie-Anne SORBA
(1) Fayard, 2004.
(2) Liana Levi, 2005.
(3) Actes Sud, 2004.
(4) Le Seuil, 2005.
(5) Le Seuil, 2004.
(6) Le Seuil, 2004.
(7) Dernières nouvelles du bourbier, Le Seuil/ L'Olivier, 2003 et Lizka et ses hommes, L'Olivier/ Le Seuil, 2004.
(8) Esquisses d'exil, Fayard, 2005.
(9) Les différents épisodes des aventures de l'inspecteur Fandorine, sont publiées par les éditions 10/18 depuis 2003.
(10) L'Olivier, 2004.
(11) Y-a-t-il du café après la mort ? suivi de Les Moineaux, Actes Sud, 2005.