L’Est dans le chaos informatif

Après le foisonnement des années 1990, les secteurs de la presse et de l'audiovisuel des nouveaux membres de l'Union européenne sont désormais dominés par les grands groupes internationaux, où les idées politiques et les spéculations financières font bon ménage.


Les médias des pays d'Europe centrale et orientale ont-ils participé de la démocratisation depuis la chute du mur de Berlin ? Invitée d'un "débat du citoyen" consacré à "l'information en Europe aujourd'hui" organisé le 15 mars 2005 par l'Association des historiens et par le Sénat, Mayela Kobierska, chercheuse de nationalité polonaise associée au CNRS s'est attachée à montrer les limites d'une analyse " naïve " qui ferait des médias les artisans de la démocratie à l'Est. " Après la guerre froide, le monde des médias était totalement désorganisé : personne n'avait prévu un effondrement aussi violent des régimes. Du coup, le processus de développement de la contestation a été un peu manichéen, statique. L'apparition des nouvelles technologies, le retrait brutal de l'Etat des domaines économiques et idéologiques, ainsi que la globalisation ont entraîné un décalage, dans les discours, entre les projets de reconstruction et le monde tel qu'il était en réalité. "

Très tôt, la presse et le secteur audiovisuel se trouvent confrontés à une limite de poids : dépourvu de cadre, un capitalisme sauvage s'empare des secteurs de l'information laissés vacants par l'Etat. Le processus est le même en Europe centrale et orientale que dans les pays de l'ex-Union soviétique : les stratégies de privatisation ont été très sélectives, ne touchant guère plus de 15 % de la population globale. La société bipolaire qui se dessine, le fossé croissant entre les riches et les pauvres ne correspond pas tellement aux aspirations premières des populations.

Comme en Russie, une oligarchie émerge sur les débris de l'économie communiste. " Le phénomène a touché les médias dès les années 1990 ", explique Mayela Kobierska. " Dans un premier temps, les journaux ont été privatisés sous la forme de coopératives. Puis, ils ont été vendus ou donnés gratuitement à ceux qui voulaient bien s'en occuper. C'est à ce moment-là que les prises de capital par des groupes étrangers ont eu lieu. A l'heure actuelle, les médias polonais, tchèques et hongrois sont dominés par de grands groupes internationaux. "

De Solidarnosc à Wall Street

Cette évolution semble irrésistible. Après l'abolition du monopole d'Etat, le groupe Agora, animé par le dissident polonais Adam Michnik, bénéficie de la gratuité de l'imprimerie et de la vente à l'encan des biens nationaux. Une société d'actionnaires est créée. Son beau dynamisme économique attire peu à peu les capitaux étrangers. Aujourd'hui, le groupe de presse et de communication Agora SA est côté aux bourses de Londres, New York et Varsovie. Dans le même temps, un mélange douteux entre les médias et la classe politique a lieu. " Dans les années 1990, plusieurs chaînes ont été rachetées par des politiciens qui se sont mis à les utiliser à leurs propres fins ", ajoute Mayela Kobierska.

" A partir de 1995, le développement des chaînes privées, de la télévision numérique et des médias alternatifs a accéléré le mouvement de marchandisation de l'information. " Le quotidien polonais Gazeta Wyborcza, créé par le même Adam Michnik à l'époque des victoires de Lech Walesa, sélectionne aujourd'hui son public, plus proche à l'heure actuelle des lecteurs néo-libéraux du Figaro magazine que des anciens révolutionnaires de Solidarnosc. " Dans ces conditions, on voit mal comment les médias auraient pu contribuer à la démocratisation. " Il existerait cependant une corrélation entre le développement des nouvelles technologies de l'information et la démocratisation : en 2004, le taux d'internautes ukrainien est de 4 % contre 25 % en Pologne.

Un monde à réinventer

Rapidement cependant, ce modèle a montré les limites de son fonctionnement. Rompus aux discours de propagande de tous les bords, les lecteurs boudent aujourd'hui les kiosques à journaux. Le sentiment que les médias, "dépassés par une avalanche de phénomènes mondiaux", n'éclairent plus les évolutions du monde, est largement répandu. "L'interpénétration des mondes politiques, économiques et médiatiques a créé un véritable chaos informatif dans les pays d'Europe de l'Est." Pour Mayela Kobierska, " ce monde est à réinventer".

Vignette : Adam Michnik en 2018 (Adrian Grycuk, photo sous licence CC BY-SA 4.0)
Par Marie-Anne SORBA

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