Les musulmans dans l’Albanie post-communiste: aperçu des croyances et des pratiques dans le Devoll

Le Devoll regroupe quarante-deux villages autour de son chef-lieu Bilisht, dans le Sud de l'Albanie, à la frontière avec la Grèce. Ses 60 000 habitants sont en majorité musulmans (sunnites et bektachis), mais certains villages sont entièrement chrétiens orthodoxes, et les musulmans reconnaissent généralement qu'ils descendent eux-mêmes d'ancêtres chrétiens, et que les conversions à l'islam se sont produites jusqu'au début du 20ème siècle.


Les observations qui suivent ont été recueillies en 1995 et 1996 dans le cadre d'une recherche sur les relations entre les communautés religieuses et sur la façon dont la société est organisée le long d'une ligne séparant musulmans et chrétiens. Elles montrent que la façon dont les villageois albanais pratiquent l'islam et se perçoivent en tant que musulmans est en grande partie déterminée par l'expérience communiste de la seconde moitié du vingtième siècle. Le régime communiste s'est en effet attaqué aux institutions tout en laissant subsister des formes de religiosité souvent partagées par les chrétiens et les musulmans. L'existence de pratiques communes et le respect manifesté envers les croyances et les pratiques de l'autre communauté n'altèrent toutefois pas le sentiment d'une différence irréductible entre musulmans et chrétiens.

Des persécutions aux missions étrangères

Comme les autres confessions, l'islam a subi de graves dommages pendant la guerre menée par le régime communiste contre la religion. Les lieux de cultes ont été fermés en 1967 et souvent détruits à cette date ou plus tard, parfois après avoir été transformés en entrepôts. En 1996, aucune mosquée ancienne ne subsistait dans le Devoll, et une seule était en service, à Bilisht, inaugurée en 1995. A la disparition des lieux de culte s'est ajoutée celle des gens censés détenir un savoir religieux, les hoxhë. Certains ont été emprisonnés ou internés, et aucun n'a été remplacé. Si la rupture n'a sans doute pas été totale (certains savoirs étaient transmis, certains fêtes célébrées en secret, dans le cadre familial), une grande partie de la population a adhéré à l'athéisme officiel, qui apparaissait moderne et progressiste et représentait une libération. Aujourd'hui cependant un intérêt pour la religion se manifeste chez les plus jeunes, nés après 1967, et entretenu par l'arrivée de missions étrangères. Quelques musulmans du Devoll sont ainsi partis étudier dans des écoles religieuses de Turquie ou des pays arabes.

L'islam tel qu'il est pratiqué est mêlé de pratiques non-orthodoxes, plus proches de la magie, facilement stigmatisées comme superstitions au moment où, sous l'influence de l'idéologie communiste, la société albanaise se modernisait, s'industrialisait, se rationalisait. A cela s'ajoute l'idée que l'islam, en tant que religion apportée par les Ottomans est fondamentalement anti-moderne et représente un lien avec le passé et l'Orient. Aujourd'hui encore, la plupart des musulmans reconnaissent que leurs voisins chrétiens sont mieux placés pour faire face à la nouvelle période de modernisation et de progrès que représentent pour beaucoup d'Albanais la fin du communisme et l'ouverture à l'Europe. Le fait de croire peut donc représenter chez les musulmans une rupture avec le passé communiste; il peut aussi répondre à une recherche de repères et de solutions dans une période difficile. Il peut enfin répondre à une curiosité spirituelle chez les gens qui ont été élevés à l'époque où la religion était interdite. L'islam reste cependant problématique, en particulier dans le contexte de l'émigration vers la Grèce, et les années 1990 sont aussi une période de conversion des musulmans au christianisme.

L'année rituelle

Pour la plupart des musulmans du Devoll, l'année est rythmée par une série de fêtes, dont certaines sont d'origine religieuse: ainsi, à côté du Nouvel An et du Premier Mai, qui faisaient partie des grandes célébrations communistes, les musulmans fêtent le Jour de l'été (14 mars), le Sulltan Nevruz (22 mars), la Saint-Georges (6 mai) et, pour certains, "tiennent" le Ramadan et sacrifient le jour du Kurban Bajram. L'année rituelle est aussi marquée par les fêtes du calendrier chrétien: si la participation des musulmans n'y est ni générale ni systématique, les fêtes chrétiennes sont cependant connues de la plupart des musulmans, en raison de la coexistence des deux communautés et de la publicité donnée à certaines fêtes chrétiennes.

Dans la ville de Bilisht, chef-lieu du Devoll, où la mixité est plus prononcée, les voisins de l'autre confession sont souvent associés aux célébrations par le biais de visites et dons de nourriture préparée pour l'occasion, comme cela est le cas à Noël et à Pâques. Certaines fêtes sont communes, mais décalées dans le temps en raison d'un double calendrier: allaturka pour les musulmans, allafranga pour les chrétiens. Le Jour de l'été est ainsi fêté le premier mars par les chrétiens, le 14 par les musulmans (qui est le premier mars allaturka). Comme le montre cet exemple, les fêtes perçues comme musulmanes n'ont pas obligatoirement de contenu musulman et ne sont pas non plus d'aspect musulman. Elle font partie d'un fond pré-chrétien et pré-islamique commun à une grande partie des Balkans. La veille du Jour de l'été, il est d'usage d'allumer de grands feux dans chaque quartier de la ville ou du village, ou encore sur les collines d'où, la nuit tombée, ils apparaîtront de loin.

Les plus vieux se souviennent que les feux de l'été devaient être construits de branches de genévriers, mais aujourd'hui les vieux pneus fournissent un combustible satisfaisant. Ce sont surtout les enfants et les adolescents qui s'attardent autour des feux, jouant à les traverser d'un bond où, si le temps le permet, à envoyer des boules de neige à travers les flammes. Le lendemain, les femmes préparent un plat de fête, le fasulnik, un feuilleté fourré aux haricots secs (fasule) et les enfants se nouent autour des doigts, des poignets et du cou, des fils de couleur tressés (en général rouge et blanc) appelés verorkë, de verë, "été". Ils les garderont jusqu'à la Saint-Georges, fêtée par les musulmans du Devoll le 6 mai (23 avril allaturka). Même si le Devoll n'est pas une région d'élevage, la date est perçue, comme chez les populations de pasteurs des Balkans, comme le jour du départ du bétail vers les pâturages d'été.

A la Saint-Georges, les enfants se débarrassent donc de leurs verorkë du Jour de l'été et les accrochent aux arbres, afin que les hirondelles viennent et les emportent dans leurs nids. La Saint-Georges était interdite pendant le communisme, mais on raconte qu'auparavant les enfants étaient ce jour-là lavés dans de l'eau mêlée de fleurs cueillies dans les arbres fruitiers et les prés. Les enfants portaient également des couronnes de fleurs. La Saint-Georges est enfin un « bon jour » (ditë e mirë) pour les musulmans: l'âme des morts remonte à la surface et il est possible de communiquer avec les défunts. On se rend donc au cimetière, sur les tombes des proches, et on y laisse de petits gâteaux ronds appelés kulaçkë. Les femmes en distribuent à tous les morts, l'important étant de ne pas rentrer à la maison avec des gâteaux. La Saint-Georges est perçue comme une fête exclusivement musulmane, même si, comme le remarquent certains, son nom indique qu'il n'en a pas toujours été ainsi.

La religion musulmane a emprunté un peu partout. Elle est plus particulièrement associée aux Tsiganes, qui en font une fête plus importante encore, en allant pique-niquer sur les tombes, en musique. Les visites au cimetière ont continué pendant la période communiste. Comme l'expliquent Bedri et Elona, musulmans de Bilisht, « la fête était interdite pendant la communisme, ce n'était pas un jour férié. Les femmes pouvaient aller au cimetière si elles en avaient le temps et pouvaient distribuer des gâteaux, personne n'allait voir ce qu'elles faisaient au cimetière ».

Dans un pays où la consommation d'alcool est largement répandue et possède souvent une dimension rituelle, et où le souvenir des privations de la période communiste rend l'idée de jeûne incongrue, peu de musulmans font le Ramadan (ramazan). Pour les plus pieux, le Ramadan est quand même une période pendant laquelle il faut s'abstenir de consommer de l'alcool et de la viande de porc, mais pour la plupart, cela se réduit à l'apparition, à Bilisht et dans les villages, d'un joueur de tambour, souvent un Tsigane, qui annonce le lever et le coucher du soleil. Dans les cafés du village de Miras, les hommes attablés depuis le début de l'après-midi devant leur verre de raki et leurs boulettes de viande s'amusent, comme d'une attraction, de ce Tsigane qui vient leur jouer du tambour.

De la même façon, le Kurban Bajram ou Grand Bajram est peu célébré. Dans les familles où des personnes âgées ont gardé le souvenir et le respect des fêtes religieuses, il arrive que l'on sacrifie un animal. La veille de la fête, Bedri a tué une poule qui avait été « promise » en sacrifice et le jour même, son plus jeune fils s'est levé à cinq heures et demie, est passé chez ses grands-parents et s'est mis en route pour la mosquée avec son grand-père.

La cérémonie a commencé à six heures et demie, en arabe, en présence d'une petite dizaine d'hommes. Quelques enfants répétaient leurs gestes sur le côté gauche, les femmes étaient à l'étage. Les gens continuaient à arriver, en grande partie de jeunes enfants et des femmes. Beaucoup de celles-ci semblaient venir pour la première fois, sans savoir qu'elles devaient monter à l'étage. La plupart des hommes étaient hésitants, guettant les gestes des autres pour savoir ce qu'ils devaient faire. Il faut dire que la mosquée avait été inaugurée moins d'un an plus tôt, en juin 1995, et que son responsable, un ancien militaire originaire du nord du pays, en dehors de l'arabe inconnu des fidèles, parlait un dialecte albanais très différent de celui de la région.

Les vakef, lieux de la religiosité

Pour l'ensemble des musulmans du Devoll, la pratique religieuse se concentre en fait dans la fréquentation des lieux saints, les vakef. Le mot vakef (arabe waqf) désigne aujourd'hui dans le Devoll tout endroit « marqué » par une certaine forme de sacré. L'emplacement d'une ancienne mosquée, détruite pendant le communisme, pour peu qu'il soit marqué par une petite niche dans laquelle les gens du quartier allument des cierges, est appelé vakef. Une église ou une chapelle peut également être appelée vakef par les musulmans, et pour cette raison fréquentée par eux. Une pierre remarquable, si on lui attribue un pouvoir particulier, est un vakef, la tombe d'un homme saint, quelque soit sa confession, est aussi un vakef. Entre les villages de Sul et Miras se trouve un vakef formé d'une table de pierre. On y fait passer les enfants chétifs et on y laisse un peu d'argent ou un vêtement appartenant à l'enfant, pour qu'il prenne des forces et grandisse. La pratique était interdite pendant le communisme, mais les gens y allaient quand même, la nuit, en cachette.

Les vakef appellent en général deux sortes de pratiques. L'une, quotidienne, consiste à honorer le lieu saint lorsque l'on passe à proximité, en y allumant un cierge ou en y laissant un peu d'argent. L'autre, exceptionnelle, consiste à fréquenter le vakef à une date précise, ou en fonction d'une nécessité précise. La plupart des vakef sont honorés et parfois visités par les musulmans aussi bien que par les chrétiens. Ils sont l'illustration la plus marquante des pratiques multiconfessionnelles qui caractérisent la coexistence des chrétiens et des musulmans dans les Balkans. La fréquentation commune des vakef ne signifie pas que les uns et les autres y attribuent la même signification, ni qu'ils agissent de la même manière, même s'ils reconnaissent ensemble la valeur sacrée du lieu saint. A Satrivaç, le plus grand lieu saint du Devoll, chrétiens et musulmans visitent ce qui a été une église orthodoxe avant de devenir baraquement militaire pendant le communisme. Le lieu saint a repris du service au début des années 1990, sur l'initiative d'un musulman, et est réputé efficace pour les paralysés, les muets et les couples sans enfants. Le gardien du vakef est un chrétien payé par l'Eglise orthodoxe, mais un emplacement est aménagé pour les sacrifices, que les musulmans sont les seuls à pratiquer.

Les vakefs sont fréquentés moins en tant que lieux saints musulmans (ce que dans la plupart des cas ils ne sont pas) qu'en raison de leur sainteté même, qui leur donne une certaine efficacité. Si les lieux saints associés au christianisme orthodoxe sont dans une large mesure récupérés et contrôlés par l'Eglise orthodoxe depuis la chute de la dictature (tout en laissant de l'espace pour des pratiques de la part des musulmans), les autres, qu'ils soient d'anciennes mosquées ou tekkes, sont plus susceptibles de transformations. Un habitant du village de Menkulas, informé par le songe d'une femme de la présence d'un vakef dans la cour de sa maison, autorise ainsi les gens à venir y déposer de l'argent, qu'il utilise pour bâtir un petit édifice que, en raison des influences apportées par l'émigration vers la Grèce, il a surmonté d'une croix.

Musulmans et chrétiens

Ni les persécutions et l'imposition d'un athéisme d'Etat pendant la dictature, ni la fréquentation commune de certains lieux saints, ni le brouillage de certaines limites entre pratiques musulmanes et chrétiennes ne doivent laisser imaginer que l'appartenance religieuse est secondaire, voire dépourvue de signification, comme l'idée en est largement véhiculée aujourd'hui par une partie des élites. A l'échelle d'une région comme le Devoll, le fait d'être musulman est très important dans la façon dont les gens se perçoivent et conçoivent la société dans laquelle ils vivent. Cette appartenance musulmane ne se définit pas tant par l'adhésion à des croyances et pratiques musulmanes -dont la connaissance est souvent limitée- que par l'inscription des musulmans et des chrétiens dans un système d'oppositions qui traverse et donne sa forme à la société locale.

Ainsi, si le Devoll est une région mixte, l'observation révèle, à l'exception de la ville de Bilisht, une ségrégation spatiale particulièrement nette entre chrétiens et musulmans: ceux-ci habitent des villages distincts ou, dans le cas des quelques villages mixtes, dans des quartiers distincts, et les villages musulmans sont plutôt dans la vallée alors que ceux des chrétiens sont associés à la montagne.

D'autre part, si les mariages mixtes ont été encouragés par les communistes et existent parmi les classes supérieures et urbaines, ils sont extrêmement rares dans les campagnes et ne vont pas sans poser de problèmes aux conjoints, tant dans leur famille que dans leur belle-famille.

Enfin, chrétiens et musulmans se perçoivent mutuellement comme radicalement et irréductiblement différents (les communautés religieuses sont d'ailleurs souvent désignées par les mots racë, « race », et komb, « nation »), et chacun voit l'autre comme l'incarnation de la différence. Il existe ainsi une quantité de stéréotypes sur les uns et les autres (les musulmans se perçoivent comme étant honnêtes, alors que les chrétiens sont fourbes) et certaines pratiques qui n'ont rien de religieux se voient marquée par l'opposition entre musulmans et chrétiens. C'est ainsi que les musulmans préfèrent l'eau-de-vie de raisin et les chrétiens celle de prune.

Le Devoll est-il une exception en Albanie? 

Ses habitants s'attribuent une réputation de calme et de tolérance, mais la tolérance est souvent présentée comme une caractéristique de tous les Albanais en matière de religion, ce qui n'empêche pas les frictions. En 1997, lors des troubles qui ont suivi la faillite des systèmes d'épargne pyramidale, le Devoll a aussi connu des violences, et elles ont été perçues, localement, comme opposant les musulmans aux chrétiens. Quoi qu'il en soit, d'autres régions albanaises partagent cette mixité religieuse et le bricolage qui marquent les croyances et les pratiques musulmanes.

 

Vignette : personne priant à Bilisht (photo libre de droits, attribution non requise).

Par Gilles de RAPPER, chercheur au CNRS, Institut d'ethnologie méditerranéenne et comparative, Aix-en-Provence.

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