Les druides français ne manqueront pas à l'appel. Jonas Trinkunas, chef de la communauté païenne officielle de Lituanie, se souvient avec émotion de la fraternité qui réunit les deux mouvements. « L'année dernière, l'un d'eux m'a offert cette plante sacrée », explique le krivis (prêtre) en sortant de son écrin un brin de gui qu'il manipule avec beaucoup de déférence. Selon lui, Français, Américains, Polonais, Russes et Lettons devraient venir nombreux à la sixième conférence annuelle du World Congress of Ethnic Religions (WCER), qui a pour thème les différentes pratiques du paganisme par diverses « ethnies », baltes, slaves, celtes… et qui se tiendra, comme chaque année, à Vilnius, du 7 au 9 août prochains. La réunion se poursuivra par le camp d'été annuel de Romuva, « la religion des Baltes », du 11 au 17 août, dans les environs de Vilnius(1). Au programme : journées d'études et festivités en plein air, orchestrées par Jonas Trinkunas.
Docteur en littérature et en linguistique anciennes et collaborateur de l'Institut de philologie et de sociologie de Vilnius, Jonas Trinkunas s'est pris au jeu. Depuis quarante ans, ce chercheur, intronisé « grand prêtre » de Romuva en octobre 2002, travaille à reconstituer la religion originelle des Baltes. En Lituanie, christianisée tardivement, la chose est plus aisée qu'ailleurs : c'est seulement au XIVème siècle que le feu sacré des païens s'est éteint. Et puis, les vieilles croyances ont la peau dure. Ni la christianisation, ni la russification, ni cinquante années de répression communiste n'en sont venues totalement à bout.
« Dans les campagnes, les traditions anciennes se sont perpétuées à travers les gestes de la vie quotidienne et surtout les chansons », explique Inija Trinküniené, sociologue et prêtre, « drapeau des femmes de Romuva » et également épouse de Jonas. Les chansons constituent la perle du folklore lituanien : 500 000 textes recueillis par les chercheurs durant les trente dernières années. « Mais les gens des villages ne sont pas pour autant conscients du sens des traditions qu'ils ont conservées », reprend Inija Trinküniené, ajoutant que, parmi eux, les néo-païens sont peu nombreux. Premier paradoxe : le nouveau paganisme, qui prône l'harmonie de l'homme avec la nature, est un phénomène essentiellement urbain.
Sacrifices de fleurs
Entre nostalgie du passé et folie douce, il seraient 1 500 selon Romuva -quelques centaines selon des estimations indépendantes- à participer régulièrement au culte. Une goutte d'eau dans l'océan catholique de la Lituanie. Mais, sur les collines lituaniennes, les cérémonies ont quelque chose de délicieusement anachronique : tuniques de lin d'inspiration médiévale faites main, processions chantantes, sacrifices de fleurs, d'ambre et de bière dans le feu sacré… La reconstitution connaît pourtant des limites. « Quelle que soit la sincérité spirituelle de ses membres, il ne s'agit pas de la véritable religion pré-chrétienne », commente Lina Bugiené, docteur en philologie, spécialiste des croyances et des légendes populaires à l'Institut de littérature et de folklore de Vilnius. « Recréer l'ancien système est impossible, pour des raisons historiques, mais aussi parce que nous n'en avons qu'une connaissance fragmentaire », explique-t-elle.
Ex-directeur du département de littérature ancienne de l'Université de Vilnius, Marcelijus Martinatis se montre également sceptique : « Les traditions païennes qui ont survécu ont été véhiculées par le christianisme, si bien qu'il est difficile de faire la part des choses ». « Au début du XXème siècle, une expérience semblable a été menée en Lettonie. Ce fut un échec », ajoute le spécialiste de la mythologie et du folklore. « La théorie de Trinkunas est conforme aux textes. Mais c'est une chose très littéraire, très intellectuelle. » Pour toutes ces raisons, le mouvement peine à surmonter un second paradoxe : celui de ne pas être reconnu comme une « religion traditionnelle » par le Parlement, malgré le lobbying actif de deux de ses membres.
Réveil national
Au départ, cette recherche des origines est pourtant intimement liée à la reconstruction de l'identité nationale. « A la fin des années 1960 », se souvient Lina Buguiené, « les jeunes des villes, dont les parents avaient été déportés en Sibérie vingt ans plus tôt, se sont mis à rassembler en cachette des fragments de mémoire. Dans les années 1980, "l'expédition populaire" a permis de recueillir les témoignages de nombreuses personnes âgées concernant l'histoire et les traditions. Ce fut le départ du réveil national. » A cette époque, chercheurs et étudiants sont en effet partis glaner dans le tout le pays des fragments de leur patrimoine culturel. Surtout, les chansons populaires qui se transmettaient oralement mais dont la transmission avait été coupée par le pouvoir soviétique, ont été écrites et compilées.
Et malgré les interdictions, les gens se sont remis à les chanter, d'abord en privé et puis, s'enhardissant, jusque dans la rue, à la barbe des miliciens. C'est pourquoi on dit de la Révolution lituanienne qu'elle a été la « Révolution en chantant » : chanter est l'un des plus puissants actes de résistance que les Lituaniens ont accompli. L'indépendance suit en 1991. L'Eglise catholique en est l'un des prestigieux artisans. Dans un contexte apaisé, les cultes concurrents renaissent au cours des dix années qui suivent.
Mais l'adhésion de la Lituanie à l'Union européenne brouille soudain les cartes. La peur de dissoudre une identité nationale à peine reconquise dans le grand bain européen surgit. Vilkburtas -c'est son nom païen-, 23 ans, étudie les sciences sociales à l'Université de Vilnius. Revendiquant leur dissidence, lui et ses amis se placent en marge de l'église officielle Romuva, contestant son aspect « commercial ». « Pour moi, le paganisme permet de savoir qui l'on est. Nous avons un grand respect pour le passé, pour nos ancêtres, pour notre spécificité culturelle », explique le jeune homme avant de lâcher, non sans une légère hésitation : « Je veux conserver ma culture, je ne veux pas me mélanger avec les autres races. Nous n'avons rien contre les étrangers. Nous souhaitons juste conserver le sang de nos ancêtres et notre culture. » Qu'on ne s'y méprenne pas : Vilkburtas appelle ça du « nationalisme sain. »
Par Marie-Anne SORBA
Notes :
Vignette : chants et musiques traditionnels en Lituanie (Photo libre de droits, pas d'attribution requise).