Dans les années 1990, le corps des sociologues russes a subi une série de transformations importantes liées à la modification des cadres institutionnels de la socio-logie. Jusqu’au milieu des années 1980, la sociologie soviétique englobait les activités de plusieurs organismes de l’Académie des sciences de l’URSS, en premier lieu l’Institut de sociologie, qui a joué le rôle principal. Elle était également présente dans les rares chaires et laboratoires de recherche des facultés de philosophie ou d’économie des universités centrales, dans les organismes de recherche des écoles du Parti et dans les unités de recherche des grandes usines.
La modification des cadres institutionnels de la sociologie
Aujourd’hui, hormis les orga-nismes de l’Académie des sciences, la sociologie définit des activités développées au sein de nombreuses universités (elle a ses propres facultés, son diplôme, ses titres scientifiques) ainsi que dans les centres privés de sondages, de consultation politique et de marketing et dans les départements spécialisés des grandes entreprises commerciales.
Le terme de «sociologue» reste en conséquence très large, en Russie, même s’il se rétrécit progressivement et si le personnel se professionnalise. A l’époque soviétique, cette profession était très margi-nalisée. L’absence de formation professionnelle et de titres scientifiques, ainsi qu’un marché du travail qui n’était pas spécifiquement «associé» à la sociologie expliquait la faiblesse de cette discipline. Dans les domaines de la planification d’Etat ou dans les usines, les sociologues travaillaient conjointement avec des psychologues, des philosophes, des économistes, etc.
Aujourd’hui, la fragilité du corps sociologique perdure. Elle est largement due à l’instabilité du marché du travail et aux difficultés économiques des scientifiques, qui acculent au cumul des postes dans des domaines différents (science et politique, science et économie, etc.).
En plus des changements institutionnels, il faut mentionner ceux de niveau symbolique. De nouveaux sujets de recherche sont apparus - les élites, les entrepreneurs, les nouveaux pauvres - ainsi que de nouveaux domaines - socio-logie économique, sociologie des organisations, sociologie politique - tandis que le marxisme-léninisme et ses sujets, notamment les ouvriers, ont complètement perdu leur statut.
Les «pères fondateurs»: une histoire officialisée
Le changement de la détermination des origines de la discipline constitue un moment important de la conversion de la sociologie soviétique en sociologie russe. Si la première faisait référence aux travaux fondateurs de Lénine, la sociologie russe actuelle fait remonter sa naissance au milieu du 19e siècle, avec notamment les travaux de Lavrov et de Kirievski.
L’image actuelle de la sociologie russe est par ailleurs construite autour de l’histoire des «pères fondateurs» de la sociologie soviétique[1]. Un recueil d’entretiens, Sociologie russe des années 60[2], édité par l’Institut de sociologie, officialise cette histoire et présente le groupe des «pères fondateurs» de la discipline.
Profil professionnel des «pères fondateurs»
Les sociologues présentés dans le livre sont en majorité diplômés de deux organismes d’enseignement supérieur de Moscou (MGU et MGIMO) et de certaines universités provinciales, en premier lieu l’Université de Leningrad. Les agents qui se sont tournés vers la philosophie durant leurs études doctorales après avoir reçu une formation supérieure dans d’autres disciplines (relations internationales, histoire, physique, etc.) ont joué un rôle important dans le développement de la sociologie. De la philosophie, ils se sont réorientés vers de nouveaux domaines de recherche, ce qui laisse supposer une insatisfaction face à cette matière.
La philosophie s’est trouvée dans une position dominante par rapport à la sociologie. Selon la version officielle, la philosophie était destinée à délivrer une théorie générale de la société tandis que la sociologie devait fournir une information empirique. C’est pourquoi les représentants de cette science ont favorisé les grandes enquêtes statistiques. Cela a déterminé l’orientation de la conversion de la sociologie soviétique dans les années 1990. La constitution du marché des sondages coïncidait bien avec certaines dispositions professionnelles et idéologiques (la sociologie était considérée comme «libérale») des sociologues soviétiques.
La probabilité pratique d’être inclus dans le livre Sociologie russe des années 60 n’est pas égale selon les professions[4]. Il est très probable que les philosophes aient été favorisés, dans la hiérarchie institutionnelle de l’Institut de sociologie. Un décalage majeur s’observe parmi les chercheurs entre philosophes et philologues, décalage qui renvoie également à une distinction de sexe car la philologie est très féminisée. Les philologues occupaient souvent des postes moins prisés. Ainsi, la linguiste E. I. Bachkirova, aujourd’hui directrice du centre de recherche privé ROMIR, déclare: «Bien sûr, moi, une femme, n’appartenant pas au parti, je ne serais jamais […] devenue responsable du secteur. Chez nous [à l’Institut de sociologie], en général, il y avait plusieurs personnes, comme les responsables adjoints et les responsables de secteurs et de départements. Il n’y avait pas du tout [de femmes]. Tous étaient des hommes membres du parti. C’est pourquoi je n’avais aucune chance d’être nommée responsable».
Des chercheurs en conflit avec le parti
Un autre point important caractérisant le groupe réside dans le fait que beaucoup de ses membres sont entrés en conflit avec certains organes du parti ou de la censure. C’est le cas par exemple de V. A. Yadov (qui ne reçut pas son doctorat de philosophie car son père fut exclu du parti), de Y. A. Levada (qui, longtemps, n’eut pas la possibilité de publier ses livres), et de I. S. Kon (dont les sujets d’étude, comme la sexualité, n’étaient pas reconnus). A l’époque de la Perestroïka, ce facteur a favorisé les carrières dans tous les domaines.
Ainsi, plutôt que «des sociologues de Moscou et des sociologues académiques», Sociologie russe des années 60 présente un groupe particulier tant par sa formation que par son parcours. A ces caractéristiques, il faut ajouter qu’en 1968, lors de la création de l’Institut de sociologie, les membres de ce groupe occupaient des postes assez importants et avaient la possibilité de conduire leurs propres projets de recherche. Beaucoup avaient déjà le titre de docteur d’Etat (ce qui était relativement rare à l’époque). Au moment de l’institutionnalisation de la sociologie soviétique, ils bénéficiaient d’une assez bonne reconnaissance scientifique et institutionnelle. On peut les définir comme étant les dominés parmi les dominants. Aujourd’hui, les membres du groupe représentent l’establishment de la sociologie russe, comme l’attestent leurs postes.
Une histoire écrite par les dominants
En résumé, l’histoire des «pères fondateurs» de la sociologie soviétique telle qu’on la présente aujourd’hui résulte des rapports de forces actuels au sein de la sociologie russe. Ceux-ci permettent aux dominants de présenter leur histoire spécifique comme l’histoire générale d’une discipline. Selon la même logique, les méthodes utilisées dans les années 60, notamment les enquêtes formalisées, les mé-thodes statistiques, l’approche de la construction des objets d’étude (positivistes et à la Lazarsfeld), restent dominantes. On peut l’observer dans les programmes universitaires et dans les recher-ches menées par les sociologues. La quatorzième réédition du livre de V. Yadov sur les méthodes de la recherche sociologique, un modèle de la sociologie empirique des années 60, constitue à cet égard un bonne exemple.
Par Ioulia MARKOVA
1 Voir encadré sur le site regard-est.com
2 La sociologie russe des années 60 dans les mémoires et les documents, Ed. Batiguin G. S., Saint-Pétersbourg, 1999, 684 p.
Le livre comprend 25 entretiens avec des sociologues ou des collaborateurs de l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences de l’URSS.
4 Voir tableau sur le site.