Les réactions en Asie centrale à la crise osséto-géorgienne Vers un nouveau non-alignement? (I)

En Asie centrale, les toutes premières réactions à l’affaire géorgienne d’août 2008 –dite encore « guerre des cinq jours »-, ont davantage émané des commentateurs que des politiques. Ces derniers, embarrassés, ont préféré dans un premier temps opter pour le silence.


Les Etats de la région, qui revendiquent d'être considérés séparément, dans leurs spécificités, et non pas comme un « tout homogène », ont cependant finalement réagi à cette crise de façon semblable, en se rangeant derrière le Kazakhstan. En ce qui concerne les conséquences sur les équilibres régionaux, la crise pourrait affaiblir encore davantage la CEI (Communauté des Etats Indépendants), mal en point depuis de nombreuses années, tout en donnant davantage d’ampleur à d’autres organisations. Ce dernier point fera l'objet d'un prochain article, à paraître le 1er novembre.

Trois jours après l'entrée des chars russes à Tskhinvali au matin du 9 août, les médias officiels turkmènes n'ont toujours pas mentionné les faits. Achgabat, effrayé à l'idée de voir les habitants contaminés par des «images dangereuses», préfère le jeu absurde du « vide informationnel »[1], même si les antennes paraboliques (qui « gâchent le paysage urbain », selon les mots du président turkmène) permettent la réception de la télévision russe. En dépit du credo officiel justifiant ce vide, selon lequel les Turkmènes ne seraient pas concernés par l'étranger, un certain nombre d'entre eux reçoivent tout de même des informations.

Un silence embarrassé 

En Ouzbékistan, il faut attendre le 16 août pour voir la parution, dans le quotidien Vetchernij Tachkent, d'un filet annonçant l'octroi « d'aide humanitaire à la population qui souffre du conflit armé en Ossétie du Sud », sans davantage de précision. L'agence nationale d'information UzA et celle du ministère des Affaires étrangères Jakhon se taisent également, préférant traiter du voyage du Président I. Karimov à Pékin, à l'occasion de l'ouverture des Jeux olympiques. Le site ferghana.ru relève néanmoins une exception : l'émission Axborot, qui retransmet chaque soir des images de la télévision russe ainsi que des éclairages d'autres médias étrangers; ce 12 août cependant, Axborotn'aborde les événements que du point de vue russe. Un article paraît le 27 août sur le site ouzbek Vesti.uz, signé du service de presse de l'Ambassade de la Fédération de Russie, déclarant la reconnaissance par la Russie de l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du sud. L’attitude des médias ouzbeks au début de la crise géorgienne reflète l'indécision du pouvoir, qui alors ne sait pas qui soutenir. Profitant de son éloignement en Chine, I. Karimov aurait « attendu » les réactions de ses collègues de la CEI, et notamment la tenue en septembre des sommets de l'Organisation de Coopération de Shangai[2] et de l'Organisation du Traité de Sécurité Collective[3].

La Kirghizie fait preuve d’une semblable prudence et son Président K. Bakiev, qui préside également la CEI en 2008, se contente de charger son ministre des Affaires étrangères de consulter les autres membres de la Communauté. K. Bakiev garde le silence jusqu'au 13 août, date à laquelle il reçoit la visite de son homologue kazakh sur les bords du lac Issyk Koul.

L’un des soutiens les plus clairs manifestés à l’égard de Moscou vient du sénateur tadjik Khodji A. Touradjonzod, qui déclare que « les Géorgiens ont commencé cette guerre avec le soutien et sur les instructions des Occidentaux ». Notons à ce propos l'utilisation récurrente du terme « Occidentaux » ou « Occident » chez certains commentateurs pour désigner, d'un bloc et sans détail, les adversaires de la Russie dans cette crise, tandis qu’en France le terme de « nouvelle guerre froide » est rapidement récusé.

Un Kazakhstan qui joue sur tous les tableaux

Le Kazakh N. Nazarbaev est le premier Président des pays de la CEI qui, dès sa rencontre avec Vladimir Poutine à Pékin, soutient ouvertement et catégoriquement l'action de la Russie en Ossétie du Sud. Cette prise de position rapide du Kazakhstan contraste avec l’attitude de l'Ouzbékistan, du Turkménistan, du Tadjikistan et de la Kirghizie, qui restent en retrait ; elle s'explique notamment par les intérêts économiques de ce pays. Fort de sa rente pétrolière en constante augmentation, le Kazakhstan a commencé à investir à l'étranger, et notamment en Géorgie, où ses investissements s'élèveraient à au moins 2 milliards de dollars. Le Kazakshtan n’en annonce pas moins, le 24 septembre dernier, que sa compagnie nationale KazMunaïGaz renonce au projet de construction d'une raffinerie à Batoumi, et que sa filiale Kaztransgaz abandonne l'idée d'acquérir le Géorgien Tbilgaz pour 12,5 millions de dollars. Les autorités kazakhes nient toute dimension d'ordre politique dans ces décisions et avancent des raisons purement techniques ou financières.

A l'issue de sa rencontre informelle le 13 août 2008 avec K. Bakiev, N. Nazarbaev se fait le porte-parole de ses voisins en affirmant que « tous les Etats de la CEI s'opposent au séparatisme », et que « la réponse militaire à de tels conflits n'existe pas ». Le président kirghize s'exprime alors publiquement, lui aussi, et se place sur le terrain des organisations auxquelles appartiennent les parties en conflit, en premier lieu la CEI. Il déplore que cette dernière n’ait pas les moyens d'éviter de telles situations dans la région. Tout en prédisant la fin prochaine de la Communauté, le président kazakh renchérit sur la nécessité, pour les ministres des Affaires étrangères, d'élaborer des mécanismes de prévention de crise. Début septembre, N. Nazarbaev propose ses services d'intermédiaire dans le règlement du conflit, proposition restée lettre morte à la mi-octobre...

C'est une posture subtile qu’adopte depuis plusieurs années le Kazakhstan, et qui lui permet autant de soutenir les interventions russes dans le Caucase que d’entretenir d'excellentes relations avec l'Otan. En témoigne un document déclassifié du ministère américain de la Défense, selon lequel le Kazakshtan aurait reçu en 2007 des équipements militaires du Pentagone pour un montant de 5,3 millions de dollars[4]. L'excellence de ces relations est aussi affichée par le ministre kazakh de la Défense Danial Akhmetov qui, à l'occasion de sa rencontre à la mi-septembre avec le secrétaire adjoint de l'Otan Claudio Bisogniero, déclare que « l'Alliance atlantique est une priorité de la politique étrangère du Kazakshtan ». Reste à savoir si cette priorité poussera Astana à accorder à l'Otan ce qu'elle avait refusé à la Chine lors des exercices « Mission de paix 2007 » de l'Organisation de Coopération de Shangaï, certes dans un contexte un peu différent, à savoir le passage des convois terrestres de l'Alliance sur son territoire, en direction de l'Afghanistan.

Parmi les analyses collectées sur cette crise, aucune ne fait référence aux relations entre l'Asie centrale et l'Otan lorsqu'elles font un parallèle entre la crise du Caucase d'août 2008 et une situation potentiellement comparable en Asie centrale. Il s’agit là d’une clé intéressante, notamment dans le cas du Kazakhstan qui, des cinq pays d'Asie centrale, est celui qui entretient le partenariat le plus actif avec l'Alliance atlantique. Quant aux médias russophones d'Asie centrale, ils expliquent la crise en se servant davantage du précédent que constitue le Kosovo que du recul des positions russes dans l'ex-URSS, notamment depuis le sommet de l'Otan de Bucarest en avril 2008.

Intégrité et frontières: une stabilité durable ? 

Nombreux sont les spécialistes russophones de l'Asie centrale qui estiment que l'intégrité des Etats de cette région n'est pas menacée, contrairement à celle des pays du Caucase. Néanmoins, la « désapprobation silencieuse des actions russes » manifestée par les Etats centrasiatiques témoigne de leur inquiétude de voir la Russie intervenir dans leurs affaires intérieures, sous prétexte d’y défendre les citoyens d'origine russe. Selon le journaliste russe Arkadi Doubnov, la Russie n'y aurait pas intérêt, ceci pour des raisons économiques, en particulier en Kirghizie (où vivent 12,5 % de Russes) et au Turkménistan (qui comptait 4 % de Russes en 2003).

Selon la journaliste Sanobar Chermatova, la question du séparatisme ne serait pas à l'ordre du jour en Asie centrale. Les revendications sécessionnistes des régions septentrionales du Kazakhstan du début des années 1990 ne sont plus d'actualité, car la politique du Président N. Nazarbaev a modifié la donne. Quant aux Ouzbeks vivant dans le sud de la Kirghizie, leur situation ne serait pas comparable à celles des Ossètes et des Abkhazes, qui disposaient d'institutions et d'une armée distinctes de celles de la Géorgie, voire même d'une Constitution pour les premiers. Les Ouzbeks du sud de la Kirghizie ne seraient pas intéressés par le «modèle kosovar» d'indépendance, puisqu'ils jouissent de tous les droits et qu'ils sont représentés dans les organes du pouvoir. Même s’il ne faut pas oublier les émeutes d'Och en 1990 entre Ouzbeks et Kirghizes, qui s'opposaient alors sur des questions de partage foncier et d'attribution de logements, celles-ci n’ont toutefois pas conduit à des revendications séparatistes.

Le politologue kirghize Murat Souiounbaev n'écarte pas, lui, la possibilité de voir émerger en Asie centrale une situation identique à celle du Kosovo, en particulier au Tadjikistan et/ou en république du Karakalpakistan[5], qu’il met en parallèle avec l'Abkhazie et l'Ossétie du sud. Ce spécialiste ose l’hypothèse d’un processus d'indépendance « à la kosovare », initié par l'« Occident », en dépit de l'avis de la Russie, dans le but de déstabiliser l'Asie centrale et le Xinjiang, sans pour autant ignorer les risques encourus.

En revanche, selon le journaliste et politologue russe Alexandre Kniazev, le conflit entre Ossètes et Géorgiens pourrait entraîner une révision des frontières en Asie centrale. Cette opinion est partagée par le politologue kirghize Marat Kazakpaev. Celui-ci estime que l'exacerbation des questions de délimitation est plus probable que les tendances séparatistes, même si les frontières des républiques d'Asie centrale semblent plus stables que celle des pays du Caucase, de la Géorgie notamment, comme le soulignait d’ailleurs Vincent Fourniau en 2006[6]. Néanmoins, si M. Kazakpaev considère que la situation pourrait s'aggraver dans le Xinjiang, celle de la vallée de Ferghana ne lui inspire pas d'inquiétude.

Du point de vue géopolitique, le politologue azéri Vougar Seidov rappelle que la Géorgie est située à l'ouest de la mer Caspienne dont les rives orientales appartiennent à l'Asie centrale et portent le nom de Turkestan (il conviendrait d’ailleurs de s'attarder sur l'emploi de ce terme qui renvoie à l'administration d'une entité créée par l'Empire tsariste). Si la Géorgie est d'ores et déjà « acquise » à l'« Occident », le côté « turkestanais » de la mer Caspienne reste stratégique pour la Russie, qui a besoin des réserves en hydrocarbures kazakhes, turkmènes et ouzbeks. C'est pourquoi, selon V. Seidov, la clé pour restaurer l'intégrité de la Géorgie et, de façon plus globale, régler le conflit entre « Occident » et Russie, se trouve en Asie centrale. Celle-ci pourrait alors devenir, dans les dix-vingt prochaines années, un lieu d'affrontement entre les deux blocs.

 

Par Hélène Rousselot

[1] Les « Révolutions de couleur », pas plus que les événements d'Andijan en Ouzbékistan de mai 2005 ou le 11 septembre 2001, n'ont fait l'objet d'un traitement de la part des médias turkmènes.
[2] L'OCS regroupe la Russsie, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, la Kirghizie, le Tadjikistan et la Chine. La Mongolie, l'Inde, le Pakistan et l'Iran y ont le statut d'observateur.
[3] L'OTCS regroupe l'Arménie, la Biélorussie, la Russie, le Kazakhstan, la Kirghizie, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan
[4] www.liter.kz, 15 septembre 2008
[5] Région de l'Ouzbékistan qui s'était auto-proclamée indépendante dès la disparition de l'URSS et qui réclame l'intégration du nord de la région de Boukhara (Catherine Poujol, Ouzbékistan la croisée des chemins, Editions Belin, 2005)
[6] Vincent Fourniau, « Qu'est-ce que l'Asie centrale ? » in « Asie antérieure. Guerre à l'Iran ? », Outre-Terre, n° 16, 2006.

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