Inculpé de génocide, de crimes de guerre et de crime contre l’humanité depuis le 25 juillet 1995 et le 16 novembre 1995, Radovan Karadzic, après une cavale de treize années, a été arrêté en juillet 2008 et transféré au centre de détention du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie à La Haye. Dirigeant des Serbes de Bosnie durant la guerre de Bosnie, il est accusé notamment d’avoir orchestré le siège de Sarajevo et organisé le massacre de 8 000 Musulmans à Srebrenica. Deux mois après son arrestation dans les environs de Belgrade, et après la frénésie médiatique qui a suivi, comment les Serbes perçoivent-ils la détention de l’ancien chef politique des Serbes de Bosnie ?
Entre 1996 et juillet 2008, R. Karadzic a eu tout loisir de modifier son apparence physique : lorsque son portrait est apparu dans la presse, celle-ci l’a surnommé « Père Noël », en référence à sa barbe blanche et à ses cheveux attachés sur le sommet du crâne. Mais, une fois la stupeur de la nouvelle passée, et même si, dans la capitale serbe, on trouve aujourd’hui de nombreuses mentions de Karadzic, elles semblent plus symboliques que représentatives d’un soutien dominant au sein de la population.
Quelques signes de solidarité
En fin d’après-midi, trois à quatre fois par semaine, quelques dizaines d’inconditionnels se réunissent sur fond de musique traditionnelle serbe sur la place de la République, l’un des endroits les plus animés de la ville avec le Musée national, le Théâtre national et la célèbre statue en bronze du prince Michel III Obrenovic. Les chorégraphies évoluent légèrement d’un rassemblement à l’autre : tantôt les manifestants affichent le nombre de jours de captivité du détenu, tantôt ils déploient de grandes banderoles avec son nom ou des revendications politiques, le tout en alphabet cyrillique. Quelques costauds arborent un tee-shirt noir et se glissent dans la modeste foule. D’autres encouragent la signature d’une pétition pour exiger la libération de Karadzic. Mais ces rassemblements ne suscitent guère l’intérêt des passants, souvent attablés aux terrasses de café à proximité ou cherchant leur bus, la place de la République étant l’un des principaux hub du transport urbain belgradois. Parfois, les partisans de Karadzic partent manifester dans les avenues alentour, sous le regard amusé de la police, qui doit stopper la circulation pendant quelques minutes.
Non loin de là, sur la place Nicolas Pasic où se trouvent le Parlement de Serbie et la Maison des syndicats, la librairie Nicolas Pasic vend des ouvrages exaltant le nationalisme serbe. La vitrine ne laisse que peu deviner l’intérieur, tant elle semble ne pas avoir été astiquée depuis des années. La propriétaire des lieux, une vieille femme, ne tarit pas d’éloges sur Karadzic : « C’est notre héros ! », annonce-t-elle fièrement d’entrée. Plusieurs de ses ouvrages figurent en bonne place: une pièce de théâtre, un recueil de poèmes, ou encore une autobiographie (Chronique d’un chemin extraordinaire) éditée il y a trois ans. Mais, à la question de savoir comment un homme si recherché pouvait publier tant d’ouvrages, la libraire admet son ignorance. Comme pour se rattraper, elle sort alors du magasin et montre fièrement une statuette de Karadzic, qu’elle a installée quelques jours après son arrestation. Des passants s’en amusent ou semblent ne pas la remarquer.
Un peu partout dans la ville, des affiches avec le portrait de Karadzic portant l’inscription « Serbe », moitié en alphabet latin, moitié en cyrillique ont été collées. Au Stadion Partizana, des supporters nationalistes de l’équipe Partizan de Belgrade scandent régulièrement le nom de Karadzic et de Mladic lors des matchs de football. L’ancien chef politique des Serbes de Bosnie a même eu droit à un drapeau avec sa photo, comme Vojislav Seselj, président du Parti radical serbe (SRS), ultra-nationaliste, également détenu à La Haye.
Mais ces quelques signes de solidarité envers Radovan Karadzic sont bien peu par rapport à la grande popularité dont jouissait au début des années 1990 celui qui osait s’opposer à Slobodan Milosevic au moment de la signature des accords de Dayton/Paris fin 1995. Selon Vladimir Radomirovic, rédacteur en chef adjoint du quotidien Politika, tout le monde s’accordait à supposer que l’arrestation de Karadzic allait provoquer des manifestations de grande ampleur. Or la plus importante, celle organisée le 29 juillet dernier, un jour après son transfert au TPIY, ne rassembla pas plus de 15 000 personnes, loin des grands meetings de plusieurs centaines de milliers de personnes du début de la décennie précédente. Pour V. Radomirovic, cela montre « à quel point la société serbe a changé au cours de ces dix dernières années et que l’objectif prioritaire est désormais d’intégrer au plus vite l’Union européenne ».
La spectaculaire accélération du rapprochement entre Belgrade et l’UE s’est confirmée après la victoire des partis pro-européens aux législatives du 10 mai 2008. Battue, l’extrême-droite s’est divisée: ainsi, le vice-président du SRS Tomislav Nikolic a démissionné de toutes ses fonctions le 6 septembre 2008, après avoir accepté de se joindre aux partis pro-européens à l’occasion du vote au Parlement portant sur l’Accord de Stabilisation et d’Association (ASA) que Belgrade a signé avec Bruxelles, démarche refusée par le leader charismatique des Radicaux serbes, V. Seselj. Ce dernier, en dépit de son incarcération à La Haye, garde une importante influence au sein de son parti, malgré qu’une partie des députés soit désormais convaincue que Seselj est un homme du passé et que l’avenir de la Serbie est lié à son adhésion à l’UE.
Montage-photos de Radovan Karadzic en 1994 et en 2008. Source : AFP/Archives.
Des zones d’ombre
A l’instar de nombreux médias occidentaux, Politika réalisé un micro-trottoir pour mettre en relief le sentiment de l’opinion publique juste après l’arrestation de Karadzic : sur dix personnes interrogées, neuf se seraient déclarées opposées à son internement. V. Radomirovic estime que ce résultat -qu’il a lui-même trouvé surprenant- peut s’expliquer par le fait qu’il y ait eu des zones d’ombre autour de l’arrestation de Karadzic et qu’il soit jugé à l’étranger, par une instance juridique souvent mal perçue en Serbie. Une partie (importante semble-t-il) de la population ne reconnaît pas la légitimité de ce tribunal, estimant, entre autres, que plusieurs accusés albanais du Kosovo y ont été graciés à tort. Une jeune Serbe qui a dû fuir le Kosovo avec ses parents et ses neuf frères et sœurs affirme : « On ne peut témoigner contre les Albanais, car ils assassinent tous ceux qui seraient tentés de dénoncer leurs crimes. C’est la méthode albanaise ».
Autre grief des Serbes : les conditions de l’arrestation de R. Karadzic. Si, officiellement, il a été arrêté dans un bus urbain, une autre version circule selon laquelle Karadzic aurait été en fait kidnappé et mis au secret pendant trois jours. Selon V. Radomirovic, « les Serbes croient davantage à cette version, car la police secrète et la police ne sont pas contrôlées et il n’existe pas de moyens pour un citoyen de garantir ses droits, même élémentaires, en cas d’emprisonnement ». De plus, une partie de l’opinion et des médias sont convaincus qu’un pacte a été conclu entre Karadzic et le négociateur américain dans les Balkans, Richard Holbrooke. En échange de son retrait définitif de la vie politique en Bosnie-Herzégovine, R. Karadzic aurait reçu l’assurance des Américains de pouvoir rester en liberté.
La population serbe reste viscéralement anti-américaine, non seulement parce que les États-Unis ont été à l’origine de l’embargo économique imposé à leur pays entre 1992 et 2000 pendant le règne de Slobodan Milosevic, mais aussi parce qu’ils ont été les instigateurs de la campagne de bombardements pendant près de trois mois en 1999. Le musée militaire à Belgrade expose ainsi différents types de bombes, dont les armes dites sales utilisées sur la Serbie, le Monténégro et le Kosovo.
Ce soutien affiché à R. Karadzic n’est-il pas contradictoire avec le succès électoral de Boris Tadic en mai dernier ? « Non », répond Mirko Radonjic, journaliste à Vecernje Novost, « car d’une part les partis pro-européens n’ont pas fait de scores leur permettant de gouverner seuls [il a fallu attendre plus de deux mois pour la formation d’un gouvernement], et d’autre part Karadzic reste populaire pour des raisons précises : il est celui qui a réussi à créer une seconde entité politique serbe (la Republika Sprska en Bosnie-Herzégovine) ».
Les Serbes parlent peu des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, deux des onze chefs d’accusation énoncés par le TPIY contre Karadzic. Certains partis politiques, comme le SRS, les nient. Les autres les admettent mais estiment que les Occidentaux parlent davantage des crimes perpétrés par les Serbes que de ceux commis par les Croates, les Musulmans ou les Albanais. Quant aux massacres de Srebrenica, Vladimir Radomirovic estime que « la période de juillet 1995 est davantage connue pour la fuite des Serbes de Krajina en Croatie », qui a eu lieu au même moment, les médias serbes de l’époque présentant ces jours tragiques comme « une opération militaire ». Srebrenica serait d’ailleurs une conséquence indirecte de la reprise en main de la Krajina par les Croates car, selon V. Radomirovic, « le général Mladic avait reçu l’ordre de Karadzic de défendre la région de Banja Luka, la plus grande ville des Serbes de Bosnie. Mladic aurait refusé et se serait rabattu avec ses troupes vers l’est de la Bosnie, près de la Serbie. Pendant ce temps, des dizaines de milliers de réfugiés serbes convergeaient vers Belgrade (ils seront au total 250 000 à être chassés de Croatie durant l’été 1995) ».
Le procès de Radovan Karadzic s’annonce long. Mais il ne sera sans doute pas, aux yeux des Serbes, celui de la Serbie des années 1990 et de la volonté du régime de Milosevic de créer une Grande Serbie sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Une majorité de la population semble dorénavant résolument tournée vers l’intégration européenne avec, pour objectif immédiat, l’abolition des visas afin de voyager librement dans l’espace Schengen.
Photo : © Laurent Hassid