Lettonie : l’identité des russophones mise en question par la guerre d’ampleur en Ukraine

L’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022 a marqué un tournant pour les russophones qui peuplent la Lettonie. Cette guerre d’ampleur a réveillé les inquiétudes sécuritaires et identitaires que posent ces importantes minorités (30 % de la population) à une nation dont la mémoire de l’occupation soviétique reste bien présente.


Les couleurs de l’Ukraine sont projetées sur le monument de la Liberté à Riga, le 24 février 2024 à l’occasion des deux ans de la guerre d’ampleur menée par la Russie en Ukraine (© Emilien Ksinant).Le déclenchement de la guerre d’ampleur en Ukraine a eu pour effet d’exacerber les différences qui caractérisent ces minorités. Les russophones sont en effet un groupe hétérogène, constitué majoritairement de représentants d’ethnies russe, bélarusse ou ukrainienne et dont une grande partie (mais pas la totalité) s’est installée en Lettonie durant la période soviétique. Deux tiers des russophones de Lettonie maîtrisent aujourd’hui la langue lettone. Le dernier tiers, ne pouvant s’exprimer en letton, ne bénéficie pas de la citoyenneté lettone. Leur statut de non-citoyens leur garantit des droits économiques et sociaux mais les prive du droit de vote.  Les russophones non lettophones représentent près de 10 % de la population totale du pays, soit environ 180 000 individus. Ils sont soupçonnés de consommer les contenus de la propagande russe diffusés via les médias et les réseaux sociaux et de constituer une cinquième colonne. Ces différences d’ordre ethnique, linguistique et idéologique ont évolué depuis le 24 février 2022 et l’invasion d’ampleur de l’Ukraine par la Russie.

Les ambiguïtés de l’accueil des réfugiés ukrainiens et russes

La guerre d’ampleur en Ukraine a provoqué une augmentation du nombre de russophones en Lettonie, avec l’installation de réfugiés politiques russes et de réfugiés de guerre ukrainiens, ces derniers parlant tous russe. En effet, 52 % d’entre eux ont le russe pour langue maternelle et l’ukrainien pour deuxième langue.

Plus de 325 000 réfugiés ukrainiens sont arrivés en Lettonie depuis février 2022. La plupart d’entre eux avaient l’intention de traverser la Lettonie en vue d’atteindre une autre destination, mais certains s’y sont installés. 46 000 Ukrainiens ont d’ailleurs obtenu un statut de protection temporaire (sur 55 000 demandes enregistrées en mai 2024). C’est le plus important afflux de réfugiés auquel la Lettonie a fait face dans son histoire.

D’après une étude conduite par la Fondation Friedrich-Ebert au printemps 2023, les russophones de Lettonie étaient alors majoritairement favorables à l’installation des réfugiés ukrainiens comme russes, tandis qu’une majorité de lettophones souhaitaient que la Lettonie n’accueille que des réfugiés ukrainiens(1) : ces derniers, contrairement aux réfugiés russes, sont victimes d’une agression russe qui rappelle les périodes d’occupation de la Lettonie sous les empires russe et soviétique.

Les réfugiés politiques russes sont toutefois nombreux en Lettonie. Riga est, en Europe, la ville qui en accueille le plus grand nombre, principalement des journalistes d’opposition au régime de Vladimir Poutine. Le centre d’accueil MediaHub(2) a inscrit plus de 500 familles de ces journalistes. D’importants médias russes, comme Novaya Gazeta ou Dojd se sont installés à Riga en 2022 en raison de leur couverture de la guerre en Ukraine. Si ces Russes s’installent en Lettonie parce qu’ils fuient les décisions du Kremlin (la mobilisation de l’automne 2022 par exemple), tous ne sont pas pour autant hostiles à la guerre que mène leur pays contre l’Ukraine. Egils Levits, président de la République de Lettonie jusqu’en juillet 2023, souligne ainsi que « toute l'opposition [russe] n'est pas anticoloniale. Ils sont contre le régime de Poutine, contre le leadership de Poutine mais certains pensent toujours que la Russie devrait être plus grande et qu'elle devrait inclure la Lettonie. »(3) Des polémiques ont d’ailleurs éclaté concernant le travail de ces journalistes exilés. La chaîne d’informations Dojd a notamment été plusieurs fois sanctionnée en raison de sa couverture ambigüe de la guerre en Ukraine et s’est vu retirer sa licence de diffusion le 8 décembre 2022 (elle diffuse désormais depuis les Pays-Bas).

La plupart des russophones de Lettonie sont favorables à l’accueil des réfugiés ukrainiens et une partie d’entre eux est d’ailleurs engagée dans des associations d’aide aux réfugiés. Mais, paradoxalement, certains russophones ont dû quitter ces associations parce qu’ils partageaient ouvertement une lecture pro-Kremlin de la guerre en Ukraine. C’est ce qu’affirme Monta Vecozola, directrice de Tavi Draugi (« Tes amis », en letton), l’une des principales associations lettones d’aide aux réfugiés ukrainiens(4). Un réseau d’associations lettones russophones baptisé Association of Ukrainian Societies a également été dénoncé, dès mars 2022, par l’ambassade d’Ukraine en Lettonie(5) pour, sous couvert de célébration de la culture ukrainienne et d’aide aux réfugiés ukrainiens, présenter la Russie comme une puissance messianique et non comme un pays agresseur (les principales associations de ce réseau continuent d’officier). Certains russophones ont donc, en dépit de leur engagement dans l’accueil des réfugiés, une lecture pro-Kremlin de la guerre en Ukraine.

Un effacement de l’occupation soviétique de la Lettonie

Le contexte de condamnation de l’agression russe en Ukraine accélère en Lettonie la prise de distance avec le passé soviétique. Dès l’indépendance de 1991, certains monuments avaient été démantelés et certaines rues renommées. Mais ce processus de substitution du passé soviétique au profit d’une identité lettone s’est nettement accéléré depuis le 24 février 2022. C’est ainsi que, le 7 avril 2022, Riga a décidé que le 9 mai serait désormais un jour officiel de commémoration pour les victimes ukrainiennes de cette guerre entamée par la Russie en 2014. Cette date a une forte valeur symbolique pour la Russie, puisqu’elle commémore la capitulation de l’Allemagne nazie face à l’URSS en 1945. Désormais, le défilé militaire qui accompagne le 9 mai en Russie est l’occasion pour V. Poutine de rendre hommage aux soldats russes combattant en Ukraine. En Lettonie, il est aujourd’hui interdit d’arborer des symboles référant à la puissance russe, comme le ruban de Saint-Georges ou la lettre Z, et tout événement festif ou manifestation sont interdits le 9 mai, sauf s’il s’agit d’une manifestation en soutien à l’Ukraine et des festivités liées à la Journée de l’Europe.

L’identité russe inscrite dans l’espace urbain tend, elle, à s’effacer. Depuis février 2022, plus d’une centaine de monuments soviétiques ont été démantelés et de nombreuses rues ont été rebaptisées. Le Conseil municipal de Riga s’est réuni trois fois en deux ans pour voter le changement de nom de plusieurs rues. Ainsi, en février 2024, le quartier russophone « Faubourg de Moscou » a été rebaptisé « Banlieue de Latgale » et cinq de ses rues ont changé de dénomination. La plupart portaient des noms d’écrivains russes qui ont laissé place à des écrivains lettons.

La revanche de la langue lettone

Le 28 septembre 2022, un amendement a été adopté pour supprimer l’enseignement en russe des matières de tronc commun dans les établissements scolaires publics et privés. L’enseignement en russe n’est désormais plus possible qu’en option et ne peut dépasser plus de trois heures par semaine. Cette réforme a été critiquée par le Haut-Commissariat des droits de l’homme (HCDH) de l’ONU et par le Comité consultatif de la Convention-Cadre pour la protection des minorités nationales. Ces deux institutions s’interrogeaient sur la faible participation des minorités nationales à l’élaboration du projet de loi. L’État letton a répondu au HCDH que les minorités s’étaient exprimées librement lors de l’élaboration du texte, mais qu’elles ne pouvaient exiger un enseignement dans leur langue « dans la proportion de leur choix »(6). La réponse adressée au Comité consultatif de la Convention-Cadre souligne que la réduction de la langue russe se fait au profit du letton et permet donc de mieux intégrer les minorités nationales dans la société.

Le 22 septembre 2022, un amendement à la loi sur l’immigration a par ailleurs bloqué le renouvellement des permis de séjour accordés aux titulaires de la citoyenneté russe. Désormais, ces citoyens russes résidant en Lettonie depuis la période soviétique (ils seraient environ 17 000) doivent passer un test de letton et tenter d’obtenir la citoyenneté lettone. S’ils ne passent pas ce test, ils peuvent être expulsés du pays. Les individus les plus concernés seraient des femmes âgées qui ont été nombreuses à prendre la citoyenneté russe après l’indépendance de 1991. La Russie les y encourageait en offrant de leur verser une retraite à partir de 55 ans (pour les femmes), alors que la retraite lettone survient bien plus tard (à partir de 65 ans en 2025). Il était d’autant avantageux pour ces russophones de Lettonie d’acquérir la citoyenneté russe qu’il est possible de cumuler retraite russe et retraite lettone. Sur les 17 000 personnes concernées par cette loi, 6 000 candidats auraient échoué au premier test. Ils ont obtenu un délai de deux ans pour passer à nouveau cette certification. Mi-septembre 2024, neuf personnes avaient été expulsées par la force et 63 autres avaient reçu des ordres de départ. L’expulsion de ces citoyens russes installés depuis l’occupation soviétique a une valeur symbolique forte, lors que ces individus qui ont vécu dans une Lettonie indépendante depuis plus de 30 ans n’ont, pour la plupart, jamais fait l’effort d’apprendre le letton.

Notes :

(1) « Russian speaking Latvian resident’s views on current events, narratives and the war in Ukraine », Friedrich Ebert Stiftung à Riga et SKDS, avril 2023.

(2) Media Hub est une ONG créée en février 2022 sur l’initiative de la Stockholm School of Ecomonics de Riga. Elle organise l’accueil des journalistes russes, bélarusses et ukrainiens issus des territoires occupés, et leur propose un espace de travail et d’échanges dans des locaux qui leur sont réservés.

(3) Entretien réalisé avec Egils Levits le 7 février 2024 lors d’un terrain de recherche en Lettonie.

(4) Entretien réalisé avec Monta Vecozola le 20 février 2024 lors d’un terrain de recherche en Lettonie.

(5) « Ukrainian embassy warns two pro-Kremlin Ukrainians organisations in Latvia », Baltic News Network/LETA, 16 mars 2022.

(6) Edgars Rinkēvičs, « The Republic of Latvia to the Office of High-Commissionner for Human Rights », ministère des Affaires étrangères de la République de Lettonie, 23 décembre 2022.

 

Vignette : Les couleurs de l’Ukraine sont projetées sur le monument de la Liberté à Riga, le 24 février 2024 à l’occasion des deux ans de la guerre d’ampleur menée par la Russie en Ukraine (© Emilien Ksinant).

 

* Emilien Ksinant est étudiant en master 2 à l’Institut Français de Géopolitique.