Lettonie: Un statut pour la langue russe?

Tout au long du mois de novembre 2011, une collecte de signatures est organisée en Lettonie, sur le thème de l’octroi à la langue russe d‘un statut aux côtés du letton, seule langue officielle du pays. Vingt ans après la restauration de l’indépendance, la Lettonie n’en finit pas de s’interroger sur le modèle de société qu’elle veut faire sien.


affiche langue russeL’initiative remonte au mois de mars 2011, lorsque le mouvement de jeunes Edinaïa Latvia (Lettonie unie) et Vladimirs Lindermans, président de l’association Rodnoï Iazyk (Langue maternelle)[1], ont commencé à lancer une campagne de signatures afin d’octroyer un statut officiel à la langue russe en Lettonie. Au cours de cette campagne, un conflit s’est fait jour entre V. Lindermans et Lettonie unie, quant à la question de savoir s’il fallait organiser cette collecte avant ou après les élections de la 11e Saeima (Parlement).

En effet, l’annonce, le 28 mai 2011 par le Président Valdis Zatlers, de la tenue d’un référendum (le 23 juillet) en vue de dissoudre une assemblée selon lui trop soumise au pouvoir de trois oligarques a quelque peu bousculé le calendrier des protagonistes: les législatives du 17 septembre ont été marquées par la victoire du parti russophone de gauche Saskaņas Centrs (SC, Centre de l’harmonie, 28,37 % des suffrages). Malgré ce, le vainqueur n’a pas été invité à participer à la coalition formée le 25 octobre, les partis traditionnels de droite lui ayant préféré les nationalistes de VL-TB/LNNK (Visu Latvijai-Tēvzemei un Brīvībai/Latvijas Nacionālās Neatkarības Kustība, Tout pour la Lettonie-Pour la patrie et la liberté/Mouvement pour l’indépendance nationale de la Lettonie).

Dans un tel contexte, et dans un pays où 44 % de la population environ est russophone et où 14 % (soit environ 320 000 personnes) a le statut de non-citoyen et n’a pas le droit de vote, cette collecte de signatures prend une signification toute particulière : on comprend bien qu’il s’agit à la fois de donner une voix à ceux qui estiment en être privés et d’affronter la lancinante question du bilinguisme dans un pays marqué par cinquante ans d’occupation soviétique (donc russophone).

Étapes d’un processus

L’association de V. Lindermans a débuté par un coup d’éclat, parvenant d’emblée à rassembler plus de 12 000 signatures. Il s’agit maintenant, en un mois, d’atteindre le total de 154 379 signatures, ce qui correspond au dixième du corps électoral ayant participé au scrutin le plus récent (id est les législatives de septembre). Le 15 novembre, la Commission électorale faisait état d'un total de 51 791 signatures collectées. Conformément à la loi constitutionnelle, si ce résultat est atteint, alors le manifeste en faveur de la langue russe sera déposé auprès du Parlement. Ce dernier devra examiner les demandes d’amendement aux articles 4, 18, 21, 101 et 104 de la Constitution que son adoption induirait. Si la Saeima refuse le projet, ce qui est probable, un référendum devra alors être organisé. Dans ce cas, pour que le russe obtienne le statut de deuxième langue officielle, il faudrait que votent en faveur des modifications au moins 50 % du corps électoral total, soit plus de 771 350 personnes.

L’organisation de la collecte de signatures coûte 435 000 lats. Conformément à la loi, le gouvernement a dû débloquer les fonds nécessaires auprès de la Commission électorale centrale. Or, deux ministres ont voté contre l’octroi de ce financement. En vain, certes, mais cette résistance des responsables des portefeuilles de la Justice et de la Culture, tous deux membres de VL-TB/LNNK, qui ont argué du fait que cette démarche contredisait l’essence de la Constitution et de l’amoralité qu’il y aurait, surtout par temps de crise, à dépenser de l’argent pour une action qualifiée d’« antinationale », a eu pour effet de durcir les positions de certaines personnalités politiques russophones.

612 points de collecte de signatures ont été installés dans tout le pays, et 398 à l’étranger. Ils sont ouverts tous les jours de novembre (y compris dimanche et jour férié), pendant quatre heures. Or, les organisateurs de la collecte ont dénoncé, dès le 6 novembre, des violations de procédures émanant de l’ambassade de Lettonie à Moscou qui avait décidé de fermer son point de vote le samedi et le dimanche…

L’exécutif confronté à des choix

Andris Bērziņš, le Président letton élu le 2 juin 2011, avait d’emblée provoqué le débat, peu après sa prise de fonctions, en annonçant son intention de s’adresser en russe aux médias russophones du pays. Ce genre de déclaration vaut prise de position politique en Lettonie. Au début du mois de novembre, à propos du statut des non-citoyens, il a estimé[2] qu’il était temps de résoudre cette « question » ; il a jugé que le temps écoulé depuis la fin de l’URSS était suffisant pour qu’on puisse se retourner sur le passé pour aller de l’avant (« Il faut aller de l’avant et non en arrière et, pour ce, il est nécessaire de regarder en arrière afin de choisir la meilleure voie en avant »…). Concrètement, A. Bērziņš s’est prononcé pour l’octroi du droit de vote aux non-citoyens lors des scrutins municipaux (ce que pratique depuis longtemps l’Estonie voisine). En revanche, il a clairement repoussé l’idée de détrôner le letton de son statut d’unique langue officielle et a jugé inutile la récolte de signatures en cours.

Sur la question de l’emploi du russe par les élites politiques, la nouvelle ministre de la Culture, Žaneta Jaunzeme-Grende (VL-TB/LNNK), a, quant à elle, déclaré d’emblée qu’elle s’adresserait aux médias russophones en letton exclusivement. Sa prédécesseur, elle, parlait russe aux médias russophones mais a maintes fois fait part de ses doutes quant au bien-fondé de sa démarche…

Le spectre de la radicalisation

Quoi qu’espère le Président, on sent bien que le passé n’est pas encore digéré. Un journaliste de Diena[3] note avec tristesse que les deux communautés restent séparées par une frontière invisible : sur Internet, on trouve des forums appelant les Lettons à voter contre la langue russe, arguant de la difficulté du combat qui a permis le rétablissement du letton au rang de langue officielle ; d’autres forums, eux, continuent de rappeler la participation des russophones au mouvement de la fin des années 1980 pour le rétablissement de l’indépendance du pays…

Ce journaliste note que ceux qui sont favorables à l’octroi d’un statut pour le russe ne manifestent aucune agressivité à l’égard de la Lettonie mais ont plutôt des préoccupations quotidiennes. Il cite une femme qui se plaint que les instructions sur les boîtes de médicaments soient exclusivement en letton, et qui affirme que, si le russe devient deuxième langue officielle, alors les russophones, même âgés, iront volontiers apprendre le letton aux termes d’un processus psychologique, parce qu’ils sauront qu’on ne tente pas de « liquider » la langue et la culture russes sur le territoire letton. Un autre voudrait que son nom, sur ses papiers, soit inscrit dans sa langue maternelle…

Mais beaucoup lient la récolte de signatures à l’affront qui a été fait au Centre de l’harmonie (SC), écarté du nouveau gouvernement. Selon Dzintars Zaķis, membre de Vienotība (Unité, l’alliance de centre-droit arrivée en troisième position lors des législatives), le nationalisme letton n’est pas sans conséquence et on assiste bien, en réaction, à une radicalisation des russophones, incarnée notamment par cette récolte de signatures[4]. Il ne cache pas que, dès les consultations de la période pré-électorale, l’électorat de la fraction Vienotība avait donné à comprendre qu’il serait opposé à une coalition avec le Centre de l’harmonie, avançant des arguments très classiques : SC est proche du Kremlin, vote en général de concert avec l’Union des verts et des paysans (l’un des principaux partis d’opposition, dont est proche l’oligarque Aivars Lembergs), et défend les intérêts des russophones. Pour D. Zaķis, cette sinusoïdale du nationalisme se répète tous les cinq ou huit ans et elle décroît quand les indicateurs économiques sont au beau fixe. Il estime que, si le référendum sur la langue a bien lieu, la radicalisation des parties en présence va se renforcer.

Le Centre de l’harmonie pour arbitre

Avant les résultats des législatives, Vienotība avait d’ailleurs posé ses conditions pour envisager de collaborer avec SC : il fallait que le Centre de l’harmonie, dont le leader Nils Ušakovs est également maire de Riga, reconnaisse clairement le letton comme seule langue officielle du pays. Dans un premier temps, en effet, SC a affirmé qu’il ne soutenait pas l’initiative de V. Lindermans.

Alors, tous ont été étonnés de voir le maire de Riga, malgré ses déclarations préalables, ajouter sa signature à la pétition. Il a accompagné son geste de déclarations aux médias[5], affirmant que son action ne s’inscrivait pas dans une démarche allant à l’encontre de la langue lettone mais en faveur de la dignité : N. Ušakovs justifie son changement d’attitude par le vote des ministres du VL-TB/LNNK qui, en se prononçant contre l’allocation de financements pour réaliser cette collecte, ont provoqué sa fureur : « Dans un pays démocratique qui respecte tous les citoyens, les ministres doivent être en faveur de ce financement. Ce que ne fait pas le gouvernement actuel. Les ministres du VL-TB/LNNK ont déclaré que les initiateurs du référendum agissaient de façon immorale et ont voté contre. Or, ils n’ont aucun droit d’interpréter la loi comme il leur sied et de séparer les citoyens de ce pays entre bons et mauvais »[6]. Cette signature viendrait donc de l’indignation face au manque de respect manifesté par l’exécutif letton à l’égard d’une part importante de la population.

Le discours de N. Ušakovs est bien rodé, centré sur la volonté de vivre dans une société unie, où chacun respecte l’autre, quelle que soit sa nationalité ou sa langue maternelle. Mais le jeune leader a commencé à différencier le but et l’instrument : pour le maire, ce dernier doit être modifié compte tenu de ce qui s’est passé suite aux élections.

Nils Ušakovs, un message à décrypter

Les réactions à ce que certains ont pu percevoir comme une volte-face ne se sont pas fait attendre. C’est que N.Ušakovs n’est pas un russophone ordinaire, a rappelé le rédacteur en chef de Diena, Guntis Bojārs[7] : il est un symbole pour les russophones du pays. Alors, sa signature doit-elle être perçue comme un appel, notamment adressé à l’électorat de SC ? On a bien constaté, en effet, une accélération du mouvement de signatures dans les jours qui ont suivi sa prise de position... Certains pondèrent, expliquant que cette signature est un geste en faveur de l’organisation d’un référendum, pas de l’octroi au russe du statut de deuxième langue officielle. Jamais le maire de Riga ne s’est dit favorable à cette finalité, et bon nombre en Lettonie notent qu’une telle prise de position équivaudrait en effet pour lui à un suicide politique. Il n’en reste pas moins que l’hypothèse selon laquelle le leader du Centre de l’harmonie, ayant compris qu’il ne servait à rien pour lui de se comporter en « bon russophone », a opté pour une position plus radicale –qu’il espère plus rentable–, n’est pas à exclure. Particulièrement alarmiste, Diena accuse N. Ušakovs d’avoir mis ses compatriotes sur la voie de la guerre civile…

Alors que, enfonçant le clou, la présidente du Parlement, Solvita Āboltiņa (Unité), a déclaré que la décision du maire diminuait les chances de SC d’être au gouvernement un jour, Jānis Urbanovičs, président du groupe parlementaire SC, juge, lui, que la collecte des signatures est devenue une manifestation d’auto-respect de la part des Lettons russophones : « Si une personne se sent russe et ne donne pas sa signature, elle trahit le russe et la culture russe », a-t-il déclaré[8].

Pendant ce temps, au Parlement européen, Tatjana Ždanoka, passionaria de la cause russophone dans les instances communautaires, députée européenne et présidente du PCTVL (Par cilvēka tiesībām vienotā Latvijā, Pour les droits de l’homme dans une Lettonie unie), doit retenir son souffle: cela fait longtemps qu’elle œuvre à faire du russe une des langues officielles de l’UE, arguant du fait que les russophones sont, dans l’Union, plus nombreux que, par exemple,… les lettophones. Si le russe devenait la deuxième langue officielle de Lettonie, il deviendrait également, automatiquement, langue officielle de l’UE !

Notes :
[1] www.za-rodnoj-jazik.lv/
[2] Telegraf, 1er novembre 2011.
[3] Diena, 3 novembre 2011.
[4] Telegraf, 3 novembre 2011.
[5] Voir, notamment, l’interview de N. Ušakovs pour l’émission Bez cenzoury (TV5) du 10 novembre 2011 : http://www.youtube.com/watch?v=wV9eNKTb7TE et http://www.youtube.com/watch?v=6ZI9ybfHhM8
[6] DELFI, 8 novembre 2011.
[7] Diena, 9 novembre 2011.
[8] Tchas, 9 novembre 2011.

Source de la vignette : www.za-rodnoj-jazik.lv/