L’existence étatique, une fin en soi ?

Victimes, plus encore que les autres nations dépendant de Budapest, d'une politique de magyarisation qui ne pouvait être contrebalancée par l'existence d'un Etat-mère limitrophe, les Slovaques sont entrés dans le siècle très affaiblis. Ils durent à leur union avec les Tchèques de pouvoir développer des élites et moderniser le pays. Mais dans leurs rapports complexes avec les Tchèques, bien que conscients des avantages qu'ils tirèrent de l'État commun, ils vécurent avec une certaine frustration leur position de parent pauvre ou considéré comme tel. En partie aveuglée par sa quête de reconnaissance, la nation slovaque a développé un ressentiment qui n'est pas étranger à l'émergence de personnalités telles que V. Meciar dernièrement.


Après avoir, tardivement, réussi à codifier leur langue, les Slovaques voient leur programme politique de reconnaissance institutionnelle balayé par le compromis austro-hongrois de 1867. Dès lors, l'effort de magyarisation est important dans le domaine scolaire, on fait passer une batterie de textes restreignant l'emploi de la langue slovaque. Cette politique est couronnée par la loi Apponyi de 1907, qui reste de nos jours le symbole de cette période répressive. A la fin du XIXe siècle, alors que les Slovaques représentent 10 % de la population de la partie hongroise de l'Autriche-Hongrie, seuls 63 étudiants se déclarent slovaques. En 1910, dans l'ensemble du royaume de Hongrie, seulement 1946 diplômés de l'enseignement secondaire se déclarent de langue maternelle slovaque[1].

Ce processus de magyarisation, auquel il faut ajouter la forte émigration, a de graves conséquences sur le développement social et démographique. La part des Slovaques dans le royaume de Hongrie est passée de 13,2 % en 1850 à 10,7 % cinquante ans plus tard. En outre, la Slovaquie profite peu de la modernisation du pays et le capital n'est pas slovaque. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, la société slovaque est une société privée d'élites et fortement rurale. L'influence du bas clergé dans les villages dans la prise de conscience nationale n'a pas été décisive et l'absence de grand centre urbain slovaque, qui peut servir de catalyseur au mouvement national, se fait sentir[2]. En 1918, les Slovaques trouvent leur place dans une nouvelle structure étatique dont ils attendent une prise en considération de leur identité en tant que nation.

Tchécoslovaquisme et frustrations slovaques

Cet espoir est largement partagé, mais les modalités de sa réalisation sont envisagées différemment, même en Slovaquie. Un décalage croissant se produira au cours de la première République entre les partisans du rattrapage du retard slovaque avec l'aide des Tchèques et ceux de la reconnaissance de l'individualité nationale au sein de l'État commun. De nombreuses difficultés contingentes viendront se greffer sur cette divergence fondamentale. Si la Slovaquie a été confrontée à un débat dans l'entre-deux-guerres, c'est moins sur les modèles que sur la reconnaissance ou non de la spécificité slovaque dans le cadre de l'État tchécoslovaque. Le rapport de force aboutit à faire plus ou moins prévaloir l'autorité politique des Tchèques et des Slovaques " tchécoslovaquistes " dans leur sillage. Il trouve son aboutissement dans la Constitution de 1920. Le problème institutionnel est considéré par une partie des Slovaques comme majeur. Il est lié pour partie à l'existence d'une doctrine d'État officielle, qualifiée par certains Slovaques de " fiction " : le tchécoslovaquisme. La conciliation entre la mise en œuvre de cette conception générale de l'Etat avec les documents communs antérieurs à sa création d'une part, et les demandes d'une partie de la classe politique slovaque d'autre part, est complexe.

Les Slovaques sont conscients du retard de développement qu'ils ont par rapport aux tchèques, mais l'impression d'une volonté délibérée de ces derniers de les maintenir dans une certaine dépendance conduit une partie de l'élite slovaque, notamment celle formée dans l'immédiat après-guerre, à radicaliser ses exigences. Ce sont en grande partie ces hommes, " bridés " dans leurs aspirations par une politique tchèque qui visait au départ à permettre à la Slovaquie de rattraper son retard initial, qui seront les appuis les plus sûrs de l'Allemagne dans ses tentatives de destruction de l'État commun. L'affaiblissement physique et intellectuel d'Andrej Hlinka facilite l'arrivée d'une nouvelle génération, plus radicale et sans liens avec le rapprochement tchéco-slovaque d'avant-guerre. Disposant d'une certaine notoriété grâce à la revue Nastup, cette génération émerge au début des années 30 et s'affirme surtout après le Congrès de Piestany de 1936. Jozef Tiso parviendra à tirer profit de la situation créée par les accords de Munich (septembre 1938) pour provoquer des changements institutionnels.

S'ouvre alors une courte période qui représente pour une partie des hommes de cette génération l'achèvement de la lutte pour l'indépendance (14 mars 1939), l'aboutissement de la lutte pour un régime national, alors qu'en réalité ils mènent le pays sur la voie de la dépendance économique et politique.

Le régime Tiso placera les Slovaques dans une situation difficile. Ces derniers sont accusés d'avoir brisé la République et aucun mouvement significatif ne s'oppose au régime tisiste. Le Soulèvement national (SNP) d'août 1944, moment unique de l'histoire slovaque " par son caractère authentique et populaire "[3] modifie la situation. Il représente une rupture révolutionnaire avec l'État slovaque de Tiso, laquelle place la Slovaquie dans le camp des nations antifascistes et remet en question la place de la Slovaquie dans la nouvelle Tchécoslovaquie.

Au sortir de la guerre, le parti communiste slovaque (KSS) bénéficie du prestige dû à son rôle dans le SNP. Il ne parviendra cependant pas à supplanter le Parti démocratique (DS), incarnation slovaque d'une certaine forme de conservatisme provincial et qui partage avec lui la légitimité du Soulèvement. L'installation du régime communiste en Slovaquie passe par la reprise en mains du KSS par des éléments qui n'ont pas participé au SNP et l'installation d'une direction slovaque qui doit sa position à Prague et à Moscou.

Entre disparition et renouveau de la question slovaque

Après le programme de Kosice, qui avait laissé en suspens la question de la position de la Slovaquie dans la nouvelle organisation de l'État, les trois accords dits " de Prague " (entre juin 1945 et juin 1947) réduisent progressivement les compétences des organes slovaques. D'octobre 1947 à février 1948, le DS est écarté du pouvoir. La prise complète du pouvoir par le Parti communiste tchécoslovaque se traduit par la fin provisoire de la question slovaque. Les communistes slovaques, qui doivent à leurs camarades tchèques la réussite de la prise du pouvoir, sont amenés à soutenir, dans leur propre intérêt, le centralisme de Prague. Mais le processus de contrôle doit également passer par le nettoyage du KSS. C'est la deuxième phase de la mise au pas de la société slovaque. Les procès contre les " nationalistes bourgeois slovaques " visent les communistes slovaques ayant pris part au SNR et les dissuadent de rouvrir le problème de la position institutionnelle de la Slovaquie.

À l'aube des années 50, l'idée est que la question slovaque est soluble dans l'industrialisation et que le retard pris par la Slovaquie dans son processus de modernisation serait le moteur des revendications nationales. La question slovaque est en quelque sorte dépolitisée, " désinstitutionnalisée " et réduite à un problème économique explicable par l' " arriération " globale de la Slovaquie. Ainsi, la modernisation entraînerait automatiquement la disparition des autres inégalités. Un temps mises sous le boisseau, les revendications institutionnelles slovaques vont pourtant renaître dans la première moitié des années 60.

Après la réhabilitation des " nationalistes bourgeois ", la question de l'égalité économique et politique, les efforts pour une réorganisation fédérale se font plus pressants; la fédéralisation du pays fait partie du programme des réformateurs slovaques. À partir de 1962-1963, une lutte a opposé la direction pragoise à une partie des communistes slovaques. En 1964, Alexander Dubcek et Jozef Lenart accèdent à des postes importants dans le parti et au gouvernement[4].

Après l'intervention d'août 1968, la fédéralisation est mise en œuvre, mais à la fin de 1970, deux lois constitutionnelles affaiblissent les compétences des institutions nationales et renforcent le centralisme. Nouveau malentendu dans les relations tchéco-slovaques, la fédéralisation du pays est perçue différemment dans les deux parties du pays : côté tchèque, elle passait désormais pour le résultat de l'occupation, pour les Slovaques, en revanche, elle est le fruit légitime du processus de renouveau et c'est l'effritement des pouvoirs des organes propres aux deux Républiques après 1970 qui est vécu comme une injustice.

La normalisation est moins dure en Slovaquie qu'en Pays tchèques. Les Slovaques continuent à tirer profit du processus de modernisation et d'urbanisation mené dans les années 70. Après l'intervention d'août, la reprise en main est surtout visible en Pays tchèques. Ayant fait de la fédéralisation la pierre d'angle des débats des premiers mois de 1968, les Slovaques sont allés beaucoup moins loin que les Tchèques dans les exigences de démocratisation et bénéficient d'un certain développement de leur culture nationale qui n'est pas autant surveillée que la culture tchèque[5]. Les années 70 et 80 se traduisent en Slovaquie par une accélération de la modernisation du pays. Ce n'est en effet qu'à partir du recensement de 1961 que le pays est devenu majoritairement urbain. Le processus se poursuit. Il conditionne en partie une image positive de cette période dans l'opinion slovaque. Les années de normalisation sont celles de la fédération et de la modernisation plus que celles de la répression. Cela crée une nouvelle source de décalage par rapport à la société tchèque qui ressent cette période comme une période de ténèbres.

Pour une partie de l'opinion tchèque, les Slovaques ont encore su tirer profit de leur position avantageuse de partenaire unique des Tchèques pour accéder à une reconnaissance qu'ils jugeaient légitime. Ils étaient vus comme fossoyeurs de l'État commun en 1938-1939, de la démocratisation en 1968. La période qui s'ouvre en novembre 1989 ne déroge pas à la longue " tradition " des problèmes tchéco-slovaques dans le règlement de leurs relations mutuelles. Assez rapidement touchée par les réformes économiques, la partie slovaque du pays s'estime une nouvelle fois traitée comme quantité négligeable et recherche les modalités institutionnelles de création du principe rovny s rovnym (d'égal à égal).

De malentendus en sous-entendus, de réticences tchèques en surenchères slovaques, la situation ne peut être résolue que par la décision conjointe des deux vainqueurs des élections de juin 1992, Vaclav Klaus, côté tchèque, et Vladimir Meciar, côté slovaque, d'une séparation dont il n'est pas certain qu'elle ne fît pas plutôt, finalement, l'affaire des Tchèques. Comme l'affirme Petr Pithart, le degré de responsabilité politique dans ce qui est advenu n'est pas nécessairement proportionnel à la visibilité (ou plutôt à l'audibilité) des efforts qui y ont conduit. Un camp peut, par une passivité hautaine ou en traitant comme des bagatelles des problèmes réels, pousser l'autre camp à redoubler d'ardeur et espérer que celui-ci achèvera le travail de désintégration. Il élude ainsi sa responsabilité politique. Malgré les suites qu'il sait regrettables, il est incapable de renoncer aux bénéfices qu'il en attend à court terme. Cette manœuvre ne peut réussir que si l'autre camp vit ses motivations de façon plus pressante et plus émotionnelle, lui abandonnant ainsi le terrain du froid calcul et de la manipulation. C'est ce à quoi les Tchèques sont parvenus[6].

La captation des héritages

L'existence étatique a amené la nation slovaque à se poser différemment la question de sa place et de son rôle sur le continent. Les réponses apportées dans les années qui suivent l'indépendance de 1993 sont, pour partie, fonction de l'évolution des rapports de force établis au lendemain de la révolution de 1989 et de la recherche par chacun des acteurs politiques d'une légitimité à exprimer les souhaits de la nation. Entre fin 1990 et mi-1992, les principales formations politiques slovaques se situent dans une opposition plus ou moins radicale aux propositions tchèques de réformes institutionnelles et de transition économique. Chacune de ces formations développe peu ou prou le même discours basé sur deux piliers : le besoin de reconnaissance institutionnelle qui passe par l'adoption de Constitutions républicaines (en Pays tchèques et en Slovaquie) précédant une Constitution fédérale, et la prise en compte des " conditions spécifiques slovaques " qui impose des solutions différenciées à la transition en Slovaquie.

Les formations tenant un autre discours seront balayées lors des élections législatives de 1992. Le KDH, formation la plus ambiguë, parce que critique sur le fond quoique mettant en œuvre les réformes, paie en 1992 les conséquences de ses incohérences. Le HZDS et V. Meciar s'approprient le thème de l'invocation du " spécifique slovaque ". Alors qu'il avait bénéficié du caractère anticommuniste des élections de juin 1990 pour dominer les régions les plus conservatrices et catholiques du pays (régions où le HSLS puis le DS dominèrent les autres partis dans l'entre-deux-guerres et en 1946), le KDH, après un an de gouvernement Carnogursky, est, dans ces régions plus qu'ailleurs, balayé par le HZDS qui a su, mieux que quiconque, jouer des contradictions et des complexités des relations tchéco-slovaques. En position de force dans cette quête, le HZDS de Vladimir Meciar, s'est appuyé sans vergogne sur son rôle dans l'acte fondateur de l'existence étatique. Ce faisant, il a développé très rapidement un discours le menant à s'octroyer le rôle d'unique incarnation de la légitimité à s'exprimer au nom de la nation.

La création de l'État slovaque correspondait à l'aspiration d'une fraction de la société slovaque. Progressivement apparaîtront quelques faiblesses de cet État, en particulier l'idée sous-jacente selon laquelle l'existence de l'État est par elle-même suffisante à assurer le respect de la part de la communauté internationale. Dans le discours dominant, relayé abondamment par le gouvernement, le pathos lié à l'absence d'existence étatique antérieure est explicatif des problèmes de construction de l'État.

V. Meciar n'a de cesse de rappeler à qui veut l'entendre que les Tchèques n'ont eu qu'à changer les plaques sur les bâtiments officiels. L'argument sera longtemps reçu, avant que l'évidence ne s'impose progressivement que " l'ex-boxeur ", comme le brocardait avec un mépris injustifié la presse occidentale, entendait mener son pays " d'une main ferme ". Ainsi, plus que des difficultés consubstantielles à la création ex nihilo, ou presque, d'institutions étatiques, c'est plutôt de l'emprise d'une certaine culture politique slovaque que sera victime la Slovaquie à partir de 1993. Les efforts déployés par V. Meciar et son Mouvement pour s'octroyer l'exclusivité de la légitimité nationale sont inversement proportionnels à ceux qu'ils déploient pour faire de la Slovaquie un partenaire continental respecté. En imposant la primauté de l'existence étatique sur toute autre considération, V. Meciar a contribué à renforcer les clivages de la société slovaque.

Le primat du national

Pour bien des laudateurs de l'œuvre de V. Meciar, la conscience de la fragilité de l'existence étatique, ou la récurrente référence à cette fragilité supposée, justifierait la mise en œuvre de mesures défensives afin de juguler une menace. Cette menace est sans doute d'autant plus réelle, affirment les tenants de la politique main ferme, que les oppositions à l'existence étatique furent et restent nombreuses. C'est une des caractéristiques de la période postérieure à 1993 que d'avoir constamment tenté de discréditer toutes les formations qui ne se pliaient pas ostensiblement au primat d'un national étroitement conçu en les accusant d'être " anti-Etat " et ensuite anti-nationales. L'État, dans le cas slovaque, est implicitement conçu par ses prétendus défenseurs comme une fin en soi. La question de sa nature ne se pose pas. Il n'a de légitimité que par son existence et non en ce qu'il permettrait la mise en place d'une politique réellement destinée à se rapprocher des pays occidentaux, but officiel de la politique gouvernementale.

Avec un aveuglement constant, les dirigeants slovaques ont entendu placer les deux questions, l'existence de l'État et son affirmation sur la scène continentale, sur deux plans différents, voire opposés. En dépit du décalage croissant entre la langue de bois intégrationniste et la pratique politique intérieure, le gouvernement slovaque a tenté de maintenir jusqu'au dernier moment l'apparence d'une politique tournée vers l'intégration. Mais celle-ci n'est comprise que comme un exercice technique, une succession de rencontres à plus ou moins haut niveau, une surévaluation des satisfecit accordés au pays et la dénonciation outragée des signaux négatifs. La jeunesse de l'État est un facteur explicatif suffisant, espèrent les hommes au pouvoir, pour permettre d'expliquer l'instabilité et les dangers qui menacent. Dans cette période trouble, le gouvernement, secondé par des médias publics entièrement soumis, entend au contraire insister sur le seul facteur de stabilité susceptible de garantir l'ordre dans le pays : le Premier ministre légitime. Toutes les expressions politiques alternatives, de plus en plus radicalement en opposition avec le gouvernement, sont discréditées par les supposées intentions déstabilisatrices.

Société clivée et unité nationale

Dès 1996, Vladimir Krivy avait démontré l'importance de la perpétuation d'un facteur ludak dans le vote slovaque[7],ce qu'en juin 1999 il nommera le " gène HSLS ". La base électorale du HZDS présente en effet des caractéristiques très marquées depuis le second semestre de l'année 1992. Ces clivages ont été progressivement renforcés par la pratique politique institutionnelle du troisième gouvernement Meciar (1994-1998). À ces clivages répond une volonté obsessionnelle de fonder la nation dans l'unitaire. Elle repose sur quelques mythes soigneusement entretenus : mythe du combat pour la souveraineté, mythe du caractère naturel des frontières avec les États voisins, mythe de la capacité de la nation à s'assumer : " vo vlastnych rukach " (dans ses propres mains) et "zivotaschopnost " (viabilité) sont au cœur du discours, avatars de la sur-appréciation des capacités réelles d'expression plus ou moins autarcique du talent national.

La perpétuation de ces mythes est auto-légitimante : qui a permis à la nation de recouvrer sa souveraineté ? Qui est seul en mesure de garantir l'intangibilité des limites spatiales dans lesquelles s'exerce cette souveraineté, en mesure de permettre le développement économique et moral de la nation en limitant l'influence étrangère ? Certains laudateurs de l'œuvre de V.Meciar ne cachent pas sur quoi reposent selon eux le succès du personnage et son rôle indispensable pour la nation. A.M.Huska évoque ainsi ce créateur de l'État qui " a immédiatement compris qu'il ne pouvait pas construire sur la tradition parce que les politiciens slovaques jusqu'à Meciar ont toujours été des gens qui devaient signaler leurs positions de vassal ". Meciar n'était pas de ceux-là, " clairement, mais toujours correctement, il a formulé les intérêts slovaques ou refusé les exigences étrangères "[8].

Meciar l'inflexible, le meneur et le créateur, incarne les valeurs slovaques. Il plie mais ne rompt pas, il est fidèle, sait rester simple et compréhensible, valeureux et victime des trahisons de ses anciens compagnons de route comme de l'incompréhension du monde occidental dans sa conduite des affaires slovaques. Une partie de son aura découle ainsi des deux " putschs " ou démissions forcées dont il fut la victime en 1991 puis en 1994 et dans sa capacité à gagner les élections suivantes. Il oppose à cette onction populaire renouvelée jusqu'en 1998 les vilenies parlementaires de ses opposants. Quelle peut, au demeurant, être la légitimité de ses opposants à incarner la nation et à défendre son existence étatique ? Une grande partie d'entre eux s'était opposée à la déclaration de souveraineté de juillet 1992 (KDH et partis magyars notamment), une autre partie a abandonné Meciar dès 1993 et causé sa perte (DU en particulier), cependant qu'est apparue une troisième partie, composée des traîtres dévoués à la cause irrédente et qui " reçoivent leurs ordres de Budapest (les partis magyars, indifférenciés dans le discours HZDS) ". Meciar, pour sa part, a toujours su mettre en avant les intérêts de la nation et n'a cessé d'en payer le prix.

Les limites du tout national

C'est donc par sa capacité à se défaire institutionnellement mais également politiquement de l'ensemble des tutelles imposées que V. Meciar mérite de la nation. Il a réalisé les aspirations de celle-ci à prendre son destin " dans ses propres mains ", le seul à pouvoir garantir la pérennité de l'État. Il est fondateur et garant d'une voie slovaque de développement, voie qui se veut mue par la seule prise en compte de l'intérêt national et non dictée par la réalisation des objectifs d'un étranger occidental, pour lequel la Slovaquie serait plus un terrain de jeu qu'un réel enjeu.

D'ailleurs, les mécanismes rhétoriques qui visent à faire des dirigeants nationaux slovaques des victimes potentielles de l'ire étrangère sont réactivés à l'occasion. Entre 1994 et 1998 les complots les plus divers visant à l'élimination physique du Premier ministre étaient découverts par les services secrets ou par le HZDS lui-même. Habilement exploités lorsque la Slovaquie était en butte aux critiques étrangères, notamment en 1996 et 1997, ils tendaient à accréditer l'idée que les intérêts supérieurs du monde hostile étaient prêts à déclencher en Slovaquie un nettoyage politique destiné à recoloniser le pays par le politique puis l'économique. Ce discours participe de la création d'un sentiment diffus d'insécurité qui légitime des mesures autoritaires. Meciar, homme de la situation, a toute légitimité à mener, comme il l'entend, un État dont la population n'a pas mesuré pendant longtemps que l'existence était en soi insuffisante.

L'affirmation d'une légitimité à l'exclusion toute autre, une pratique politique approfondissant les clivages antérieurs de la société, eurent pour principale conséquence de faire d'une nation qui voulait être vue, une nation qui s'est plainte de l'être trop. Peu à peu, l'opinion slovaque a pris conscience de l'enfermement identitaire qu'imposait la majorité parlementaire au pays. Aiguillonnée par un secteur non-gouvernemental très actif, profondément marquée par le double échec de Madrid puis de Luxembourg qu'elle avait pourtant vu venir de loin, l'opinion slovaque a su saisir, en septembre 1998, l'occasion d'infléchir les évolutions du pays.

Cette alternance, outre le fait qu'elle marque un retour à une pratique politique plus consensuelle, a permis de mettre fin aux crises et conflits caractéristiques des années 1996-98. En dépit d'un certain rééquilibrage des forces lié en particulier au phénomène de regroupement de partis (SDK et SMK), les clivages n'ont pas disparu. Depuis lors, les difficultés se sont multipliées et ont surtout permis de constater quelques dérives politiques au sein des nouvelles formations gouvernementales, dérives qui pèsent actuellement sur l'évolution du pays. L'un des risques qui guette la coalition actuelle n'est pas le retour en force d'un vote meciariste, mais le repli de son électorat de 1998 dans une position de passivité qui augmente les chances de V. Meciar. En effet, l'héritage de la période précédente ne cesse de faire sentir ses effets. Alors qu'elle a su rapidement refaire une partie du " déficit d'image " lié à la période Meciar (voir STRAZAY ET LUKAC), la nouvelle coalition gouvernementale est soumise à des difficultés dont certaines pourraient lui être fatales.

Les difficultés institutionnelles ont été en partie réduites dans les premiers mois de 1999, même si des questions clés doivent encore être résolues (voir MALIKOVA). Mais les difficultés économiques ne sont pas encore surmontées. Il y a la nécessité de faire venir rapidement et massivement du capital étranger pour relancer son économie en situation délicate. Sur le plan politique enfin, après avoir contribué à cliver le paysage politique (voir RYBAR), V. Meciar a contribué, en modifiant la loi électorale à quatre mois des élections législatives, à la confusion qui règne actuellement au sein de la coalition gouvernementale. Il n'est pas le seul en cause. Le chaos politique dans lequel baigne la gauche du paysage politique ne peut lui être imputé. Il relève plutôt, comme certaines faiblesses des formations conservatrices et libérales, d'autres facteurs apparus au grand jour après l'alternance de septembre 1998 (voir CHMELAR et HAUGHTON). Ce sont certains de ces aspects qui seront ici observés.

 

Par Etienne BOISSERIE

Vignette : drapeaux tchèque et slovaque (photo libre de droit, attribution non requise)

1. LIPTAK, Slovensko v 20 Storoci, Kalligram, Bratislava 1998.
2. Voir PODRIMAVSKY, KOVAC, Slovensko na zaciatku 20 storocia, HU SAV, Bratislava 1999.
3. LIPTAK, Petite histoire de la Slovaquie, Institut d'Études slaves, Paris 1996, pp.82-83.
4. TIGRID Pavel, Le printemps de Prague, Seuil, Paris 1968, p.112.
5. KUSY M., " Slovensky fenomén ", in Slovenska otazka v 20 storoci, Kalligram, Bratislava 1997.
6. PITHART P., "L'asymétrie de la séparation tchéco-slovaque", in Le déchirement des nations (sous la direction de Jacques Rupnik), Seuil, Paris 1995, pp.161-162.
7. KRIVY, FEGLOVA, BALKO, Slovensko a jeho regiony, sociokulturne suvislosti volebného spravania, Fondation Media, Bratislava 1996.
8. A.M.HUSKA, "Udri pastiera a huf sa roztrati", Slovenska REPUBLIKA, 22 avril 1998, p. 8.

 

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