L’IE en Russie : entretien avec Bogdan Titomiroff

Fondateur du CFRIES (Centre Franco-Russe d’Intelligence Economique et Stratégique), forum traitant des affaires en Russie et qui rassemble à ce jour 252 membres[1], Bogdan Titomiroff est un ingénieur français, ayant séjourné en Russie pendant 5 ans. Après avoir travaillé trois ans chez un acteur européen spécialisé en communication, il a intégré une société française pendant trois ans qui développe des plateformes d’intelligence économique et stratégique. Il travaille actuellement dans une jeune société dans la région parisienne qui conçoit des logiciels d’investigation et de reconnaissance vidéo.


Eglise russeQuelle est la place actuelle du gouvernement russe dans l’intelligence économique ? Quelles sont les structures existantes ou à venir ? Quel est leur rôle auprès des entreprises ?

B.T : Selon l’article 5 de la Loi de la Fédération de Russie "sur le renseignement", « les objectifs des activités du renseignement sont : fournir aux organes suprêmes du pouvoir législatif et exécutif de la Fédération de Russie les informations et les renseignement nécessaires à la prise des décisions dans les domaines politique, économique, technologique , écologique et dans celui de la défense… l'assistance au développement économique et au progrès technologique du pays au moyen de la collecte par les organismes du renseignement extérieure des informations économiques et technologiques, y compris sous leur forme réifiée ».

Le 18 janvier 2002, Vladimir Poutine, a appelé les collaborateurs du service fédéral de la sécurité de la Fédération de Russie à protéger les positions des entrepreneurs nationaux, les entreprises russes, leurs secrets technologiques et commerciaux contre « la criminalité internationale, l'espionnage industriel et la compétition déloyale».

V. Poutine a créé récemment un «département de renseignement économique extérieur» rattaché non pas à l’état major de l’armée mais directement au ministre de développement économique.

Actuellement, il n’y a pas de démarche globale d’intelligence économique menée par le gouvernement. Par contre, des campagnes de protectionnisme et de patriotisme économique ont été utilisées à plusieurs reprises. Cela constitue une priorité absolue pour le gouvernement russe actuel, même s’il n’a pas un organisme et une structure dédiée à cela. Mais à mon avis, ce retard est dû au fait des reformes radicales qui ont touché les différents organes du pouvoir législatif et exécutif.

D’après l’article de M. Ignatov[2] et d’autres témoignages, la distinction reste floue entre ce qui est légal et illégal : y a-t-il finalement une véritable distinction en Russie entre l’espionnage économique et l’intelligence économique ?

Cet état a été le résultat direct du vide juridique qu’a connu la Russie. Il faut savoir que la loi sur « le secret commercial » n'a été adoptée qu’en juin 2004. Avant cette date, régnait un flou total.
Concernant le concept même de l’intelligence économique – comme la politique globale défensive et offensive d’une entreprise visant à maîtriser son environnement - est malheureusement peu claire (voire absente) dans l’esprit dans la majorité des sociétés qui opèrent dans ce secteur.

Les gens venant des services de renseignement militaire et gouvernementaux (apparemment les 4/5 des professionnels de l’intelligence économique en Russie) sont-ils vraiment les personnes les plus compétentes car, comme dit précédemment, elles utilisent des méthodes « d’espionnage » qui sont normalement proscrites par l’intelligence économique…

Je ne crois pas que ces spécialistes sont les mieux placés pour exercer l’intelligence économique dans sa définition globale. Tout simplement parce que ce sont deux mondes différents : la culture, les méthodes, l’approche même et la notion du risque ne sont pas les mêmes. Ces spécialistes ont créé dans les années 90 des sociétés de service/conseil dans le domaine de la sécurité logique (il s'agit de la sécurité des données, comme par exemple assurer la confidentialité des transmissions) et physique et dans le domaine de l’investigation et du renseignement. Leurs clients étaient principalement les différents groupes d’oligarques. L’intelligence économique étant devenue un concept à la mode, ils sont reconvertis pour tirer profit de cet engouement tout en gardant les mêmes (bonnes & vieilles) pratiques.

D’après M. Ignatov, l’information ouverte n’est pas ou difficilement disponible (il faut soudoyer un ou des employés de la mairie, au ministère, etc.), la plupart des acteurs russes de ce marché en profitait pleinement encore en 2004. Cela a-t-il changé, étant donné l'adoption de plus en plus des moyens légaux par le marché russe ?

Les spécialistes issus de la vague de « privatisation du renseignement » qu’a connue la Russie dans les années 90 ont gardé des étroites relations avec les anciens qui leur fournissaient des informations hautement stratégiques. Ces pratiques ont créé un climat de corruption. Une structure gouvernementale indépendante devrait voir le jour.

L'intelligence économique en Russie ne se limite-t-elle qu'au renseignement économique et à la sécurité ?

Malheureusement, c’est la réalité.

Y a-t-il une évolution vers le knowledge management ou le lobbying ?

Non, je ne crois pas. A mon avis on verra bientôt une émergence vers l’intelligence économique à l’anglo-saxone. Et ce n’est pas par hasard que les Britanniques et les Américains sont actifs sur en ce moment sur le territoire russe. (Le lobbying en Russie est pratiqué par l’Etat à travers des députés très influents.)

Question de vocabulaire : quels sont les termes adéquats en russe pour l'intelligence économique, la veille stratégique et la veille concurrentielle par exemple ? N’y a-t-il pas amalgame ?

Souvent en Russie le terme d’IE est traduit par « Renseignement Economique – Ekonomitcheskaya Razvedka ou Bizness Razvedka», « Renseignement Concurrentiel – Concurentnaya Razvedka ».

A-t-on vu l’émergence d’associations ou instituts ? Des conférences et des séminaires sont-ils organisés ? Parle-t-on également de pôles de compétitivité ? Ou encore l’intelligence économique est-elle enseignée dans les universités (comme en France par exemple) ?

Oui, effectivement, beaucoup de séminaires sont organisés en Russie au tour du thème de l'intelligence économique, que ce soit sur les sujets de la mise en place d’infrastructure technique ou sur des sujets plus globaux d’ordre organisationnel et stratégique.
L’intelligence économique est enseignée comme module d’études dans plusieurs universités et instituts de Russie comme l’Académie de l'économie nationale ou Business Defense Institut par exemple.

D’après M. Ignatov, les clients des cabinets d’intelligence économique étaient surtout de compagnies russes, la part des clients étrangers restant minime. Est-ce toujours le cas? Quel type d’entreprise est intéressé (grands groupes, PME, TPE) ?

Je crois que c’est toujours le cas. Comme l'intelligence économique est une activité stratégique, les entreprises étrangères préfèrent utiliser leurs propres moyens que de faire appel à un prestataire externe, surtout en Russie.

Cela concerne –t-il tous les types d’activité ? Ou bien y a –t-il des activités phares ?

Les activités phares (sans grande surprise) ce sont les secteurs d’aéronautique, énergétique, pharmaceutique, métallurgique, télécom.

Quels sont les services les plus demandés ? Quelles sont leurs requêtes en général ?

Mission d’investigation sur la solvabilité d’un partenaire. Etude de marché hautement sensible. Les pratiques de dérogations fiscales obtenues par les concurrents.

Les entreprises russes possèdent-elles des cellules d’intelligence économique? Est-ce plutôt les grands groupes comme en France qui peuvent se le permettre ou également les PME et TPE ? Pourquoi ?

En Russie, plusieurs grandes entreprises ont créé leur propre « Centre de situation ». Des acteurs russes se sont spécialisés sur ce type d’offre. Même les gouverneurs locaux ont leur propre centre de traitement d’information.

 

Par Clélia CAPDEVIELLE

[1]http://fr.groups.yahoo.com/group/CFRIES
Le blog http://cfries.canalblog.com est également très riche par ses propositions d’articles et ses commentaires.
[2]www.scip.org/news/jcim/JCIMv2i3Russia.pdf