De nombreux ouvrages littéraires furent consacrés à l’île-prison de Goli Otok, au large des côtes croates. Leur examen révèle le traumatisme que cette île a laissé à la fois dans la psyché des prisonniers politiques, enfermés dans les années 1950 par le régime communiste yougoslave, mais aussi chez les gardiens, devenus simples instruments d’une idéologie totalitaire.
Parmi les camps consacrés à cette tâche figure celui de Goli Otok, «l’île nue» située au large de la côte croate. Un nombre indéterminé de prisonniers politiques y transitèrent. Au fil des ans, les survivants se font de plus en plus rares et, avec leur disparition, s’estompe le souvenir de ce que représentait cette île-prison: un espace de terreur et une expérience traumatisante. Fort heureusement, la littérature est aussi un lieu de mémoire. Elle préserve le vécu dans son intimité et le partage par delà les générations. Cela est particulièrement vrai de la littérature de goulag.
Goli Otok dans la littérature de goulag
En Yougoslavie, les ouvrages relatant l’expérience de prisonniers à Goli Otok sont longtemps restés frappés d’un tabou. Mais, en 1980, la mort de Tito libéra les écrivains de cet interdit. Une avalanche d’ouvrages parut alors, dont cet article présente une analyse. Parmi eux: Noč do jutra (La nuit jusqu’au matin) de Branko Hofman (1981); Karamazovi (Les Karamazov) de Dušan Jovanović (1981); Tren 2 (Moment 2) de Antonije Isaković (1982); Pismo glava (Pile ou face) de Slobodan Selenić (1982); Prestupna godina (année bissextile) de Žarko Komanin (1982); Levitan (Léviathan) de Vitomil Zupan (1983); Ispljuvak pun krvi (Salive pleine de sang) de Živojin Pavlović (1984) et Udri Bandu (Frappe les bandits) de Miroslav Popović (1988). D’autres ouvrages parurent aussi au cours et au lendemain de la guerre, notamment Odlučan Čovek (Un homme déterminé) de Mihailo Lalić (1993) et trois livres de Dragoslav Mihailović (1990-1995): Goli Otok I-IV, Lov na stenice (La chasse à la punaise de lit) et Zlotvori (Scélérats).
Ces ouvrages rappellent à de maints égards les récits d’Alexandre Soljenitsyne ou de Primo Levi. Ils rendent compte de l’horreur des idéologies totalitaires, de leur impact sur la vie des individus et nourrissent donc le genre narratif qui se développe depuis les années 1960, que l’on qualifie de réalisme ou de fiction traumatique et de prose excessive[1]. Tout comme les récits portant sur les goulags staliniens et les camps de concentrations allemands, les ouvrages dédiés à Goli Otok ont généralement pour objectif de servir de témoignage, de décrire l’indescriptible et de faire la lumière sur le Mal.
Bien sûr, dans la littérature de goulag, la frontière entre faits et fiction n’est pas toujours claire. La variété des approches en témoigne. Parmi les récits sur Goli Otok, l’on trouve des proses documentaires, agrémentées de travaux de recherche, des mémoires, rédigés des décennies après les faits et des fictions romancées, faisant la part belle à l’intrigue. La plupart des ouvrages, dans le cas présent, sont néanmoins autobiographiques ou semi-autobiographiques. C’est d’ailleurs la force du genre, même si une mesure de fictionnalisation est inévitable dans toute composition, aussi autobiographique soit-elle. Les perceptions personnelles, après tout, demeurent sélectives; le souvenir est incertain; et la narration est tributaire des choix de l’auteur. Il n’en demeure pas moins que l’étude de ces textes permet de saisir ce que Goli Otok a représenté en son temps, pour les prisonniers mais aussi pour les gardiens en poste sur l’île.
Goli Otok : une expérience traumatisante
L’expérience de Goli Otok, dans les ouvrages étudiés, fut traumatisante tant pour les prisonniers que pour les gardiens en poste sur l’île. Plus encore que des conditions de vie très difficiles qui leur furent imposées, les prisonniers, lors de leur incarcération, souffraient de la dépersonnalisation et la déshumanisation qui les visaient. Aux yeux du système, ils étaient réduits à la qualité de «bandits et traitres» et «ennemis du peuple». Ils ne jouissaient donc plus de la protection de l’État, étaient exclus de la communauté nationale et étaient présentés comme une classe sans utilité, superflue, dont on peut se passer. Émaciés, malmenés, parfois frappés de l’interdiction de parler, les prisonniers de Goli Otok ne survivaient que difficilement à leur calvaire. Ceux qui quittaient l’île étaient mutilés pour la vie, à la fois physiquement et psychologiquement.
Les effets de Goli Otok sur les prisonniers survivant à leur incarcération ne disparaissaient pas avec leur libération. Ils continuaient de hanter les individus pour le reste de leur vie. Après leur libération, les prisonniers devaient faire face à des problèmes existentiels. Ils étaient traités comme des parias. Ils n’accédaient pas au marché du travail, faute d’employeur prêt à prendre la responsabilité de les embaucher ou devaient accepter les tâches les plus ingrates. Ils devaient s’enregistrer à la police où qu’ils soient et étaient forcés de collaborer. Ils étaient gardés sous surveillance constante. Leurs dénonciations, obtenues sous la torture, leur avaient souvent coûté leur famille et leurs amis. Libérés, ils se retrouvaient donc encore plus seuls qu’enfermés. Le poids de leur expérience ne leur permettait d’ailleurs pas de renouer si facilement avec leur vie d’antan et de côtoyer des personnes n’ayant pas partagé leurs souffrances. Aussi leur était-il interdit de parler de leur expérience –ce qui les aurait peut-être soulagés–, au risque de se voir renvoyés en prison. Le portrait que dresse la littérature des prisonniers de Goli Otok, en un mot, est celui d’individus traumatisés, figés dans leurs souffrances, incapables d’échapper à leur expérience.
Ce traumatisme, de façon plus inattendue, ne touchait pas seulement les prisonniers. Il affectait également les gardiens de l’île. Contrairement aux prisonniers, ceux-ci ne souffraient pas de privations matérielles. Ils disposaient même d’une valorisation de leur retraite. Mais leur utilité était contingente de leur fonction – tout comme l’inutilité des prisonniers tenait à leur incompatibilité à œuvrer pour le système totalitaire. Eux aussi étaient les instruments d’une idéologie, négligeables au regard du système et facilement remplaçables. Les gardiens se devaient d’exécuter des tâches au mépris de leur conscience. Pour ôter l’humanité des prisonniers, ils devaient sacrifier une partie de la leur. D’individus libres et pensants, ils devenaient à Goli Otok «la main de la révolution», une main implacable et impersonnelle[2]. Une main atrophiée de son humanité, handicapée à vie par cette expérience traumatisante.
Les gardes en poste à Goli Otok exerçaient leur domination sur les prisonniers, mais ils étaient par ailleurs traités de parias par leurs camarades communistes et leur réintégration dans la vie «normale» se soldait souvent par un échec. Les ouvrages étudiés témoignent de l’impossibilité pour eux de se purifier de leur passé, comme s’ils étaient captifs de la violence qu’ils avaient infligée. Dans son livre Odlučan Čove, Mihailo Lalić décrit sous les oripeaux d’un héro national le général de Goli Otok, Bojo Šančević, comme un homme faible et lâche. Souffrant d’un complexe d’infériorité mais aussi d’un égo surdimensionné, le général est muté hors de Goli Otok. Désavoué, il ressent cette mutation comme une persécution, mais commence dans le même temps à souffrir d’attaques de panique et d’hallucinations dues au souvenir des prisonniers qu’il a torturés. Alors qu’il s’apprête à sombrer dans la folie, il tombe amoureux de son docteur. L’espoir renaît en lui que sa vie pourrait à nouveau avoir un sens et que cet amour pourrait apaiser sa conscience. Mais ces aspirations s’effondrent quand il découvre que son médecin est la nièce de l’une de ses victimes et qu’il n’y a point de pardon pour ce qu’il a fait. Désespéré, rongé par la culpabilité mais incapable de reconnaitre ses fautes, le général se suicide en se précipitant d’une falaise. Cette histoire est semblable à beaucoup d’autres relatées dans les ouvrages étudiés. Les uns mettent un terme à leur vie, les autres finissent dans des hôpitaux psychiatriques. Comme s’il n’était possible, pour les gardiens, de véritablement quitter Goli Otok qu’en renonçant à sa santé mentale.
Goli Otok et la «banalité du mal»
Les ouvrages étudiés s’interrogent tous en filigrane sur la responsabilité des individus pris dans le mécanisme de la terreur à Goli Otok. Malgré leurs exactions, la grande majorité des gardiens en poste sur l’île ne sont pas dépeints comme des monstres ou comme l’incarnation du mal. Ce sont des gens ordinaires ayant commis des actes d’une extraordinaire cruauté. Quelques-uns étaient même d’apparence cordiale, dotés d’un certain raffinement. Bien peu sont décrits comme sadiques. «Si seulement c’était si facile», écrit Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du goulag. «Si seulement il y avait d’un côté les hommes mauvais et que l’on pouvait facilement les séparer du reste de nous et les détruire. Mais la ligne qui sépare le bien du mal passe au milieu du cœur de chacun d’entre nous». À Goli Otok, comme dans d’autres installations comparables, des prisonniers étaient promus superviseur ou aide-gardien. D’autres versaient dans la délation. Et les gardiens n’étaient pas foncièrement mauvais. «Ils avaient nos traits», disait Primo Levi à propos des SS. Les rôles de victime et de bourreau n’étaient donc pas fixes. Ils reflétaient l’essence de l’homme dans ce qu’il a de plus banal. Ils illustraient ce qu’Hannah Arendt appelait la «banalité du mal».
Mais pourquoi ces personnes a priori normales se comportaient-elles à Goli Otok de manière parfois si cruelle? Pourquoi les gardiens étaient-ils amenés à commettre ces crimes à l’encontre des prisonniers, puis à porter le poids de leur culpabilité? «L’Histoire nous le demande, alors nous le faisons», explique le personnage d’Aleksandar Ranković dans Zlotvori de Dragoslav Mihailović[3]. Totalitaire, l’idéologie ne laisse guère de place à l’individu. Elle le prive de choix. L’État devient le seul arbitre de la moralité; il remplace l’humanité et commande seul la distinction entre le bien et le mal[4]. C’est dans ce contexte extrême que les prisonniers et les gardiens interagissent à Goli Otok. D’où l’absence de remords exprimés par les seconds. Leur soumission au système, qu’ils percevaient comme un signe de loyauté, impliquait à leurs yeux des devoirs, indépendamment de leur volonté. «Je sais que je ne faisais que faire mon boulot. Personne ne m’a demandé si c’était agréable ou non», explique Andrej Kovač, le protagoniste de Noč do jutra[5]. Cette posture amorale ne les dispensait pas tout à fait de culpabilité. Plusieurs gardiens la ressentaient au travers des yeux des autres, mais se voyaient eux-mêmes comme incompris. Ils échappaient à la justice des juges, mais pas à la justice des hommes.
Notes :
[1] Anne Whitehead, Trauma Fiction, Edinburgh University Press, Edinburgh, 2004, p.83.
[2] Branko Hofman, Noč do jutra, Zdanje Zagreb, Zagreb, 1982, p.109.
[3] Dragoslav Mihailović, Zlotvori, Narodna knjiga, Belgrade, 1997, p.334.
[4] Tzvetan Todorov, Facing the Extreme, Henry Holt and Co., New York, 1996, p.229.
[5] Branko Hofman, Op. Cit., Note 2, p.167.
Vignette : Goli Otok (photo: NASA)
* Radmila Gorup enseigne les langues et les littératures slaves à l’Université de Columbia (New York). Elle est l’auteur de After Yougoslavia: The Cultural Spaces of a Vanished Land (2013). Cet article est tiré d’une parution en anglais, adaptée et traduite par Florent Marciacq avec le concours de l’auteur. La version originale de l’auteur est: Radmila Gorup, «Representations of Trauma in Narratives of Goli Otok», Serbian Studies: Journal of the North American Society for Serbian Studies, 21(2), 2007, pp.151-160.
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