Goli Otok : défier l’oubli et les dissonances de l’héritage, là où prospère le tourisme

Le pénitencier de Goli Otok faisait office jusqu’en 1956 d’institution pénale de haute sécurité en Yougoslavie. Il est connu pour la dureté des conditions d’enfermement, que Josip Broz Tito imposa à ses opposants pro-staliniens et autres dissidents politiques, militaires et intellectuels.


Après 1956, le pénitencier de Goli Otok devint une prison ordinaire soumise à l’autorité de la République socialiste de Croatie pour délinquants criminels et détenus politiques. Il est connu pour la dureté des mesures disciplinaires et des conditions d’enfermement, que Josip Broz Tito imposa entre 1949 et 1956 à ses opposants pro-staliniens et autres dissidents politiques, militaires et intellectuels[1]. La centaine de décès survenus durant cette période à Goli Otok parmi les 16.660 détenus au total ne frappe pas par l’ampleur des chiffres. Et pourtant, pour tous ceux qui se réconcilient avec la mémoire traumatique du passé communiste du pays, incarné par Goli Otok, le thème est essentiel; il est le plus souvent traité par la fiction, peut-être aussi afin de remplir une lacune historiographique.

L’île stérile : «les ruines ne mentent pas»

Durant les mois d’été, des excursions en bateau sont organisées presque chaque jour pour Goli Otok. Elles donnent aux visiteurs la possibilité de déambuler pour quelques heures sur l’île, entre les bâtiments en ruine. À gauche du poste d’amarrage, les berges sablonneuses donnent accès au port, entouré d’une dizaine de bunkers. Une route sinueuse mène aux collines un peu plus boisées, sur lesquelles le complexe pénitencier est situé. Les visiteurs arrivant au port sont immédiatement frappés par une immense croix catholique en bois, face au point d’amarrage. À quelques mètres de là, une plaque commémore les anciens prisonniers de Goli Otok, avec la signature du gouvernement de la République de Croatie.

Les bâtiments en béton qui ont remplacé les anciennes baraques de prisonniers en bois sont aujourd’hui sans toit et sans fenêtres, à la manière de friches industrielles. Les bâtiments de pierre blanche de l’ancienne administration du camp, avec leur façade donnant sur la mer, sont restés relativement intacts, mais leur intérieur est dévasté. Les pièces ont été pillées, soumises à un processus de destruction matérielle. Les paysages autrefois austères, caillouteux et venteux, pour lesquels l’île avait été choisie, ont été transformés par les atrocités. À leur place, on trouve aujourd’hui une végétation ensoleillée et attrayante. Des débris sont laissés un peu partout à terre et les murs sont couverts de graffitis. Le tout symbolise assez bien l’oubli et la négligence auxquels sont laissés les lieux.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la décrépitude des lieux n’est pas le produit de la vitalité de la nature, ni même du temps qui passe. Elle résulte d’un processus conscient de démolition, de vandalisme et de pillage. Les endroits qui témoignent d’un passé difficile sont difficile à se remémorer. Les camps –des «non-endroits» ou des «sites anti-mémoires» comme l’archéologue néerlandais Jan Koolen les appelait– refusent obstinément d’être commémorés[2]. Leur passé traumatique et honteux les conduit à disparaître presque naturellement des mémoires collectives, ou à être réabsorbés par la nature environnante.

Paysage d’oubli, d’absence et de trauma

L’oubli et l’absence des personnes sont omniprésents sur le site. Contrairement aux espaces muséifiés, où l'exposition des objets préservés est prévue, ceux laissés à Goli Otok frappent l’esprit par leur déréliction. Les étendues rocheuses, le ciel illimité et leur collusion en un horizon lointain renforcent le sentiment de captivité, d’isolement et de désolation.

À Goli Otok, plusieurs attributs caractéristiques des milieux carcéraux sont dispersés sur le site. Ils témoignent de l’expérience de la répression communiste. Dans la salle de théâtre, la pratique de la rééducation politique est ramenée à la vie par l’arrangement des chaises et des rideaux ternis par le temps. Le travail forcé est suggéré par les engins, les bancs d’ouvriers, les moteurs et les machines à coudre. Les sommiers rouillés des détenus placés à l'extérieur des pavillons, les graffitis des prisonniers, le jardin de l’infirmerie sont les vestiges de la vie quotidienne. L’expérience de la violence passée est tangible, d’une certaine façon. Les débris du sous-sol de l’administration pénitentiaire, où se tenaient les interrogatoires, et les cellules d’isolement demeurent visibles. Ils sont les témoignages architecturaux de leur fonction terrifiante d’alors, là où furent tués des hommes.

Les paysages à Goli Otok prennent pour la plupart une forme dépersonnalisée. Pas de noms, pas d’images, pas de témoignages pour donner un visage humain aux histoires des survivants. Le remplacement des illustrations photographiques, des présentations muséographiques et des objets personnels par l’héritage abstrait de leur emplacement est caractéristique du processus de muséification des prisons politiques. L’oubli, la solitude et l’anonymat donnent un sens à l’expérience du visiteur. Ils résonnent avec l’expérience des détenus, alors soumis au règne arbitraire et anonymisant du totalitarisme.

Les agents de la mémoire: les figures du tourisme, gestionnaires de l’héritage

Quand la prison yougoslave ferma ses portes et que l’île fut abandonnée en 1988, Goli Otok s’ouvrit au tourisme et aux exploitants, avec le soutien des entrepreneurs locaux et la bénédiction du gouvernement croate. En 2005, des plans de développement économique ont été ressortis des cartons. Ils prévoient la création d’un petit mémorial et la transformation du complexe pénitentiaire en un hôtel.

Ce projet est aujourd’hui aux mains d’agents locaux. Goli Otok et la prison-île voisine de Sveti Grgur attirent aujourd’hui les touristes par un mélange hasardeux de loisirs, visites, gastronomie, chasse et archéologie. L’agence touristique locale de Lopar, la capitale de l’île de Rab, est responsable de la présentation de Goli Otok. L’île est présentée aux touristes potentiels par le biais de brochures distribuées dans les appartements touristiques aux alentours, d’un site Internet et de Wikipedia. Les associés commerciaux de l’agence touristique proposent également des souvenirs, s’occupent de la restauration, des transports et des excursions. Durant la saison estivale, l’ancien navire de la prison Sveti Juraj dessert Goli Otok et Sveti Grgur tous les jours afin d’offrir aux touristes l’illusion de l’authenticité au sein de «l’Alcatraz croate».

Des agences touristiques privées organisent les excursions sur l’île, et fournissent des explications pour le moins parcellaires, sans cadre historique. Une description sommaire de la fonction des sept bâtiments de l’île, fournie en six langues, tend à minimiser la triste période de répression antistalinienne. Et les informations fournies par les agents touristiques, curieusement, soulignent la continuité de l’histoire de l’île, les détenus staliniens et les prisonniers politiques étant qualifiés de «membres de la communauté nationale s’étant engagés pour la cause croate»[3]. Il y a dans l’histoire de Goli Otok une confluence des récits nationaux croates et des récits anti-communistes et antitotalitaires d’avant 1956, au mépris de ce que clament les survivants.

Les anciens détenus, qui servent de guides touristiques, ont une influence déterminante et quasi monopolistique sur l’histoire de l’île. Le «Professeur» Vladimir Bobinac (né en 1926), emprisonné à Goli Otok de 1951 à 1953 organise régulièrement des visites de l’île et se concentre dans son récit sur la période 1949-1956. Il qualifie le système de déshumanisant et immoral. «Il n’y avait à Goli Otok ni nationalité, ni foi, ni héros. Tout le monde était coupable. C’est pourquoi il faut aujourd’hui se souvenir que la personne est importante. Et non les pierres»[4].

Le tourisme sombre et l’Alcatraz yougoslave

Goli Otok fait l’objet d’un tourisme croissant pour les visiteurs locaux et internationaux séjournant dans les complexes hôteliers au nord de l’Adriatique. Mais une autre catégorie de touristes, bien que marginale, a une influence importante sur la construction de l’image de l’île. Des aventuriers, collectionneurs historiques, amateurs de sensations fortes et documentalistes de ruines sont intéressés par «l’Alcatraz croate», autrefois interdit aux visiteurs et aujourd’hui oublié. L’abandon et la virginité subite du site comblent leur quête d’authenticité. Ces explorateurs diffusent des photos de leurs trophées sur Internet. Ils sont les agents d’un «tourisme sombre», un terme créé par Lennon et Foley pour désigner les pèlerinages touristiques vers les sites historiques où des actes de cruautés ou des tueries ont été commis[5].

Les touristes sont attirés par les gestionnaires commerciaux de l’héritage de l’île qui, pour mieux vendre, se servent de l’absence de cadre historiographique. Ils viennent à Goli Otok pour expérimenter un autre Alcatraz. Le tourisme global a un pouvoir agissant sur les paysages et les héritages en ce sens que les collectivités locales cherchent à répondre aux attentes de ces visiteurs, a justement remarqué John Urry[6]. Dans le cas de Goli Otok, la solitude et la localisation de l’île sur la côte adriatique renforcent la fonction de l’île comme destination touristique. On peut néanmoins se demander si la présentation touristique de l’île, qui fait fi de conscience historique plus profonde, ne contribue pas à jeter l’ombre sur des mémoires importantes, peut-être passées sous silence, et si les sensibilités politiques nationales et locales n’en sont pas venues à occuper le paysage, au mépris d’antagonismes mémoriels.

Traduit de l'anglais par : Florent Marciacq.
Voir la version en anglais

Notes :
[1] Ivo Banac, With Stalin against Tito. Cominformist splits in Yugoslav Communism. Ithaca: Cornell University Press, 1988, pp.x-xi.
[2] Jan Kolen, De biografie van het landschap. Drie essays over landschap, geschiedenis en erfgoed. Proefschrift VU: Amsterdam, 2005, pp.265-268.
[3] Brochure sur Goli Otok, distribuée par le Restaurant Porat, Goli otok/Lopar, mars 2014.
[4] Entretien avec Vladimir Bobinac, Goli Otok, 11 avril 2014.
[5] John Lennon and Malcolm Foley, Dark tourism: The attraction of death and disasters. London: Thomson Learning, 2000.
[6] John Urry, The Tourist Gaze. London: Sage, 2002.

Vignette : Goli Otok (photo Irene Arnold, mars 2014).

* Diplômée d’études slaves et russes, I.Arnold a participé au projet de recherche «Terrorscapes. Transnational memory of totalitarian and genocide in postwar Europe» à l’Université libre d’Amsterdam.