La présence permanente de médias occidentaux sur le terrain, ainsi que la structure intrinsèque des médias soviétiques, ont activement contribué à l'effondrement des régimes, mais donnent également à penser que les citoyens soviétiques étaient parfois bien mieux informés des événements qui se déroulaient dans l'un et l'autre camp que les ressortissants de l'Ouest.
La propagande a peut-être été plus efficace à l'Ouest qu'à l'Est. Invités d'un "débat du citoyen" consacré à "l'information en Europe aujourd'hui", organisé le 15 mars 2005 par l'Association des historiens et le Sénat, plusieurs chercheurs se sont attachés à démonter un certain nombre d'idées reçues qui, véhiculées par les médias et l'enseignement occidentaux pendant la guerre froide, ont construit notre représentation de l'Union soviétique et de l'Europe de l'Est après 1945. En premier lieu, celle d'une censure uniforme et systématique: "La censure existait, mais elle différait en fonction du niveau culturel et du statut social des citoyens", explique Bruno Drweski, maître de conférences à l'INALCO. "L'information destinée aux masses était plus conforme à l'idéologie que celle destinée aux élites. Le journal de 19 h était ainsi construit pour éduquer les masses, tandis que celui de 22 h, conçu pour un public plus averti et que son travail autorisait à se coucher tard, s'avérait plus élitiste."
Lire entre les lignes
"Les programmes de ces radios, comme Jazz in America, sont très suivis ", indique Jacques Sémelin, directeur de recherche au CERI-CNRS. "Ils véhiculent la culture populaire américaine à grande échelle, jusqu'au fin fond de l'URSS. Lors du premier concert d'Elton John à Moscou, toute la salle a repris en chœur ses chansons, au grand étonnement de celui-ci! C'était de la propagande, bien sûr, mais ce modèle fonctionne encore aujourd'hui." Ces radios, ainsi que les chaînes de télévision étrangères comme la BBC, ont un réel impact sur le moral de la population: "Ecouter Radio Free Europe, c'est comme lire le National Geographic, m'a dit un jour un intellectuel hongrois", ajoute Jacques Sémelin, signifiant par là que la station lui procure une vaste ouverture sur le monde.
Les autorités soviétiques déploient des trésors d'ingéniosité pour brouiller les ondes le plus souvent possible, "plus encore que pour émettre leur propre propagande", plaisante le citoyen soviétique. Ces informations qui filtrent de l'autre camp posent en effet un sérieux problème de crédibilité au régime, bientôt contraint d'assouplir le contrôle. Après la répression du Printemps de Prague en 1968, plus personne n'y croit. La rhétorique soviétique est devenue un code, qu'on utilise à des fins de promotion sociale. "Mais le citoyen n'est pas dupe, ajoute Bruno Drweski, il sait qu'il faut lire entre les lignes aussi bien l'information 'libre' que l'information communiste. Les gens avaient compris que la réalité se situait entre les deux."
La censure demeure, pour prévenir les "dégénérescences morales", avec l'appui du Parti mais aussi des églises, qui, malgré leur rôle moteur dans les mouvements de libération nationale, jouent alors une partie extrêmement conservatrice en matière de contrôle de l'information. La propagande soviétique connaît également quelques succès, notamment lorsque les Polonais accordent un soutien massif à l'introduction de la loi martiale en 1981, mais aussi en cristallisant le sentiment d'appartenance à l'un ou l'autre camp. Le langage populaire a conservé la trace d'un clivage identitaire entre "eux" - les Occidentaux, et "nous" - les gens qui vécurent du côté oriental du Mur. Il suffit de se rendre à Berlin aujourd'hui pour se rendre compte de la persistance de différences comportementales et culturelles entre les Allemands de l'Ouest et les Allemands de l'Est.
Le western du soir
"Ces régimes sont nés de la parole et sont morts par la parole", conclut Jacques Sémelin. A la faveur des évolutions politiques, celle des médias, à la fois du point de vue de la technique et du contenu, a joué un rôle de catalyseur dans les années 1980. Les chaînes de télévision finlandaises débordent sur les frontières baltes, François Mitterrand rétablit en 1981 l'émission de RFI en Pologne et, le lundi soir, les Allemands de l'Est se branchent sur la télévision ouest-allemande pour regarder le Schwartz Kanal où, juste avant le western américain du soir, le présentateur se fait un plaisir de démentir les informations du journal télévisé qui vient d'être diffusé. L'une des graves erreurs de la télévision soviétique aura été d'avoir conservé une raideur peu "appétissante", alors qu'au même moment, en Hongrie, en Roumanie et en Allemagne, Dallas et Kojak battent des records d'audience, juste après les nouvelles du soir présentant le capitalisme comme l'ennemi à abattre.
Les citoyens de l'Ouest n'ont, eux, jamais bénéficié d'une vision aussi nette des deux camps simultanément. Construit avec des catégories inexistantes à l'Est, comme le clivage Est/Ouest ou encore l'idée de "monde libre", le discours des Occidentaux a lui aussi été longtemps partial. "Les médias européens parlaient de l'Est de façon très idéologiques, en intégrant les normes soviétiques de l'information", explique Jacques Sémelin. "Ce n'est qu'à partir de 1968 que les choses ont commencé à changer mais, longtemps, l'opinion publique s'est montrée indifférente au sort des pays de l'Est." Après quelques articles vibrants de Thomas Schreiber, parus dans Le Monde lors l'insurrection de Budapest, il faudra attendre le Printemps de Prague pour que les Français commencent à se passionner pour le combat à l'Est, en écho sans doute aux événements de Mai 1968. Le jour de la signature des accords de Gdansk, TF1 ira jusqu'à couper Starsky et Hutch pour annoncer la fin des hostilités entre les ouvriers en grève et le gouvernement polonais !