L’intelligence économique en Russie

La Russie, de par son histoire, possède une forte culture du renseignement qu’il soit gouvernemental (ex KGB et actuel FSB) ou militaire (GRU). L’intelligence économique (IE) dans ce pays puise totalement ses racines dans l’espionnage et ses pratiques. La majorité des responsables de cellules d’intelligence économique des grandes entreprises est issue de ces officines.


Carte de la RussieCependant, les directeurs de département prennent de plus en plus conscience que cette activité ne se limite pas seulement à l’espionnage économique mais qu’elle est un véritable instrument dans la prise de décision stratégique. La tendance actuelle est à la légalisation des pratiques.

Fort ancrage du renseignement à la soviétique

Du temps de l’URSS, l’Etat occupe une place « colossale » dans la société politique et économique russe. Rien ne doit échapper à l’œil de Moscou qui a fait du renseignement quasi un art. La réputation de l’ex KGB n’est plus à faire… La liberté d’action et de décision des personnes n’est guère admise, celle des entreprises d’Etat non plus.

Issues du complexe militaro-industriel, ces entreprises sont alors très demandeuses d’informations stratégiques et technologiques pour se développer et contenir leurs avantages concurrentiels. Détenir ces informations à forte valeur ajoutée est primordial, cependant il leur est formellement interdit de développer leurs propres cellules de renseignement économique. L’Etat soviétique a bien compris que le contrôle de l’information est également stratégique et qu’il doit rester entre ses mains.

Comment procèdent-elles ?

Tout travail de renseignement économique est coordonné par la Commission militaro-industrielle. Les entreprises qui ont des besoins en information doivent transférer leurs demandes aux ministères correspondants. Une fois unifiées, ces demandes sont envoyées à la Commission principale du complexe militaro-industriel qui développe les plans annuels de renseignement et qui les transmet ensuite aux agences de renseignement étatiques...

Un autre legs de l’ère soviétique est l’estampille « secret d’Etat », systématiquement appliquée à toutes les affaires. Rien ne doit filtrer, l’information doit être verrouillée. « J’ai des affaires à faire » est la phrase préférée des Russes ! On observe encore aujourd’hui cette confidentialité accrue et surtout une transparence peu pratiquée… Il relève quasiment de l’exploit de trouver des sources ouvertes de données sur les entreprises ! Récolter de l’information pour un professionnel de l’IE devient difficile notamment dans certains domaines car il est toujours susceptible d'être accusé de violer des secrets d’Etat. Beaucoup utilisent des sources de données illégales (copies de bases de données par exemple) et utilisent des pratiques peu orthodoxes, reste de leur ancien métier...

En effet, plus des 4/5 des professionnels de l’IE proviennent du personnel des anciens services de renseignement militaire et gouvernementaux. Les dernières années avant la chute de l’empire soviétique, les fameux KGB et GRU ainsi que d’autres agences (Comité des Sciences et Techniques ; le Comité des Relations Commerciales Extérieures ; la division spéciale de l’Académie des Sciences soviétiques et quelques départements du ministère du Commerce Extérieur soviétique) pratiquaient à leur façon le renseignement économique.

La sécurité avant tout !

Boris Eltsine a largement contribué à « dégraisser » ces services et des milliers d’officiers ont dû faire peau neuve notamment dans les services de sécurité et d’analyses d’entreprises privées ou créer leurs propres cabinets. Les compagnies pétrolières et les banques ont été les premiers demandeurs de ces services de sécurité. Il faut bien avouer qu’il régnait alors un climat de business assez anarchique et peu rassurant : règlement de comptes, chantages et rackets étaient monnaie courante… Assurer sa sécurité était un impératif , il en va de même de nos jours à voir le business florissant de ces agences. Pas moins de 20 000 firmes de sécurité existent en Russie dont 3000 à Moscou : « Beaucoup de ces sociétés de sécurité restent liées à une agence de sécurité d'État spécifique, comme le contre-espionnage FSB, le renseignement extérieur SVR ou les services de renseignements militaires GRU. Le FSO ou Service fédéral de protection est le seul service d'État, qui a, de par la loi, le pouvoir d'effectuer certaines missions de sécurité privées »[1].

Les deux tiers ont choisi de prendre le statut d’agence privée ou de sécurité, ce qui leur permet d’utiliser des moyens dissuasifs tels que des gaz lacrymogènes, des matraques ou encore des armes… Elles doivent obtenir une licence du ministère de l’Intérieur (la durée de la procédure est de six mois) et chaque employé doit également avoir sa licence propre (dont le coût est d'environ une centaine de dollars). En contrepartie, Le ministère possède le droit d’avoir un contrôle sur l’activité de ces agences, cela signifie concrètement de pouvoir perquisitionner dans les bureaux et de saisir des documents. Ce qui n’est pas le cas pour le tiers restant qui apparaît sous le titre de cabinet d’intelligence économique ou d’agences spécialisées dans les études de marché.

Néanmoins, les grandes entreprises préfèrent travailler avec leurs services internes (division analyse) qui recherchent de l’information économique à la fois au niveau national et international. C’est le segment principal de l’activité IE en Russie. Cependant, ils font le choix de contacter d’importants cabinets étrangers pour des recherches hors CEI (Communauté des Etats Indépendants) qui favorisent la coopération économique et commerciale entre 12 anciennes républiques soviétiques. Il y a encore quelques années, les clients étrangers ne brillaient pas par leur nombre à la porte des cabinets d’intelligence économique russes mais la situation tend à s’inverser.

Une Intelligence Economique russe de moins en moins soviétique…

Ainsi, en Russie, Intelligence Economique signifie surtout renseignement économique et sécurité. Les autres domaines tels que le consulting avec la mise en place d’une cellule de veille par exemple, le knowledge management (gestion des connaissances et de l’information à l’intérieur d’une entreprise) ou encore des formations en IE ne sont pas encore ou très peu proposés par les cabinets.

Mais cela n’est qu’une question de temps car de plus en plus de professionnels de l’IE sortent diplômés d’économie ou d’école de commerce et remplacent peu à peu les ex espions à qui les notions de marché font cruellement défaut. Ils jonglent avec les analyses SWOT[2] et autres benchmarks[3] et la transparence fait partie de leur priorité. D’après Alexander A. Ignatov[4], cette mouvance va permettre de remodeler la pratique de l’Intelligence Economique et de gommer enfin les aspects négatifs véhiculés par le legs soviétique. «Les professionnels de l’IE en Russie sont sur le bon chemin pour devenir une industrie high-tech et moderne avec de forts codes éthiques.»

 

Par Clélia CAPDEVIELLE

 

[1]Le Figaro du 12 février 2007
[2]Les analyses SWOT (Strenghts-forces Weaknesses-faiblesses Opportunities-opportunités Threats-menaces) est un outil de planification stratégique qui permet d'analyser l'environnement externe et interne d'un projet.
[3]le benchmark implique une évaluation de performances et une comparaison à un univers de concurrence
[4]Alexander A. Ignatov est Consultant et Président de Ignatov & Company Group, cabinet d’Intelligence Economique et d’études de marchés. Il fournit des prestations à des clients internationaux depuis 1998 et est particulièrement spécialisé sur la Russie et les pays de la CEI.
Ignatov & Group est membre de la « Global Intelligence Alliance ».