Les provocations répétées de la Russie à l’encontre des pays de la région de la Baltique en général et des États baltes en particulier depuis plus de six mois se sont essentiellement traduites par des tangentes d’avions militaires russes frôlant l’espace aérien qui n’est pas le leur et multipliant les promenades sans plans de vol annoncé et sans transpondeur permettant de communiquer avec eux, mais aussi par une activité marine, voire sous-marine[1] inhabituelle. Dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne, la focalisation sur les minorités russophones d’Estonie et de Lettonie, parce qu’elles y sont numériquement importantes, n’a évidemment pas tardé. Ne pourrait-on craindre des agitations dans la région estonienne de Narva, frontalière de la Russie ? Que cache la création via les réseaux sociaux d’un groupe intitulé « République populaire de Latgale », région lettone elle aussi frontalière de la Russie (dans les deux cas, la part de population russophone y est notable) ?
La situation est bien différente en Lituanie, pays dans lequel la population russophone est numériquement négligeable et où l’absence d’une catégorie de non-citoyens évite les débats sur une possible ségrégation et la peur d’une « cinquième colonne » (le gouvernement lituanien a adopté en 1991 l’« option zéro » consistant à accorder la citoyenneté du pays à tous ses habitants). C’est pourtant la Lituanie qui semble aujourd’hui être sur la sellette lorsqu’on évoque une possible dégradation des relations avec la Russie. Quel est le risque pour ce pays, comme pour les deux voisins, de survenue d’une guerre hybride, mêlant différents types d’opérations (allant de l’organisation de manifestations civiles à l’utilisation des forces armées classiques en passant par l’intervention de groupes subversifs ou de groupes armés illégaux) ?
Un engagement verbal et dans les actes
Les déclarations tranchées de la Présidente lituanienne, Dalia Grybauskaitė, ne sont pas étrangères sans doute à la montée des tensions, son intransigeance à l’égard de la politique de Vladimir Poutine en Ukraine ayant fait de son pays le leader des censeurs d’une Russie jugée agressive. La chef d’État a d’ailleurs été déclarée « Top Promoter » de l’Ukraine pour 2014 par l'Institute of World Policy de Kiev, devant l’ex-Premier ministre suédois Carl Bildt, le sénateur américain John McCain, le professeur de Yale Timothy Snyder et… le Président ukrainien Petro Porochenko[2]. Réputée pour son franc-parler, elle a été l’une des premières, dès l’été 2014, à déclarer que la Russie est pratiquement en guerre contre l’Europe. C’est elle également qui, en novembre 2014, a qualifié la Russie d’État terroriste, mettant en garde ses partenaires européens contre une extension du conflit russo-ukrainien.
Mais la Lituanie ne s’en est pas tenue aux mots. Elle a déployé des efforts concrets importants pour accueillir et soigner des blessés et des réfugiés ukrainiens sur son sol et fournir une aide humanitaire à l’Ukraine. Après s’être prononcée clairement en faveur d’un soutien militaire à Kiev, elle a reconnu début 2015 par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Linas Linkevičius, fournir déjà des armes à Kiev[3].
Les États baltes comme test anti-Otan ?
L’éventualité de voir la Russie déstabiliser les États baltes est évoquée depuis quelques mois dans ces pays mais désormais aussi ailleurs. L’ancien Secrétaire général de l’Otan, Anders Fogh Rasmussen, n’a pas caché ses craintes début février 2015 en regrettant la réduction des dépenses consacrées à la défense par la plupart des pays membres de l’Alliance. Il a jugé plausible un scénario dans lequel V. Poutine utiliserait le terrain balte pour défier l’article 5 de l’Otan (il fixe le principe de solidarité au sein de l’Alliance, partant du principe que toute attaque contre un État membre est une attaque contre l’ensemble). Le 19 février, c’est le ministre britannique de la Défense, Michael Fallon, qui a noté que la Russie fait désormais peser un «véritable danger» sur ces trois pays.
Les formes que pourraient prendre ces tentatives d’instrumentaliser les Baltes sont diverses, allant de la déstabilisation au franchissement de frontière en passant par l’infiltration ou la propagande. Si la visite à Tallinn du Président américain en septembre 2014 a permis d’éclaircir une situation restée confuse concernant la potentielle activation de l’article 5 de l’Otan, le discours n’a qu’à moitié rassuré dans les capitales baltes. Le Président estonien, Toomas Hendrik Ilves, a noté que la question n’était pas tant de savoir si les Baltes croient en l’article 5 mais si V.Poutine y croit. La Présidente lituanienne, elle, a jugé que cet article était insuffisant et qu’il n’arrêterait pas un V.Poutine qui voit bien que, pour le moment, personne ne l’arrête.
Une Lituanie inquiète
Alors, à Vilnius, les autorités ont fait le choix de l’anticipation, préférant envisager toutes les possibilités et se préparer au pire. Certes, l’Otan a pris la décision d’accroître les effectifs de sa force de réaction rapide et d’ouvrir dans six pays européens, dont les trois Baltes, des centres de commandement de l’Alliance. Mais il faut aller plus loin, juge-t-on au gouvernement lituanien.
C’est ainsi que, début janvier 2015, le ministère lituanien de la Défense a publié un Manuel de survie en cas d’invasion, présenté par le ministre Juozas Olekas comme rendu nécessaire par l’attitude agressive de la Russie. Et de préciser qu’il s’agit non seulement d’instruire les Lituaniens sur la façon d’organiser la résistance civile mais aussi de savoir que faire en cas de combats. L’ouvrage, qui fait une centaine de pages, est distribué dans les lycées, les bibliothèques et les associations et est proposé sous forme d’e-book sur le site du ministère[4]. Il donne des conseils pratiques : « Les coups de feu que vous entendez par vos fenêtres ne signifient pas la fin du monde. Ne paniquez pas et ne perdez pas votre lucidité », peut-on notamment y lire. Mais il s’agit également d’évoquer les actions de désinformation, d’intrusion cachée, etc., le but étant d’encourager la population à la résistance par des manifestations, des grèves, l’utilisation des réseaux sociaux, voire des cyber-attaques.
En février 2015, le niveau de menace terroriste est passé de « le plus faible » à « faible » et les autorités ont lancé un vaste exercice militaire impliquant 1 800 soldats et visant à tester la capacité de réaction en cas de guerre hybride.
L’enjeu de Kaliningrad… et de la minorité polonaise
Au Centre de recherches sur l’Europe de l’Est de Vilnius, le chercheur Marius Laurinavičius craint, lui, que l’extrême focalisation sur la guerre hybride ne pousse à négliger une possible guerre conventionnelle qui prendrait pour prétexte le désenclavement de Kaliningrad et la création d’un couloir vers ce morceau de Russie[5]. Or l’enclave, même si elle a été fortement démilitarisée depuis 25 ans, accueille encore le quartier général de la Flotte russe de la mer Baltique et abrite une cinquantaine de navires de guerre, quelques sous-marins, un radar d’observation aérienne... voire pire.
En effet, note Raimundas Lopata, professeur à l’Institut des relations internationales de Vilnius, Kaliningrad a gardé sa fonction géopolitique. On ignore si des armes nucléaires y sont installées et ce doute alimente l’angoisse[6]. Mais la situation socio-économique peu enviable de ce territoire constitue aussi un facteur de déstabilisation potentielle pour la Lituanie.
Car l’hypothèse d’un mix guerre hybride/guerre conventionnelle n’est pas exclue non plus. La création récente sur les réseaux sociaux d’un groupe revendiquant la création d’une « République populaire de Vilnius » n’a pas laissé d’en inquiéter certains. Et si la minorité polonaise de Lituanie, très présente autour de la capitale, faisait également l’objet de manipulations visant à déstabiliser le pays, s'interrogent certains ? La transformation récente de l’association Action électorale des Polonais de Lituanie (AWPL, Akcja Wyborcza Polaków na Litwie) en parti politique a braqué les projecteurs sur les activités de son leader, Valdemaras Tomaševskis, et ses récents déplacements à Moscou. La Russie ne serait-elle pas en train d’utiliser le levier de la minorité polonaise de Lituanie, se demandent les autorités à Vilnius ?
V. Tomaševskis est connu dans le pays pour avoir protesté contre les manifestations de Maïdan durant l’hiver 2013-2014 et comparé l’annexion de la Crimée au cas du Kosovo. Il serait en outre proche de l’équipe du magazine Baltic World, média tourné vers la communauté russophone des États baltes. S’il peut sembler audacieux de prêter au leader de l’AWP des plans arrêtés aux côtés de la Russie, le site polonais Defence24[7] n’hésite pas à évoquer un scénario dans lequel les Polonais de Lituanie pourraient être les acteurs d’un conflit lituano-russe : et si la minorité polonaise installée dans la capitale et qui réclame depuis des années plus d’autonomie bénéficiait demain du soutien de petits hommes verts en provenance de Kaliningrad, suggère le portail ?
Notes :
[1] Ilinca Spita, « Le sous-marin de la discorde russo-suédoise », Regard sur l’Est, 15 décembre 2014.
[2] Institute of World Policy.
[3] Delfi.lt, 18 février 2015.
[4] Ką turime žinoti apie pasirengimą ekstremaliosioms situacijoms ir karo metui.
[5] Paul Goble, «Vilnius analysts: Russia could try conventional attack against Lithuania», The Baltic Times, 19 février 2014.
[6] Eglė Samoškaitė, «Ou Litvy est problema, otchen vajnaïa dlia Rossii», Delfi.lt, 17 février 2015.
[7] Piotr Maciążek, «Moscow is getting ready for a hybrid war with Lithuania. Is the Polish minority going to be the flashpoint?», Defence24, 19 février 2015.
Par Céline BAYOU
Vignette : Célébrations de la restauration de l’État lituanien, 16 février 2015 (photo : Ieva Budzeikaitė, Ministère lituanien de la Défense).