Logiques transfrontalières et conflit en Ossétie du Sud (1992-2008): le Transkam

La porosité de la ligne de cessez-le-feu entre l'Ossétie du Sud et le reste de la Géorgie établie en 1992 a favorisé un commerce transfrontalier prospère. Le lien entre la gestion des frontières, les intérêts économiques, les acteurs politiques régionaux et les manifestations de violence devint alors particulièrement sensible.


Le premier conflit de l’époque post-soviétique entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud date de 1991-92. Dans le contexte de la dissolution de l’Union Soviétique, c’est un événement mineur qui reçut très peu d’attention du monde extérieur[1]. Après la signature d'un accord de cessez-le-feu le 24 juin 1992, la situation se stabilisa avec la création d’une force de maintien de la paix composée de troupes russes et géorgiennes, ainsi que de troupes nord-ossètes incluant des recrues originaires de l’Ossétie du Sud. L’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) s’est portée garante de cet accord. L’Ossétie du Sud, dont l’indépendance ne fut reconnue par aucun État ou organisation internationale avant 2008, est donc délimitée au nord par la frontière russo-géorgienne et sur ses autres flancs par une ligne de cessez-le-feu.

Tbilissi a perdu dès 1992 le contrôle d’une grande partie du territoire sud-ossète, même si certains villages dans le centre de l’Ossétie du Sud restèrent sous contrôle géorgien, ainsi que la vallée d’Akhalgori dans l’est et quelques autres villages. Les déplacements de population menés jusqu'en 2008 n'avaient toutefois pas conduit à une division stricte des populations de la région entre Ossètes et Géorgiens[2], notamment du fait des nombreux mariages mixtes. Les villages à majorité géorgienne voisinaient des villages à majorité ossète, avec des échanges commerciaux continus entre les campagnes et le centre administratif, Tskhinvali. Seule la vallée d’Akhalgori restait exclue de cette attraction vers la « capitale » à cause de l’absence de route praticable qui aurait pu la relier au reste de l’Ossétie du Sud. Cette vallée était bien mieux reliée au reste du Chida Kartli, région administrative de Géorgie qui englobe l'Ossétie du Sud.

L'importance commerciale du Transkam

À partir de 1992, l’économie de l'Ossétie du Sud, région de montagnes à faible production agricole, et industrielle, s’est appuyée principalement sur le commerce et les activités économiques transfrontalières. Elle dépend aussi des transferts d’argent d’émigrés ossètes travaillant dans le reste du Caucase du Nord et de la Fédération Russe. Les subventions directes du gouvernement russe au budget de l’Ossétie du Sud sont aussi significatives: elles ont augmenté après 2004[3] et encore plus après la guerre de 2008, devenant même la source principale de financement du budget sud-ossète. Mais c’est le commerce qui permet un dynamisme économique relatif. Les biens de consommation, tels que l'essence, les cigarettes, les denrées alimentaires et l'alcool, sont acheminés par la route transcaucasienne (Transkam, abréviation du russe « Transkavkazskaïa Magistral »). Elle relie la Fédération de Russie au Caucase du Sud par le tunnel de Roki. Elle traverse l’Ossétie du Sud jusqu'à Tskhinvali et au village d’Ergneti, situé juste au-delà de la ligne de cessez-le-feu entre l’Ossétie du Sud et la Géorgie.

Les autorités géorgiennes n'ont aucun contrôle sur le poste de frontière à Roki. Elles ont refusé d’établir des postes de douanes le long de la ligne de cessez-le-feu, en soutenant que ceci reviendrait à institutionnaliser une frontière qu’elles ne reconnaissent pas. Aucun droit de douane n’étant versé au gouvernement géorgien, il est moins cher d’utiliser le Transkam que le poste-frontière officiel russo-géorgien de Zemo Larsi. Situé dans une vallée parallèle, celui-ci est construit sur la légendaire route militaire géorgienne, bien plus praticable que le Transkam. La seule autre route commerciale terrestre entre la Russie et le Caucase occidental passe par l’Abkhazie et a donc été fermée à cause du conflit qui oppose Tbilissi à la région séparatiste depuis 1992.

De nombreuses parties prenantes

À son apogée en 2003, environs trente-cinq mille personnes vivaient des revenus, directs ou indirects, de la route du Transkam, qui créait des opportunités d’emploi dans le commerce et en permettant d’acheminer les quelques produits agricoles en surplus vers les marchés géorgiens ou du Caucase du Nord[4]. En même temps, elle permettait aux autorités sud-ossètes de retarder un règlement du conflit, tout en soutenant le processus de construction étatique. En effet, le commerce transfrontalier avec la Russie et le commerce à travers les lignes de cessez-le-feu rapportaient des revenus relativement importants aux institutions de l’État de facto en place à Tskhinvali, grâce aux postes de douane de Roki. Selon le ministère de l’économie de l’Ossétie du Sud, en 2003 environ 60 % de ses recettes budgétaires provenaient de ce commerce sur le Transkam[5]. Nombreux étaient ceux qui avaient un fort intérêt au maintien du statu quo et d’une ligne de cessez-le feu poreuse. Grâce à l'indépendance de facto de l’Ossétie du Sud, les échanges régionaux avaient trouvé une route commerciale très profitable.

À qui profitait cette situation ? On a tôt fait de chercher les bénéficiaires de ce trafic dans le camp ossète –hauts dignitaires de l’administration sud-ossète, hommes d’affaires et résidents. En réalité, on trouve autant de bénéficiaires du côté géorgien de la ligne de cessez-le-feu, en particulier si on considère les hauts niveaux de corruption dans l’administration géorgienne, qui perdurèrent jusqu’en 2004. Les entrepreneurs y trouvaient aussi leur compte en termes de coûts de transport réduits pour les marchandises, tout comme les habitants, qui souffraient aussi d’un manque d’opportunités économiques du côté géorgien de la ligne de cessez-le-feu.

Peu de ces acteurs avaient intérêt à une reprise du conflit ou même à un regain de violence. En effet, alors que résidents, entrepreneurs et autorités exploitaient l’absence de contrôle du gouvernement géorgien sur le territoire ossète et ses frontières, ils bénéficiaient également de la paix relative. Un nouveau conflit de haute intensité aurait entraîné une militarisation accrue dans la région, un contrôle plus sévère de la ligne de démarcation et potentiellement un renforcement et une internationalisation de la mission de paix sur la ligne de cessez-le-feu. Le commerce sur le Transkam s’en serait trouvé perturbé.

La fermeture du marché d'Ergneti

Cet équilibre s'est trouvé nettement perturbé à partir de 2003. La Révolution des Roses et l’élection de Mikheil Saakachvili à la présidence découplent la politique géorgienne envers l’Ossétie du Sud et la connivence –et les profits– entre les administrations et les entrepreneurs des deux côtés de la ligne de cessez-le-feu. En décembre 2003, une opération conjointe de la police et de l’armée géorgiennes a sécurisé le côté géorgien de la ligne de cessez-le-feu, bloquant les routes qui conduisent en Ossétie. En 2004, le gouvernement ferme le marché de Ergneti et limite donc tout commerce avec l’Ossétie du Sud. Le nouveau gouvernement géorgien espère déplacer le commerce du Transkam vers le poste-frontière officiel russo-géorgien à Zemo Larsi et ainsi récupérer les revenus douaniers du commerce entre les deux versants du Caucase. Plusieurs estimations indiquent que les pertes causées par le déplacement du commerce transfrontalier vers le Transkam iraient de 2,5 à 10 millions de dollars par mois[6] ; chaque partie prenante utilise l'estimation qui lui est plus favorable, étant impossible d'établir des chiffres exacts. Récupérer cet apport fiscal aurait permis de financer les réformes annoncées par le gouvernement de Saakachvili. En outre, l’idée que le conflit résulte en grande partie d’enjeux économiques a trouvé un fort écho auprès du gouvernement de Saakashvili, qui a cru pouvoir résoudre la question sud-ossète en réduisant les revenus que le régime de Tskhinvali pouvait extraire du statu quo.

Et de fait, à partir de 2004, l’Ossétie du Sud s’est trouvée de moins en moins en mesure d’affirmer sa viabilité économique sans le soutien budgétaire russe. Parallèlement, la popularité du président de facto de l’Ossétie du Sud, Edouard Kokoïty, a surfé sur l’anxiété populaire née du siège imposé par les autorités civiles et militaires géorgiennes, qui ont subitement commencé à patrouiller le long de la ligne de cessez-le-feu. De nombreux habitants d’Ossétie du Sud ont perdu leur travail sur le marché d’Ergneti et n’ont plus pu compter sur le petit commerce transfrontalier qui soutenait leurs revenus. De plus, l’entente tacite sur la non-reprise des violences et la stabilité des échanges commerciaux s'est estompée. Les violences reprirent au cours de l’été 2004, causant 22 morts, et conduisirent à de nouveaux accords de cessez-le-feu signés le 19 août 2004.

Contraint par sa position idéologique à refuser d’installer des postes douaniers sur la ligne de cessez-le-feu, et donc étant dans l’incapacité de réformer le commerce transfrontalier et le marché d’Ergneti, le gouvernement géorgien a choisi de limiter la porosité frontalière qui permettait les échanges commerciaux entre les deux côtés de la frontière de facto. Aucune étude sur les bénéfices de ce système n’est venue appuyer cette décision du nouveau pouvoir géorgien[7]. Mais elle a conduit à un regain des tensions. Le rôle stabilisateur qu’avait le commerce le long du Transkam ne devint apparent qu'après la reprise des combats et la détérioration continue des relations entre les deux parties après 2004.

Malgré les nombreuses tentatives de rétablir des relations plus détendues entre les deux côtés, les quatre années suivantes (2004-2008) furent caractérisées par des tensions continues. Le conflit russo-géorgien de 2008 s'appuya donc sur une longue liste de conflits, dont le réveil a été catalysé par les Jeux Olympiques de Pékin.

Notes :
[1] La région autonome d’Ossétie du Sud a demandé en 1989 le statut de République Autonome, et déclaré sa souveraineté au sein de l’Union soviétique en septembre 1990, engendrant un conflit qui se prolongea jusqu’en 1992 et causa plus d'un millier de morts et une destruction massive de l’infrastructure sud-ossète. À cause des bouleversements internes géorgiens, qui entraînèrent un coup d'État en décembre 1991 et le début d’une guerre civile, le gouvernement géorgien fut incapable de reprendre le contrôle de la région.
[2] Human Rights Watch, « Bloodshed in the Caucasus, Violations of Humanitarian Law and Human Rights in Georgia - the Georgia-South Ossetia Conflict », mars 1992.
[3] La Révolution des Roses de 2003 en Géorgie et l 'arrivée au pouvoir de Saakachvili furent perçues comme des ingérences occidentales dans le voisinage russe. Moscou augmenta donc son soutien aux régions séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie pour faire pression sur le gouvernement pro-occidental et atlantiste de Saakashvili.
[4] Entretien avec Mamuka Areshidze, expert du Caucase, Tbilissi, novembre 2012.
[5] Vakhtang Dzhikaev et Alan Parastaev, « Economy and Conflict in South Ossetia », From War Economies to Peace Economies in the South Caucasus, International Alert, London, 2004.

[6] International Crisis Group, « Georgia: Avoiding War in South Ossetia », Europe Report, N°159, 2004.
[7] Entretiens avec d'anciens membres du gouvernement géorgien, Tbilissi, Octobre 2012.

* Assistante en science politique à l’Université Libre de Bruxelles.