L’Organisation de Coopération de Shanghaï : une «OTAN» eurasiatique?

Voici plusieurs années que les développements de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) appellent l’attention des observateurs occidentaux. Conduit du 8 au 17 août 2007, l’exercice anti-terroriste « Mission de Paix-2007 » a mobilisé quelque 6 500 hommes et 90 appareils issus pour la première fois de tous les pays membres.

D’aucuns analysent le renforcement de l’OCS, à travers manœuvres et exercices, comme l’institutionnalisation d’une « coalition anti-hégémonique » sino-russe, vouée à se muer en une alliance militaire, alter ego eurasiatique de l’Otan, qui contrebalancerait la poussée des Etats-Unis et de l’Organisation atlantique dans le bassin de la Caspienne et en Asie centrale. Les choses sont sans doute plus nuancées.

La fondation de l’Organisation de Coopération de Shanghaï et son apparente montée en puissance ont pour toile de fond le renforcement des relations entre la Russie post-soviétique et la Chine populaire, engagée par Deng Xiaoping dans une forme de « communisme de marché ». Au lendemain d’un sommet du G7 organisé à Moscou, Boris Eltsine se rend en Chine, du 24 au 26 avril 1996, pour y lancer un « partenariat stratégique » entre les deux pays. De nombreux accords sont alors signés, concernant la mise en place d’un « téléphone rouge », des transferts de technologie nucléaire, l’exploitation des ressources énergétiques, la coopération militaro-industrielle et les échanges commerciaux. La recherche de synergies en Asie centrale se traduit par la signature à Shanghaï, le 26 avril 1996, d’un traité de sécurité régionale liant aussi le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizstan ; les cinq formant ainsi le « Groupe de Shanghaï » de 1996 à 2000. Ce traité concerne les frontières communes aux cinq pays signataires (quelque 8 000 km) et constitue le socle de l’Organisation de Coopération de Shanghaï, fondée le 26 avril 2001, avec pour mission la lutte contre le terrorisme et le séparatisme. En sus des pays précédemment mentionnés, l’OCS accueille l’Ouzbékistan le jour même de sa constitution. En juillet 2005, l’Inde, le Pakistan et l’Iran ont obtenu un statut d’observateurs, à l’instar de la Mongolie l’année précédente[1].

Au cœur de l’OCS, le duopole Moscou-Pékin joue le rôle de poutre maîtresse. L’hostilité russe et chinoise à l’encontre des Etats-Unis lors de la crise irakienne a été l’occasion de renforcer les liens entre les deux puissances. Le 3 décembre 2002 est signée une déclaration conjointe qui s’ouvre sur un appel au respect d’un « monde multipolaire »[2]. Depuis, la consolidation de ce duopole s’est imposée aux observateurs à travers la multiplication des faits et gestes: commune exigence d’un « monde multipolaire » et initiation d’un triangle diplomatique Moscou-Pékin-New Delhi à Vladivostok, en juin 2005, pour donner corps à cette « vision » de l’ordre international; règlement de l’essentiel des différends frontaliers (le tracé de 97 % des 4 300 km de frontières russo-chinoises est défini) ; exercices militaires conjoints et signature de nouveaux contrats d’armement[3] ; renforcement de la coopération énergétique avec l’engagement de Moscou à construire deux gazoducs à l’horizon 2011. Schématiquement, la Chine a besoin de la Russie pour moderniser son armée et satisfaire ses besoins énergétiques ; la Russie, elle, a besoin de la Chine pour ouvrir des débouchés à son économie (industrie de défense et secteur énergétique) et se maintenir dans la course technologique.

Contrôle mutuel

Ce tandem russo-chinois vise aussi à contrarier l’«unilatéralisme» américain. Suite aux difficultés des relations russo-américaines (durcissement de la politique intérieure russe, problématique des relations russo-ukrainiennes et russo-géorgiennes, soulèvement en Ouzbékistan) et des relations sino-américaines (loi anti-sécession du 14 mars 2005, dirigée contre Taïwan), Pékin et Moscou durcissent le ton et usent à leurs fins propres du cadre de l’OCS. Le sommet d’Astana du 5 juillet 2005 appelle les Etats-Unis à retirer leurs troupes du territoire de l'Ouzbékistan et du Kirghizstan, Etats membres de l’OCS. C’est dans ce contexte que la présence du président iranien Mahmoud Ahmadinejad lors du sommet de Shanghaï, le 15 juin 2006, et la perspective d’une possible adhésion de l’Iran à l’OCS ont fait surgir le spectre d’une future alliance eurasiatique, rivale de l’Otan et vecteur politico-militaire d’un futur « siècle altaïque ». Le sommet de Bichkek du 16 août 2007 et l’exercice « Mission de Paix-2007 » confirmeraient la chose.

En l’état actuel des choses, il ne semble pourtant pas que les membres de l’OCS –Chine et Russie en tout premier lieu- aient la volonté et les moyens de fonder une alliance politico-militaire, destinée à contrebalancer l’Otan. L’OCS ne dispose pas d’outils militaires qui lui soient dédiés et ne semble pas devoir s’en doter, nonobstant la rhétorique anti-terroriste et anti-séparatiste du dernier sommet de Bichkek. Soulignons à ce propos le refus de la Chine de jumeler les structures de l’OSC et celles de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité Collective), autrement plus substantielle sur le plan militaire ; rappelons aussi que Pékin avait également refusé que les manœuvres militaires soient placées sous le double patronage de l’OCS et de l’OTSC. L’hypothétique mise en place d’une force collective permanente, contre le terrorisme et le séparatisme, laisse songeur. On imagine difficilement l’armée russe prêter main-forte à l’armée chinoise au Turkestan oriental (contre des indépendantistes ouïghours) et, en retour, des militaires chinois venir épauler leurs homologues russes dans le Caucase-Nord (contre des clans tchétchènes). De même, il semble peu probable de voir les dirigeants russes accepter l’instauration d’une base militaire chinoise en Asie centrale au prétexte de donner corps à la rhétorique « anti-hégémonique ». A Pékin comme à Moscou, on semble plus soucieux de se contrôler mutuellement, à travers l’OSC, que de refouler Américains et Alliés depuis l’Asie centrale. Ainsi la Chine et la Russie n’ont-elles pas encore obtenu la fermeture de la base aérienne de Manas au Kirghizstan (où sont stationnés 1 200 militaires américains depuis 2001) et le sommet de Bichkek n’a pas même abordé cette question[4]. Le succès ou l’échec de l’Otan en Afghanistan conditionnent le futur de l’aire centre-asiatique et ces enjeux sont peut-être plus prégnants, aussi bien à Moscou qu’à Pékin, que la présence militaire ponctuelle des Alliés dans la région.

Vers une future «OCSE» eurasiatique ?

L’exercice militaire « Mission de Paix-2007 » ne doit donc pas faire illusion. Plus que de véritables manœuvres où les unités russes et chinoises vérifieraient l’interopérabilité de leurs systèmes d’armes et de leurs structures de commandement, il s’agit là d’un spectacle médiatique mis en scène pour la presse russe, avec explosions spectaculaires et passages de dizaines d’avions. Ce spectacle sert la politique russe et les moyens mis en œuvre projettent des images de puissance, à destination des acteurs étatiques engagés dans la région, mais aussi des électeurs russes, sensibles au discours de la « derjava » (« puissance »). La dimension politico-électorale russe n’est bien évidemment pas le seul facteur à prendre en compte; l’exercice « Mission de Paix-2007 » doit être interprété comme l’application sur le terrain des mesures de confiance et de désamorçage des crises, fondement historique de l’OCS. Pas plus les Russes que les Chinois n’entendent se laisser entraîner dans une opposition aux Etats-Unis qui ne servirait pas leurs propres intérêts. On notera par ailleurs que la Russie organise début septembre un exercice parallèle avec l’Inde, baptisé «Indra», geste significatif de méfiance à l’encontre de la Chine.

Dès lors, qu’est donc l’OCS ? Pour cerner les contours de cette structure eurasiatique, il faut en appréhender la dimension économique. Dans les semaines qui précèdent l’avant-dernier sommet, Cyrille Gloaguen, chercheur à l’Institut Français de Géopolitique, la met en exergue : « A l’instar du Kazakhstan, les républiques d’Asie centrale voient surtout dans cette organisation l’opportunité de se désenclaver et de s’ouvrir des marchés vers la Chine, l’Inde, l’Iran et le Pakistan. De fait, l’OCS est en passe de devenir un forum dans lequel l’ensemble des pays de la région, à commencer par l’Iran, l’Inde et le Pakistan, s’efforcent de coordonner leurs politiques commerciales et énergétiques »[5]. Le sommet de Bichkek confirme cette analyse. Une nouvelle fois, la rhétorique du désenclavement et de la coopération énergétique a dominé les débats et le récent passé de l’OCS montre que les motivations d’ordre économique et sécuritaire peuvent déboucher sur des accords fonctionnels. A contrario, les déclarations relatives à la politique américaine sont plus difficiles à concrétiser. L’OCS pourrait donc être définie comme un forum économique, sans pour autant négliger la dimension politique et sécuritaire des coopérations engagées. Ainsi l’Organisation de Shanghaï a-t-elle envisagé de se doter d’une mission permanente d’observation des élections. Ce forum évoluerait vers une « OSCE » eurasiatique, concurrente virtuelle de l’Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe, instance autrefois privilégiée par la diplomatie russe.

Rivalités russo-chinoises

Au sein de cette possible « OSCE » eurasiatique, les intérêts des Etats membres ne convergent que partiellement. Les relations Moscou-Pékin en témoignent. Alors que les dirigeants chinois demandent une coopération énergétique et technico-militaire plus étroite et plus qualitative, les dirigeants russes excluent la mise en place d’une zone de libre-échange et semblent craindre que l’OCS ne serve de plate-forme à la promotion des intérêts chinois en Asie centrale. Concrètement, les contrats d’armes marquent le pas et la construction d’un gazoduc vers la Chine est subordonnée à la mise en exploitation de nouveaux gisements sibériens. Par ailleurs, les Etats membres d’Asie centrale savent jouer des rivalités russo-chinoises et utiliser l’OCS pour les promouvoir (voir l’accord Astana-Pékin du 20 août 2007 sur la construction de gazoducs et d’oléoducs). La participation pleine et entière à l’Organisation de Coopération économique (fondée en 1985 par la Turquie, l’Iran et le Pakistan. Outre les Etats centre-asiatiques, l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan en sont membres) et la mise en œuvre dans ce cadre d’un accord commercial, en 2008, offrira à ces pays de nouvelles opportunités pour contrebalancer le poids de Moscou et de Pékin.

Au final, l’OCS n’est décidément pas une organisation symétrique destinée à rivaliser avec l’Otan; la Russie et la Chine constituent des réalités trop massives et antagonistes pour pouvoir s'engager fermement dans une alliance et, moins encore, dans un pacte militaire. Par ailleurs, la dimension sécuritaire de cette organisation ne doit pas éclipser les aspects civils de la coopération entre Etats membres. L’OCS est un forum au sein duquel les grands pays de la région cherchent à désamorcer les conflits latents qui les opposent mais aussi à accorder leurs intérêts, sur les plans énergétique et économique. Les convergences diplomatiques ne sont certes pas à négliger: l’OCS permet d’évoquer les questions de sécurité entre voisins, sans interférence occidentale, et de faire contrepoids aux Etats-Unis sur quelques questions sensibles (Corée du Nord, Iran, Soudan). Ni plus, ni moins. L’apparente vitalité de l’OCS et les convergences rhétoriques russo-chinoises ne sauraient donc dissimuler les sourdes rivalités géopolitiques qui marquent ce «milieu des empires» qu’est l’Asie centrale. Dans un proche avenir, la Chine pourrait en effet considérer que les périphéries russes et l’aire altaïque relèvent de son « étranger proche ».

[1] Les dirigeants mongols résistent aux pressions russes et chinoises pour faire entrer leur pays, carrefour géostratégique centre-asiatique, dans l’OCS et ils privilégient l’ouverture de perspectives économiques claires. Lors du sommet de Shanghaï, en juin 2006, Nambaryn Enkhbayar, le président mongol, a prôné le renforcement du rôle des pays observateurs via la création d’une structure de représentation propre qui délèguerait l’un des siens dans les instances dirigeantes de l’OCS.
[2] Signée à Moscou le 1er juillet 2005, la «Déclaration conjointe sur l’ordre international au XXIème siècle» rappelle la volonté des deux puissances de promouvoir un « ordre mondial juste et rationnel, reposant sur les principes et normes universellement reconnus du droit international », ainsi que la primauté de l’Onu.
[3] Depuis le début des années 1990, l’industrie russe fournit 85 % des importations chinoises d’armement. Les contrats chinois représentent de 40 à 50 % des exportations russes d’armement.
[4] Suite à la condamnation par les Etats-Unis du massacre d’Andijan (vallée de la Ferghana) le 13 mai 2005, le président ouzbek, Islam Karimov, a mis fin à la présence militaire américaine dans son pays (base de Karshi-Khanabad).
[5] Cyrille Gloaguen, « L’Organisation de Coopération de Shanghaï », France-Alliance Atlantique, Printemps 2006.

* Michel GUENEC est docteur en Géopolitique (Paris VIII)
** Jean-Sylvestre MONGRENIER est chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et Chercheur associé à l’Institut Thomas More.

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