Eurasisme et historiographie russe
L'eurasisme est né en 1920 dans l'émigration russe. Ce n'est pas un mouvement influent parmi les émigrés, bien qu'il compte en son sein certains des plus éminents intellectuels de l'époque: l'historien Vernadsky, le linguiste Troubetzkoï, le géographe Savitsky, le critique littéraire Sviatopolk-Mirski, ainsi que le linguiste Jakobson sont de ceux qui participeront de près ou de loin à l'aventure eurasiste. Mais les désaccords politiques qui se font jour entre les différents auteurs du mouvement entre la fin des années 1920 et le début des années 1930 conduisent peu à peu à sa disparition: tous reconnaissent l'importance et l'irréversibilité des révolutions russes de 1917.
Contrairement à la majorité des exilés russes, tous soulignent le côté positif de la "table rase" bolchevique qui a jeté aux oubliettes de l'histoire un régime niant les spécificités de la Russie, mais tous ne sont pas prêts à apporter un soutien inconditionnel au nouveau pouvoir[1]. La disparition du mouvement en tant que force politique ne doit pas faire oublier l'importance de l'eurasisme dans l'historiographie russe: en revalorisant le rôle du joug mongol des XIIIe-XVe siècles, parfois de manière exagérée, les travaux historiques des eurasistes (qui leur ont assuré une notoriété souvent posthume) ont conduit les historiens de la Russie à regarder sous un jour nouveau cette période cruciale de l'histoire du pays. La revalorisation du joug mongol n'est pas le but premier des eurasistes, mais il les conduit à envisager sous un angle radicalement différent la construction de la Russie comme État, et à s'intéresser de façon tout aussi nouvelle aux frontières (et donc à la définition géographique) de l'Empire russe.
Le postulat premier de l'eurasisme, fondamental pour comprendre sa particularité est l'unicité de l'espace russe, dont les eurasistes cherchent la justification dans l'histoire des peuples, slaves mais aussi finno-ougriens et turcs, qui vivent sur le territoire eurasien. Certains de ces penseurs, comme Troubetzkoï, soulignent l'importance des peuples turco-mongols[2] dans l'unification des territoires qui composent la Russie. Pour les eurasistes, ce n'est pas la Russie kiévienne qui inaugure le modèle étatique russe, mais bien la principauté de Moscou, qui prend son essor à la fin du joug mongol et sous l'égide de laquelle le territoire eurasien, de l'actuelle Biélorussie jusqu'au Pacifique, va tout naturellement s'unifier, comme il l'a fait sous la domination des successeurs de Gengis Khan[3].
Linguistique et ethnologie, histoire et géographie sont convoquées pour justifier cette unité naturelle de la Russie de part et d'autre de l'Oural. Des études, par ailleurs très intéressantes, sur les langues et le folklore finno-ougriens et turcs postulent la "proximité psychologique" des Slaves orientaux, des Finno-ougriens et des Turcs. Outre les mélanges déjà anciens entre populations slaves et finno-ougriennes, il n'y aurait pas de Russe qui n'aurait un peu de sang touranien[4] dans les veines. Enfin, si l'histoire explique pourquoi la Russie est amenée à rassembler sous son aile les peuples d'Eurasie, la géographie doit nous montrer qu'il ne peut en être autrement. L'Oural n'est pas posé comme un obstacle puisque la Russie est eurasienne. Elle constitue un espace géographiquement distinct de l'Europe et de l'Asie à proprement parler, un espace qui a sa propre logique historique. Cet effacement de l'Oural comme frontière confirme clairement les ambitions eurasistes: décrocher une fois pour toutes la Russie de l'Europe et de toute destinée européenne.
L'Oural, l'Orient et la steppe
La déconstruction de l'Oural est donc consécutive à une conception géographique bien précise du territoire eurasien, qui cherche à isoler l'Eurasie de l'Europe comme de l'Asie. Si ces deux continents sont marqués par une diversité géographique très grande à l'intérieur de leurs frontières, l'Eurasie est un espace régulier: conjonction de quatre bandes horizontales (du Nord au Sud: toundra, taïga, steppe, désert) et de trois plaines verticales (plaine de la mer Blanche au Caucase, plaine sibérienne, plaine turkestanaise), c'est un espace dépourvu de centre géographique. Dans cette optique, l'Oural unifie plus qu'il ne divise car la chaîne montagneuse s'intègre dans cette régularité: c'est pour les eurasistes une frontière fausse.
Une autre définition de l'espace eurasien est proposée par l'historien Vernadsky, qui ne cherche pas à tout prix à démontrer son unité géographique: pour lui, l'Eurasie est constituée de la partie orientale de l'Europe et de la partie septentrionale de l'Asie[5]. Il n'y a donc pas d'unité allant de soi. Cette définition permet de souligner les incohérences de la pensée eurasiste: obnubilés par leur désir de faire de la Russie, toujours identifiée à l'Eurasie, un espace clos distinct de ses deux grands voisins, les eurasistes finissent par définir géographiquement des frontières qui ne peuvent pas l'être de cette façon.
Les frontières qui isolent l'Empire russe de l'Asie et de l'Europe sont en fait éminemment culturelles. Le véritable Orient (la Chine, l'Inde…) est étranger à l'Eurasie, et l'idée que l'Oural est une ligne de démarcation entre le monde des "sauvages", des "asiates" et le monde civilisé européen est par conséquent mise à mal. Par ailleurs, l'espace de l'asiate est assimilé à un lieu de liberté absolue, la volja. C'est là que certains serfs s'installent, que les vieux-croyants trouvent refuge, bien avant une quelconque mise en valeur de la Sibérie par le pouvoir, qui s'est pourtant intéressé plus tôt qu'on ne l'admet habituellement à l'"au-delà de l'Oural". L'unification de l'Eurasie est géographiquement, historiquement et culturellement (cet aspect est fondamental) naturelle.
Histoire, géographie et culture russes se confondent avec histoire, géographie et culture eurasiennes. L'affirmation de la steppe comme berceau civilisationnel du peuple russo-eurasien confirme cette identification. L'Oural n'a pas de fonction de barrière: il n'a pas empêché les invasions, il a au contraire permis à la Russie de devenir l'Eurasie, car c'est à sa périphérie, en particulier au sud, dans la steppe, que se trouve le creuset eurasien où se mêlent Slaves, Finno-ougriens et Turco-mongols. La steppe qui a été lieu de passage pour des invasions fécondes doit être une nouvelle fois lieu de passage pour une migration de la Russie vers l'Asie, qui scellerait la destinée eurasienne.
Les idées eurasistes n'ont jamais constitué une quelconque idéologie officielle en Russie, mais elles ont permis une nouvelle grille de lecture de l'histoire russe: les khans mongols ne sont désormais plus anonymes. Elles sont aussi la manifestation d'une volonté de la Russie de se définir, et l'Oural est alors une gêne que les eurasistes s'acharnent à gommer pour lui conférer un caractère positif. La chute de l'URSS a amputé la Russie d'une grande part de ses possessions asiatiques, tari les sources du développement de l'immensité sibérienne. De nombreux Russes tentent de gagner l'"Occident", la partie européenne de la Russie. Aujourd'hui, l'Oural paraît devenir la frontière intérieure qu'il n'aurait jamais été selon les eurasistes. Mais la question de savoir ce qu'est la Russie se pose avec toujours autant d'acuité.
Par Céline PEYNICHOU
[1] LARUELLE Marlène, L'idéologie eurasiste russe, ou comment penser l'empire, Paris, éd. L'Harmattan, 1999, 423 p.
[2] Les Mongols à proprement parler, mais aussi les Tatars dont on sait qu'ils étaient une composante non négligeable de la noblesse de Russie, voir DUDOIGNON Stéphane, L'Islam de Russie, Paris, éd. Maisonneuve et Larose, 1997, 352 p.
[3]TROUBETZKOI N.S., Istorija. Kul'tura. Jazyk. (Histoire. Culture. Langue.), Moscou, éd. Progress, 1995, 800 p.
[4] L'adjectif touranien, d'origine persane désignait dans cette langue les pays d'Asie centrale. En linguistique, le terme désignait autrefois les langues ouralo-altaïques.
[5] VERNADSKY G.V., Opyt istorii Evrazii (Essai d'une histoire de l'Eurasie), Berlin, éd. Izdanie Evrazijcev, 1934, 187 p.