Oural : un territoire en quête de limites

En pleine période de redéfinition des relations entre le Centre et les sujets de la Fédération de Russie, la transformation de l'oblast' de Sverdlovsk en République de l'Oural au cours de l'année 1993 a pu être perçue comme l'expression d'un sentiment identitaire régional et comme l'institutionnalisation d'une "conscience ouralienne".


Révélateur des incertitudes du fédéralisme russe après la dislocation de l'Union soviétique, ce projet inabouti témoigne cependant aussi du caractère fonctionnel de l'espace ouralien, et de la malléabilité de ce territoire aisément instrumentalisable par les acteurs locaux en quête de pouvoir.

Espace ou région: des frontières floues

L'Oural est avant tout un espace géographique: les frontières des différentes unités administratives que l'on a baptisé du nom de ce massif montagneux ont beaucoup fluctué. Le géographe Pierre Georges souligne combien le terme de région est peu adéquat lorsqu'il est appliqué au découpage du territoire soviétique "là où la nature et l'histoire n'ont pas bâti de régions, c'est l'emprise de villes qui assure le maillage du territoire et le nouveau découpage d'un espace polarisé"[1]. Selon lui, on ne peut parler de région que dans la partie occidentale du territoire, à l'ouest de la Volga et dans les pays de vieux peuplement du Caucase et de l'Asie centrale, le reste, dont l'Oural, serait assimilable à ce que les Américains ont appelé sur leur continent "frontier"[2].

Néanmoins si l'Oural n'est pas une région historique, différentes divisions administratives, fixées par le centre, tsariste, soviétique puis russe, peuvent être considérées comme les premières ébauches d'une entité régionale ouralienne. Bien qu'une grande région administrative ait regroupé de 1856 à 1917 les quatre provinces (goubernia) d'Oufa, d'Orenbourg, de Viatka et de Perm, c'est seulement en 1918 qu'est créé le premier oblast' de l'Oural, dont les frontières seront modifiées en 1923. A cette date, l'oblast' comprenait les régions de Perm, de Tioumen, de Sverdlovsk et de Tcheliabinsk. Cette première expérience s'achève en 1934 avec le démantèlement de l'oblast' divisé en différentes unités. Selon les historiens, cette décision découlerait de la crainte de l'Etat soviétique de ne pas parvenir à contrôler un ensemble administratif trop vaste.

La deuxième tentative d'institutionnalisation de l'espace ouralien date de la période khrouchtchévienne, lorsque furent mis en place les sovnarkhozes, grandes régions économiques dont la création représentait le "premier essai généralisé d'approche régionale"[3]. Mais avec la destitution de Khrouchtchev, la région de l'Oural disparaît une nouvelle fois.

Il faut en outre mentionner l'existence d'une région économique de l'Oural, création soviétique, dont la fonction était cependant limitée au recueil de données statistiques.

Du projet d'une République de l'Oural…

C'est en s'appuyant sur l'article 70 de la Constitution de 1978 qui prévoit les conditions de transformation d'un oblast' en république, qu'Edouard Rossel, chef de l'administration de l'oblast' de Sverdlovsk[4], tenta de réaliser son projet de création d'une république de l'Oural, qui échouera après l'intervention de Boris Eltsine.

Conformément à la Constitution, la population est consultée le 12 avril 1993 à l'occasion du référendum national. A la question "Pensez-vous que l'oblast' de Sverdlovsk doive être l'égal, au niveau des compétences, des républiques composant la Fédération de Russie?", une grande majorité des votants (83,4%) répondent par l'affirmative. On remarquera que la question ne mentionne pas la transformation en république mais évoque uniquement le partage des compétences. De plus, la question n'est posée qu'aux habitants de l'oblast' de Sverdlovsk. Mais à la suite du référendum, les dirigeants politiques des oblast' et républiques composant la région économique de l'Oural se rallient et évoquent la création d'une république englobant plusieurs sujets de la Fédération. Ce projet, aux frontières élargies, ne va pas dépasser le stade de la déclaration d'intention et le projet se recentre sur Sverdlovsk.

Le 1er juillet 1993 la décision est prise par le soviet de l'oblast' de Sverdlovsk de transformer ce sujet en république et une demande de modification de la Constitution est adressée au Congrès des Députés du Peuple. Le 31 octobre la Constitution de la République de l'Oural est adoptée et l'organisation d'un référendum est annoncée pour le 12 décembre. Mais la crise de l'automne 1993 à Moscou oblige Boris Eltsine à clarifier sa position vis-à-vis de son oblast' natal. Après avoir soutenu l'initiative de Rossel, y voyant le moyen de contrebalancer les revendications des républiques fondées sur une base ethnique, il dissout le 9 novembre le soviet de l'oblast et adopte un décret annulant toutes les décisions concernant la République de l'Oural. Le lendemain, Rossel est libéré de ses fonctions. Boris Eltsine marquait ainsi sa volonté de limiter les ambitions politiques régionales à la veille du référendum sur la nouvelle Constitution de la Fédération de Russie.

…à la défense des intérêts locaux

Comme nous l'avons déjà évoqué, l'existence d'une "région de l'Oural" repose sur un socle historique fragile : les nombreux remaniements des limites des divers territoires de l'Oural et les vagues successives d'immigrants jusqu'à une période récente n'ont guère permis l'apparition d'une unité et encore moins d'une identité ouraliennes. De plus, le projet de Rossel est au départ limité au seul sujet de Sverdlovsk.

Sa référence à l'espace beaucoup plus large de l'Oural est sans aucun doute le symptôme d'une ambition personnelle; il peut espérer ainsi accroître son pouvoir au-delà des frontières étriquées de son oblast'. Elle peut être également interprétée comme la prise en considération de l'intérêt que peuvent avoir à se regrouper les riches sites industriels et miniers de "l'Oural", envisagé ici comme espace géographique. C'est d'ailleurs cet intérêt bien compris qui avait conduit plusieurs sujets dont l'oblast' de Sverdlovsk à créer l'association "Grand Oural".

La tentative de Rossel ne peut être, sans précautions, rapprochée de la politique autonomiste menée au même moment par un personnage tel que Mintimir Chaïmiev, le président du Tatarstan.

Les deux hommes s'engagent tous deux dans la voie d'une émancipation manifeste vis-à-vis du Centre. Cependant Rossel s'élève contre l'inégalité inscrite dans le Traité fédéral[5] entre les pouvoirs conférés aux républiques et ceux dont les autres sujets sont pourvus. Ses motivations sont essentiellement d'ordre économique car les prérogatives des républiques concernent notamment la propriété des ressources naturelles et une contribution moindre à la fiscalité fédérale. Dirigeant d'une région dont la population est composée à 80 % de russes, Rossel n'admet pas cette différence de statut fondée sur la reconnaissance à l'époque soviétique d'un droit particulier de certaines minorités ethniques à constituer des républiques. Son projet peut donc être perçu comme une réponse localiste russe à une institutionnalisation de privilèges des minorités.

Et pourtant il s'inscrit dans le modèle qu'il dénonce: il a recours à l'étiquette "République de l'Oural", brandie tel un label identitaire destiné à légitimer l'acquisition de pouvoirs supplémentaires. S'il n'obtient pas le statut et le nom désirés, c'est finalement en réduisant ses revendications à l'émancipation de son oblast', qu'il réussit à redéfinir les pouvoirs de ce sujet non républicain vis-à-vis du Centre. Version édulcorée du projet de constitution de la "République de l'Oural", le statut de l'oblast' de Sverdlovsk finalement adopté en novembre 1994 confère en effet de réels pouvoirs régionaux à la province et prévoit l'élection de son chef au suffrage universel. Grand vainqueur du scrutin d'août 1995, Rossel est ainsi le premier gouverneur d'oblast' élu par la population.

Rossel n'a certes pas renoncé à l'étiquette ouralienne puisqu'il s'est présenté en 1995 sous les couleurs de l'association "Transformation de l'Oural" (Preobrazhenie Urala) qu'il avait créée en novembre 1993. Toutefois s'il a acquis une stature incontestable au niveau national, ce n'est pas en tant que leader d'un mouvement séparatiste ouralien ou promoteur d'une "certaine idée de l'Oural" mais plutôt comme le défenseur des pouvoirs d'un oblast', celui de Sverdlovsk, vis-à-vis du Centre et "comme la figure emblématique de la dénonciation des avantages accordés aux républiques et de la défense des autres " sujets " de la Fédération de Russie".[6]

Où l'on reparle d'une "région de l'Oural" …

L'idée de créer une unité ouralienne a récemment ressurgi mais dans un cadre plus conforme au passé de ce territoire. L'initiative est venue une nouvelle fois du pouvoir central soucieux de reprendre en mains la gestion des sujets de la Fédération. Le 13 mai 2000 ont été créés en Russie sept districts (federal'nye okrougi) dont l'un porte le nom d'Oural. Ses limites -une fois encore- ne correspondent pas à celles des entités existantes (cf.carte): les oblast' de Perm, d'Orenbourg et les républiques de Komi-Permiak et du Bachkortostan en sont exclus, et rattachés au district de la Volga. Des voix se sont élevés contre ce fait à Perm et au Bachkortostan. Mais ce dernier a surtout intérêt à se réclamer de l'Oural pour se distinguer de son encombrant voisin -et trop proche cousin?- tatar. Comme les limites des unités administratives de base, les sujets, ne recoupent pas celles de la chaîne montagneuse baptisée du nom d'Oural, la référence à l'Oural demeure l'objet d'une instrumentalisation politique par les dirigeants locaux.

 

Par Eva KOCHKAN et Ludmyla BYLODUCHNO

Nous remercions le géographe Vladimir Kolossov pour sa contribution à la rédaction de cet article.

 

[1] GEORGE, Pierre Géographie de l'URSS , Presses Universitaires de France, Paris, 1991 (8e édition), p.121
[2] ibid. p.116
[3] ibid. P.120
[4] La ville soviétique de Sverdlovsk a retrouvé son nom historique d'Ekaterinbourg tandis que l'oblast' est toujours appelé "oblast' de Sverdlovsk".
[5] Signé en mars 1992, le Traité Fédéral fixant le partage des compétences entre le Centre et les républiques sera incorporé à la Constitution russe.
[6] FAVAREL-GARRIGUE, Gilles "La région de Sverdlovsk et le pouvoir du Gouverneur" in Nouveaux Mondes n°7, hiver 1997, Genève
Sur ce sujet, on peut également consulter EASTER, Gerald M. "Redefining Centre-Regional Relations in the Russian Federation : Sverdlovsk Oblast'" in Europe-Asia Studies vol. 49, n°4, 1997