Le soixante-quinzième anniversaire d'une des ballerines russes les plus illustres, célébré en grande pompe au théâtre du Bolchoï le 20 novembre dernier nous donne l'occasion de redécouvrir une grande danseuse et un destin si particulier, celui d'une artiste soviétique longtemps jugée "politiquement immature" par le pouvoir communiste.
Si aujourd'hui, le président Poutine déclare admirer "le caractère et le talent étonnants" de Maïa Plissetskaïa, la "prima balerina" se souvient encore de sa disgrâce. Elle déclarait récemment que ce repli sur soi, physique et artistique, forçait les artistes soviétiques à "mariner dans leur propre production".
Ce contexte politique -d'autant plus marquant que le père de la danseuse a été une des victimes des purges staliniennes de 1936- ne l'a pas empêchée d'accomplir une carrière exceptionnelle par son intensité et sa longévité: Maïa Plissetskaïa fut en effet danseuse étoile au Bolchoï de 1943 à 1988 et elle continue de danser, s'intéressant par exemple aujourd'hui au Nô, le théâtre traditionnel japonais. Sa silhouette élégante, la pureté de son port de bras, l'intensité de ses interprétations lui ont permis de créer un style original, depuis abondamment copié. Elle s'est d'abord consacrée au répertoire classique du Bolchoï, dansant les plus grands ballets: révélée dans le Lac des cygnes, elle l'a dansé plus de huit cent fois, de 1947 à 1977.
Cette répétition finit par la lasser: "En sera-t-il ainsi jusqu'à la fin de mes jours de danseuse? Le Lac, rien que le Lac? Malgré moi, je m'alarme. Je suis insatisfaite. Je dois créer du nouveau. Une œuvre qui soit à moi". L'autre carrière de Maïa Plissetskaïa commence, en compagnie de chorégraphes aussi novateurs que Roland Petit ou Maurice Béjart. Elle ira jusqu'à créer -et imposer à une direction très conservatrice- ses propres chorégraphies, comme Anna Karénine ou la Dame au petit chien, dans des ballets écrits pour elle par son mari, le compositeur Rodion Chtchédrine.
Interprète marquante, chorégraphe audacieuse, Maïa Plissetskaïa est aussi un témoin de la difficulté d'être artiste en URSS. Le pouvoir communiste s'est servi d'elle, notamment en la faisant danser pour toutes les personnalités de passage à Moscou, comme Mao Tsé-Toung, ou en la convoquant pour les anniversaires de Staline.
Il est toutefois resté méfiant envers cette fille de déporté, n'ayant jamais pris sa carte du Parti, et dès lors susceptible de fuir vers le monde libre, comme Rudolf Noureïev et de nombreux autres danseurs. Maïa Plissetskaïa a ainsi été pendant six ans "interdite de sortie", condamnée à refuser les multiples sollicitations de tournées à l'étranger. Le KGB ira jusqu'à la faire suivre nuit et jour. A propos de cette privation de liberté, elle écrit: "Répétitions, cours, représentations, ateliers, cantine… J'étais au service du Théâtre. Je me devais de sourire devant les gens, de jouer l'insouciance, le détachement. Tout est normal, mes chers collègues. Rien de terrible. Parfait. Mais mon âme, des tigres la déchiraient en lambeaux. On peut se dominer une semaine, un mois. Mais six ans! Vivre ainsi six ans! J'avais très mal, j'avais très honte. "
Pourtant, une fois "libre" de se rendre à l'étranger, la danseuse n'a pas tenté de fuir l'URSS. Pour justifier ce choix aujourd'hui, elle invoque la peur -"Je redoutais d'être tuée. Combien de fois est-ce arrivé à des dissidents? Ils étaient innombrables…", la volonté de ne pas quitter ses proches, et son lien affectif avec la scène du Bolchoï.
Aujourd'hui, Maïa Plissetskaïa danse toujours. Elle a survécu à l'empire soviétique, et possède cette liberté dont elle a si douloureusement été privée durant des années. Liberté d'habiter à l'étranger, de danser sur toutes les scènes du monde, d'explorer tous les styles, de parler sans contrainte. Liberté d'être enfin soi-même et de pouvoir mériter tous les hommages, comme celui du titre de la chorégraphie de Maurice Béjart dédiée à la danseuse : " Ave Maïa ".
Par Clémentine BLONDET
A lire, pour mieux connaître Maïa Plissetskaïa:
PLISSETSKAIA, Maïa, Moi, Maïa Plissetskaïa, Paris, Ed. Gallimard, 1995, 483 p.