Manuel d’histoire slovaco-hongrois : un rapprochement historique ?

Les relations entre la Slovaquie et la Hongrie sont encore aujourd’hui marquées de stéréotypes historiques, source de tensions entre les deux pays. Les frustrations liées aux injustices du passé sont toujours présentes dans les discours des hommes politiques et donc parfois aussi dans les manuels d’histoire. En Slovaquie, les nationalistes parlent des souffrances millénaires sous le «joug magyar», les Hongrois, eux, gardent à cœur le traité de Trianon et les décrets de Benes[1].


Après la chute du régime communiste et la création de la Slovaquie indépendante en 1993, ces vieux traumatismes, longtemps enfouis, ont ressurgi pour empoisonner les relations slovaco-hongroises. Aujourd’hui, les historiens des deux pays cherchent la voie du dialogue afin de tirer un trait sur l’interprétation nationaliste de leurs histoires respectives.

Déconstruire les stéréotypes et améliorer la connaissance de l’autre

A partir d’un projet initié il y a six ans, une commission mixte d’historiens est en train de préparer un support pédagogique qui sera utilisé en cours d’histoire dans les lycées slovaques et hongrois. Les historiens préfèrent parler de support pédagogique plutôt que de manuel d’histoire, car la préparation de ce dernier demandera encore plusieurs années de travail commun. L’ouvrage présentera en parallèle la vision slovaque et hongroise des périodes litigeuses de l’histoire commune et aidera ainsi les jeunes lycéens à mieux connaître leur voisin. Il couvrira la période du VIIIe au XXe siècle. A la fin de chaque chapitre, un résumé présentera les points sur lesquels les historiens sont tombés d’accord ainsi que ceux restés sujet de controverses.

Stefan Sutaj, président de la partie slovaque de la Commission, explique: «Notre but est de montrer que même si nos avis sont différents, nous arrivons à en discuter. Nous nous efforçons de vulgariser cette approche sur les pages des quotidiens où un historien slovaque et un autre hongrois présentent leur opinion sur un sujet donné.» Le président de la partie hongroise de la commission, Laszlo Szarka, est du même avis: «Sur le traité de Trianon et sur la période 1938-1948, il n’y aura pas d’entente totale entre nous. Mais cela ne doit pas empêcher l’apparition d’un livre d’histoire commun.»

Etant donné le caractère nationaliste[2] et les lacunes de certains manuels, le besoin d’une analyse dépassionnée se fait de plus en plus pressant. «Le point commun des manuels slovaques et hongrois, c’est qu’ils consacrent peu de place à l’autre», explique Eduard Krekovic, professeur à l’Université Comenius de Bratislava. Pire, les jeunes qui sortent aujourd’hui de l’école ont une vision déformée de leurs voisins. «Les cours d’histoire et de littérature visent à créer un sentiment de fierté de la lutte d’indépendance, et donc une certaine haine de la nation hongroise. Les jeunes quittent l’école élémentaire ayant en tête que les Slovaques ont souffert pendant mille ans sous la domination hongroise», confirme Martin Lacko, étudiant en Economie à l’université de Bordeaux. Ces frustrations semblent être moins fortes auprès des jeunes Hongrois.

Les historiens s’efforcent aujourd’hui de déconstruire ces mythes. Ils s’accordent sur le fait que l’ont peut parler de domination magyare uniquement à partir du dualisme austro-hongrois de 1867: «Au XIXe siècle, le hongrois est certes devenu la seule langue officielle mais pendant les siècles précédents, c’était le latin.» Cependant, ceux qui ne suivent pas des études d’histoire n’ont pas eu forcément la possibilité d’effacer de leur mémoire le mythe du «joug millénaire».

La démythification de l’histoire nationale, une affaire de la nouvelle génération

Cet exemple montre que l’éducation de la jeunesse est aujourd’hui à refaire. Les historiens de la «vieille génération» sont souvent prisonniers de stéréotypes difficiles à changer. Presque vingt ans après la chute du communisme, l’espoir se porte vers la nouvelle génération d’historiens. «Aujourd’hui, leurs relations ne sont pas limitées par le pouvoir politique. Un espace de discussion s’est ouvert, tout dépend de la manière dont les historiens sauront en profiter», précise Stefan Sutaj.

Comparées aux décennies précédentes, les relations entre les historiens slovaques et hongrois connaissent aujourd’hui leur âge d’or – les échanges et les collaborations entre les universités et les centres de recherche se multiplient. La préparation d’un support pédagogique d’histoire fait donc partie de cette nouvelle étape de rapprochement. Sa publication devrait être suivie de celle d’un recueil de documents. L’étape ultime sera la rédaction d’un manuel d’histoire slovaco-hongrois. Ce sera donc l’affaire des jeunes historiens et leur réussite dépendra également du contexte politique dans chacun des deux pays.

Un projet issu des milieux intellectuels et mis au service de la politique

La commission qui prépare le support pédagogique s’est inspirée du manuel d’histoire franco-allemand[3]. Il est toutefois difficile d’établir un parallèle entre les deux ouvrages. «Il ne s’agit pas d’une mémoire de conflits sanglants entre deux puissances mais d’un passé commun de mille ans», précise l’historien hongrois Attila Pok. Dans le cas franco-allemand, l’initiative était d’abord partie des milieux politiques avant de toucher les intellectuels et le grand public. Dans le projet slovaco-hongrois, c’est l’inverse: les hommes politiques ont consacré une initiative issue des milieux intellectuels.

En effet, les chefs de gouvernement slovaque et hongrois ont récemment exprimé leur soutien au projet. «Nous sommes contents de voir que cette question est devenue une priorité des relations slovaco-hongroises», se félicite Stefan Sutaj. En même temps, une politisation excessive peut mettre en danger la rédaction même de l’ouvrage. Stefan Sutaj poursuit: «L’interprétation de l’histoire fait partie du combat politique. Les hommes politiques en font leur arme pour créer un sentiment de danger et pour obtenir de nouveaux soutiens à leur politique.» Le Hongrois Attila Pok n’est pas hostile à ce que les hommes politiques tirent leur épingle du jeu mais à condition qu’ils laissent la décision finale aux historiens.

La réussite du projet dépendra en grande partie des relations slovaco-hongroises qui sont en ce moment assez tendues. La politique de Bratislava est influencée par le discours nationaliste du Parti national slovaque qui tient depuis juillet 2006 les rênes du ministère de l’Education. Le leader du Parti, Jan Slota, n’a pas tardé à exprimer ses doutes concernant le projet de manuel d’histoire commun. D’après lui, il est impossible de trouver un compromis, les interprétations slovaque et hongroise de l’histoire étant trop différentes: «Quand quelqu’un prend un Noir pour un Blanc, on peut difficilement en faire un seul homme.» Ce nationaliste n’a pas hésité à traiter les historiens préparant l’ouvrage commun de «marxistes».

Ces opinions montrent où peut mener l’interprétation subjective du passé. Les historiens refusent de manière catégorique ces aberrations: «Ce fut exactement l’inverse. Nous avons vécu ensemble pendant mille ans. Il y a eu un minimum d’incidents, ce qui crée une bonne base pour arriver à un accord mutuel», explique l’historien slovaque Attila Simon. Pour lui, le Parti national slovaque mène une politique nationaliste héritée du XIXe siècle: à l’heure où les divisions idéologiques de l’Europe sont en train de s’effacer au profit de l’intégration européenne, le fait que ce parti puisse entrer au Parlement témoigne de la persistance des vieux stéréotypes.

«L’Europe va écrire son histoire commune. Il est temps de nommer les points de désaccord (…) et de se pardonner les injustices. (…) Notre priorité est l’éducation des jeunes dans l’esprit de la tolérance. Il faut que les Slovaques et les Hongrois puissent vivre sans conflit au sein de l’Union européenne.» Tels sont les mots que Stefan Sutaj a adressés aux hommes politiques dans la presse slovaque.

 

Par Zuzana LOUBET DEL BAYLE et Edina MIHALIK

 

[1] Le traité de Trianon réglait le sort de la Hongrie vaincue après la Première Guerre mondiale. Le pays a perdu deux tiers de son territoire et des villes hongroises sont devenues, du jour au lendemain, slovaques (Presbourg, ville du couronnement des rois hongrois, est devenue Bratislava). Après la Seconde Guerre mondiale, les décrets du président Benes visaient à punir les Allemands et les Hongrois de Tchécoslovaquie ayant collaboré avec le nazisme.
[2] Dans certains manuels hongrois, la Slovaquie du Sud-Est est toujours appelée Felvidék, «Hongrie du Nord».
[3] Le premier tome de ce manuel a été publié pour la rentrée 2006/2007 par les éditions Ernst Klett Verlag (Stuttgart) et Nathan (Paris) dans le cadre du renforcement du couple franco-allemand. A la différence du support pédagogique slovaco-hongrois, il ne couvre que la période ultérieure à 1945 (les autres tomes, en préparation, couvriront les périodes antérieures).