Inauguré en 2007 sur le site de l’unique camp de concentration soviétique à avoir incarcéré une population exclusivement féminine, le mémorial du « Camp d’Akmola pour les épouses de traîtres à la patrie » (ALZhYR) rappelle que le Kazakhstan a été, durant la période des répressions staliniennes, une terre de déportation et d’incarcération au Goulag.
À partir de 1938 et jusqu’à sa fermeture en 1953, le camp d’Alzhyr a vu passer 18 000 femmes (dont 8 000 sont restées en relégation), épouses, mères, sœurs ou filles d’« ennemis du peuple » eux-mêmes fusillés ou envoyés au Goulag. Situé à 35km de l’actuelle capitale du Kazakhstan Astana, le camp a donné lieu à la création d’un musée et complexe mémorial dédié aux victimes des répressions politiques et du totalitarisme.
Le Mémorial est dominé par un haut monument noir et argenté, l’Arche du chagrin, symbole de la coiffe de mariée traditionnelle kazakhe mais aussi du passage entre monde des vivants et des morts. De chaque côté se dressent des statues ; celle d’une femme ("Lutte et espoir") et celle d’un homme ("Désespoir et impuissance"), évoquant l’espérance possible pour ces prisonnières encore en vie, opposée à l’incapacité des hommes dont un bon nombre ont alors déjà été exécutés.
Acheminées depuis toutes les régions de l’URSS, parfois durant deux mois, dans des wagons où étaient parfois entassées plus 70 personnes, les femmes ont dû construire de leurs mains les baraquements qui allaient les abriter.
Employées notamment à des travaux de couture (en particulier durant la guerre, pour fournir des équipements aux soldats soviétiques), les prisonnières avaient coutume de ramasser, aux alentours, des roseaux pour se chauffer.
On raconte que les habitants du village voisin cachaient parfois de la nourriture dans ces roseaux à leur intention. Ou qu’un jour, des enfants leur lancèrent ce qu’elles prirent d’abord pour des pierres avant de comprendre qu’il s’agissait de « qurt », ce fromage traditionnel des nomades kazakhs, à base de lait fermenté et présenté sous forme de boules semblables à des petites pierres blanches.
Le Mémorial d’Alzhyr a été voulu par le premier Président (1990-2019) du Kazakhstan, Nursultan Nazarbaev, qui l’a inauguré en grande pompe le 31 mai 2007 et a prononcé à cette occasion un discours d’une notable fermeté, dédouanant son pays de toute responsabilité et dénonçant les ravages du stalinisme : « Sans que cela soit de sa faute, la terre kazakhe a accueilli 1,5 million de personnes qui ont été envoyées dans des camps de concentration. Sans que cela soit de sa faute, le Kazakhstan a accueilli 1,3 million de personnes déportées de toutes les régions de l’URSS. Rendons hommage à ceux qui ont été assassinés, sans raison et sans but, par leur propre État. Hitler a tué – et c’est également un sacrilège – des Juifs, des Russes, des Soviétiques… tous ceux contre qui il se battait. Les autorités de notre pays, elles, ont massacré leur propre peuple. Cela ne s’est jamais vu dans aucun autre pays ! […] »
Onze camps du Goulag, dont l’immense Karlag (camp de Karaganda), ont en effet été disséminés sur le territoire du Kazakhstan. Dans ce seul pays, 103 000 personnes ont été arrêtées durant ces années de répression, et 25 000 ont été abattues, décimant l’intelligentsia et les forces vives nationales. Depuis 1997, le 31 mai est célébré comme le jour du Souvenir de la répression politique, qui englobe également l’« acharchylyk », équivalent kazakh de l’Holodomor ukrainien, cette grande famine qui a provoqué la mort de millions de paysans durant la campagne de collectivisation du début des années 1930.
Le musée d’Alzhyr évoque les répressions subies par le pays tout au long du 20ème siècle et documente ce que fut la vie dans ce camp. Il présente notamment un décompte des prisonnières par nationalités : 4 390 Russes, 855 Juives, 740 Ukrainiennes, 173 Polonaises, 169 Allemandes, 146 Géorgiennes, 134 Biélorusses, 102 Lettones, 87 Kazakhes, 70 Tatares… Parmi elles – 4 Françaises.
Ont été emprisonnées dans ce camp notamment, la chanteuse Lidia Rouslanova (épouse du général Krioukov), Kira Andronnikoshvili (épouse de Boris Pilniak), l’actrice Tatiana Okounevskaïa (violée par Beria qui tenta de la faire chanter), l’épouse de Boukharine, Anna Safonova (compagne de Koltchak), l’écrivaine Galina Serebriakova (dont le père, le mari et l’ex-mari avaient été arrêtés), la sœur de Toukhatchevski, la mère de Boulat Okoudjava…
Rachel Plissetskaïa, née à Vilno en 1902, actrice de cinéma muet, épouse du diplomate Mikhaïl Plissetski et mère de la ballerine Maïa Plissetskaïa,
Certaines femmes sont arrivées dans le camp avec des enfants de moins de 3 ans. Au-delà de cet âge, s’ils n’étaient pas morts de froid, de faim ou de maladie, ils leur étaient enlevés pour être envoyés dans des orphelinats. Après la fermeture du camp, on a estimé que 1 507 femmes avaient accouché durant leur relégation après avoir été violées par les gardiens.
Un « Mur de la mémoire » entoure le musée, portant les interminables rangées des noms de celles qui passèrent quelques mois ou quelques années dans ce camp. Beaucoup y sont mortes, leurs corps enterrés dans des fosses communes à la toute proximité du site.
Photos : © Céline Bayou (décembre 2022).