La création, en janvier 2010, du District Fédéral du Nord Caucase et la nomination à sa tête d’Alexandre Khloponine, ancien oligarque et homme d’affaire reconnu de la nouvelle génération de gestionnaires néolibéraux russes, marquent, selon certains, un tournant dans l’approche du gouvernement russe à l’égard de la région.
Autrefois plutôt tenté par la méthode dure, le gouvernement russe aurait décidé de miser sur la transformation des bases du système économique et de gestion pour stabiliser la région. Toutefois, à l’approche des Jeux Olympiques de Sotchi en 2014, il semble que les motifs de la création de ce district soient de divers ordres, qui ne relèvent pas tous d’une logique économique.
Géopolitique et histoire du District Nord-Caucase
Jusqu’en janvier 2010, la Russie comptait sept Districts fédéraux dirigés chacun par un plénipotentiaire nommé par le Président. Le District fédéral du Sud de la Russie était alors composé de treize sujets fédéraux, ces derniers étant nommés différemment selon leur degré d’autonomie dans la fédération: région, république, oblast ou kraï. Depuis janvier, le Président Medvedev a décidé de diviser le District fédéral du Sud, créant un huitième district fédéral. Ainsi, les Républiques du Daghestan, d’Ingouchie, de Tchétchénie, d’Ossétie du Nord-Alanie, de Kabardino-Balkarie, de Karatchaïvo-Tcherkessie et le Kraï de Stavropol font désormais partie du District fédéral du Nord Caucase, alors que les autres sujets fédéraux demeurent sous la juridiction du District du Sud.
Pourquoi une telle réorganisation territoriale a-t-elle eu lieu ? D’emblée, on peut souligner que la région de Krasnodar, où se trouve la ville de Sotchi, ne fait pas partie du nouveau District du Nord Caucase. Cette réorganisation semble donc en partie destinée, au niveau rhétorique, à permettre au gouvernement central de se défendre de tenir des Jeux Olympiques dans un district à risque, puisque celui-ci n’abrite plus les Caucasiens des républiques voisines. Symboliquement, mais aussi concrètement, cela ne signifie pas pour autant que la stabilisation du Nord Caucase ne sera pas traitée comme un enjeu fondamental d’ici les Jeux Olympiques, bien au contraire. En divisant le district ainsi, le Président souhaite aussi resserrer le contrôle autour des Républiques Nord Caucasiennes. Depuis la chute de l’URSS et l’éclatement des conflits interethniques dans cette région, le gouvernement central à Moscou, outre ses interventions armées, a tenté de nombreuses réorganisations de la région, tant politiques, économiques que sociales. Celle-ci est donc la dernière d’une série de mesures visant à stabiliser le Caucase.
Déjà en 1991, Boris Eltsine avait créé l’association économique « Nord Caucase » afin de faciliter la transition vers la réalisation des réformes économiques en cours par la concertation régionale[1]. L’efficacité de cette association s’est toutefois révélée limitée au point de vue exécutif par les nouvelles structures de pouvoir qui se sont mises en place. Le District du Nord Caucase, quant à lui, a été créé pour la première fois en mai 2000 par Vladimir Poutine et comprenait les 13 sujets fédéraux qui allaient ensuite composer le District du Sud. En outre, c’est suite au rétablissement de l’autorité russe sur le territoire tchétchène, après la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000), que l’ex-Président et actuel Premier ministre affirmait souhaiter un retour au calme marqué par le développement d’une meilleure intégration économique régionale. Cette appellation avait ensuite disparu, quelques mois plus tard, dénoncée par le gouvernement tchétchène de l’époque et par les défenseurs des droits de l’homme russes pour sa connotation négative stigmatisant la région. C’est à ce moment que l’appellation plus inclusive de « District du Sud de la Russie » avait été formulée.
Le problème de l’intégration économique et territorial du Caucase du Nord dans la Russie n’est donc pas nouveau. Les tentatives de développement du potentiel économique de la région sont au cœur de la stratégie du gouvernement central depuis la chute de l’URSS, les réorganisations territoriales en faisant foi. Toutefois, ce problème d’intégration ne se joue pas seulement au niveau territorial et économique. En effet, les Nord Caucasiens sont victimes de racisme, de harcèlement et d’exclusion lorsqu’ils tentent de s’intégrer en dehors de leur région, par exemple à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Souvent perçus comme des terroristes, des citoyens de seconde classe ou des arnaqueurs[2], certains d’entre eux affirment ne pas se sentir les bienvenus dans les grands centres de la Russie[3]. Cette assimilation de tous les Nord Caucasiens à des stéréotypes négatifs mine d’autant plus les relations entre le centre et cette périphérie. Un travail de fond reste à faire pour changer les perceptions.
Des divisions internes déterminantes
Les attentats qui ont eu lieu dans le métro de Moscou, le 29 mars 2010, ont encore une fois permis de constater à quel point la xénophobie anti-caucasienne est bien présente en Russie. Plusieurs chercheurs et penseurs de la Russie contemporaine ont appelé les autorités et les journalistes à éviter de diviser de façon dichotomique les Russes et les Caucasiens, de même qu’à associer trop rapidement terrorisme et Caucase[4]. Le Nord Caucase est une région hétérogène où se côtoient plusieurs confessions religieuses : musulmanes -soufies, chiites, islamistes, syncrétistes- et chrétiennes -orthodoxes, catholiques, protestantes, grégoriennes, syncrétistes et autres-, de même que plusieurs ethnies. Traiter la région comme un bloc monolithique est dès lors un raccourci intellectuel et politique particulièrement fallacieux.
Certains problèmes fondamentaux subsistent, il est vrai, dans la région, mais ils sont répartis de façon inégale. Sur le plan de la sécurité, le Nord Caucase subit encore le plus grand nombre d’attentats de la Russie, particulièrement dans et en provenance de la partie « orientale » de la région, soit l’Ingouchie, la Tchétchénie et le Daghestan. Cette partie « orientale » de la région comporte en son sein un grand nombre de fondamentalistes religieux et de nationalistes ethniques et le nombre de crimes qualifiés de « terroristes » par le ministère de l’Intérieur y a augmenté d’une fois et demi en 2009 par rapport à 2008[5]. La corruption et le népotisme sont au rang des préoccupations fondamentales des citoyens qui y vivent. Plus encore, le taux de chômage y atteint des niveaux bien au dessus de la moyenne du pays.
La nouvelle stratégie du Kremlin pour remédier à ces problèmes prend des formes diverses, dont la création du District Nord Caucase et la nomination à sa tête d’un vice-Premier ministre et représentant plénipotentiaire du Président issu du monde des affaires ne sont qu’une fraction. En amont, une série de consultations populaires ont eu lieu sous l’égide de la Chambre Civique de la Fédération de Russie, organe du Kremlin visant à favoriser le dialogue avec les ONG et les citoyens. Celle-ci est combinée à ce désir d’une réorganisation économique de fond, qui ne peut se faire sans une modification profonde des habitus politiques.
Consultations populaires
Le projet « Mir Kavkaza » (Paix au Caucase), dirigé par le journaliste principal de la première chaîne de télévision russe, Maxim Chevtchenko, en collaboration avec le Centre de recherches stratégiques sur la religion et la politique dans le monde contemporain qu’il dirige, pour le compte de la Chambre civique de la Fédération de Russie, a été mis sur pied en octobre 2009. Le but de ces consultations, selon M. Chevtchenko, est de créer un terrain commun de dialogue entre les Républiques du Caucase puisque trois grands problèmes existent selon lui dans la région[6]. En premier lieu, il évoque un problème économique et politique qu'il attribue à la « structure clano-ethnique » des instances dirigeantes. Ensuite, il rappelle le contexte particulier de cette région marquée par de nombreuses guerres et où vivent côte à côte de nombreuses ethnies qui partagent une histoire territoriale complexe, menant à l'impossibilité d'appliquer des modèles qui fonctionnent ailleurs sans tenir compte de ce contexte. Et finalement, il dénonce la conception trop homogénéisante du Caucase, promulguée entre autre par le gouvernement central. Alors que chaque république connaît des façons de faire et des problèmes différents, le stéréotype du « Caucasien » assimile à une même conception du monde les habitants de la mer Noire à la mer Caspienne. Les deux questions que se propose donc de poser le projet dans chaque république sont : « Quel avenir est souhaitable pour le Caucase ? » et « Quels sont les problèmes qui empêchent la réalisation de l'avenir souhaité ? »[7].
Des tables rondes et discussions publiques ont déjà eu lieu au Daghestan en octobre 2009, en Ingouchie en décembre 2009, en Karatchaevo-Tcherkessie en février 2010 et en Ossétie du Nord- Alanie en mars dernier. D'ici la fin du printemps, les organisateurs se rendront en Tchétchénie et en Kabardino-Balkarie. Les conclusions qui ressortiront de ces consultations seront remises à titre de suggestions aux autorités fédérales. Elles serviront certainement aussi à appuyer le plan que doit proposer Khloponine au mois de juin 2010.
Transformations économiques et politiques
Ce plan adressera principalement les transformations économiques qui sont nécessaires pour le développement de la région. D’emblée, le nouvel envoyé de Moscou a mis en avant les quatre secteurs clefs qu’il entend développer : les secteurs énergétique, récréo-touristique, agricole et de la recherche et du développement. Mais pour ce faire, plusieurs politologues russes s’accordent pour dire qu’il faudra d’abord changer les bases politiques de gestion dans la région, question qu’évite soigneusement le représentant de Medvedev au Caucase. Au cours d’une conférence du cycle de discussions « Guerre et Paix » portant sur « La Paix au Caucase » et mené par le Centre Andreï Sakharov, certains chercheurs réunis ont en effet émis quelques critiques face au potentiel effectif du nouveau district et de son dirigeant.
Tous s’entendent pour dire que le problème de fond au Caucase est plus politique qu’économique. Le politologue Sergueï Markedonov soulignait au cours de cette conférence que personne ne souhaiterait investir dans une région minée par des conflits armés et dont les structures de pouvoir sont corrompues[8]. Toutefois, il semble qu’une part de la nouvelle stratégie moscovite consiste précisément dans un changement de perception de la région, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie. En misant sur des consultations populaires et en mettant l’accent sur le potentiel économique de la région, plutôt que sur la corruption, les conflits et les attentats terroristes qui en émanent, il semble que le virage idéologique du Kremlin soit aussi de changer l’image du Nord Caucase. À quatre ans des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, le défi que souhaite relever le Kremlin est de taille et tous les moyens semblent désormais bons pour parvenir à stabiliser la région.
Notes :
[1] Voir leur site Internet http://askregion.ru/
[2] Voir Fran Markovitz, Not Nationalists: Russian Teenagers' Soulful A-Politic, Europe-Asia Studies, Vol. 51, No. 7, novembre 1999, pp. 1183-1198; Bruce Grant, The Captive and the gift. Cultural Histories of Sovereignty in Russia and the Caucasus, Cornell University Press, 2009.
[3] Entretiens réalisés en Ossétie du Nord.
[4] Voir l’intervention de la correspondante de RFE/RL Russian Service, Irina Lagounina:
http://www.rferl.org/content/Flash_Analysis_Terror_Attacks_Could_Further_Divide_Russians/1996991.html
[5] http://kavkaz-expres.ru/
[6] Selon une entrevue exclusive accordée au journal Kavkaz express : http://kavkaz-expres.ru
[7] http://www.kavkaz-uzel.ru/articles/167554/
[8] http://www.kavkaz-uzel.ru/articles/166948/
* Candidate au doctorat en anthropologie, Université de Montréal, chercheur invitée à la Chaire Unesco de Vladikavkaz.
Vignette : Tours traditionnelles ossètes de la Gorge de Fiagdon, Ossétie du Nord (© Nadia Proulx)