Moscou, la ville mutante

Ancienne capitale de l'URSS et du camp socialiste pendant la guerre froide, Moscou a su se transformer à une vitesse étonnante et s'adapter aux nouvelles conditions créées par l'économie de marché. La mutation de Moscou en une métropole de services de profil international est particulièrement étonnante dans le contexte de grave crise économique qui a affecté la jeune Fédération de Russie pendant les années 1990.


Dès le début de la transition économique, la prospérité de Moscou a été insolente. Le revenu moyen des Moscovites était, au plus fort de la crise, à peu près trois fois supérieur à la moyenne russe (1996); la ville contribue aujourd'hui pour presque 15% à la formation du PNB, et 30% du chiffre d'affaire du commerce de détail russe en moyenne est réalisé dans la capitale. En une décennie, 3.000 représentations de firmes étrangères ont été ouvertes. Les firmes moscovites engrangent l'essentiel des revenus d'exportation du pays (près de 40%). L'économie de la capitale est aussi le premier contributeur au budget fédéral, qui y puise environ un tiers de ses ressources fiscales.

Cette réussite économique exceptionnelle a nourri un débat sur le rôle de Moscou dans l'ensemble de l'espace russe. La ville ne réussissait-elle sa transition que par sa capacité à capter les ressources du pays, à spolier les non-Moscovites, fonctionnant sur un mode parasitaire[1], ou proposait-elle au contraire un modèle d'adaptation à l'économie de marché transposable en d'autres lieux?

L'étude comparative menée par P. J. Taylor[2] sur les World Cities donne un éclairage international à la réussite moscovite. En se basant sur la présence de sociétés de services de haut niveau dans quatre domaines d'activité différents, il assigne à Moscou un très honorable 19e rang mondial, là où Saint-Pétersbourg n'obtient que la 94e place.

Le facteur politique

L'un des facteurs-clés de la rapidité de la transformation urbaine est l'action de la municipalité de Moscou, dirigée depuis les débuts de la transition économique par Iouri Loujkov (1992, à la suite de la démission du premier maire Gavril Popov). I. Loujkov a été facilement réélu trois fois à la tête de la ville (86% des suffrages en 1996, 70% en 1999, 75% en 2003). Les structures administratives de la Ville sont fortement centralisées. L'efficacité de ses outils d'intervention est liée à un faisceau convergent d'éléments favorables:
- la stabilité d'une équipe municipale dont le maire a toujours proclamé vouloir encourager mais aussi encadrer le passage à l'économie de marché;
- la maîtrise totale du foncier urbain par la mairie: jusqu'en 2003, il était impossible d'acquérir la moindre parcelle à Moscou. La municipalité a mis en place un système de baux fonciers à 49 ans, ne cédant donc jamais la propriété éminente du sol. Elle a, par là-même, eu un pouvoir d'arbitrage et d'orientation sans égal et la capacité d'influer sur tous les projets immobiliers;
- la concentration du pouvoir de décision entre les mains d'un groupe restreint de fonctionnaires municipaux, dans l'entourage immédiat de I. Loujkov. Ceci a favorisé une prise de décision rapide pour le lancement des grandes opérations d'urbanisme, d'ailleurs au détriment des procédures de concours, jugées longues et inefficaces au vu des urgences de la décennie 1990.

Une municipalité dotée de moyens importants

En outre, au plus fort de la crise budgétaire russe, la ville de Moscou a su trouver des ressources financières sans équivalent en Russie.

D'une part, I. Loujkov a œuvré avec succès pour que les programmes de privatisation dans la capitale aient un statut dérogatoire à la loi fédérale (1995). Le processus de privatisation a donc généré, fait exceptionnel en Russie, des recettes très importantes. D'autre part, le retour du capitalisme a nourri à Moscou une spéculation immobilière, une frénésie de construction et de rénovation (immobilier de bureaux) dont la mairie a tiré de larges dividendes. Elle est d'ailleurs elle-même opérateur immobilier et investisseur.

Cette relative richesse des pouvoirs publics locaux permet d'expliquer, outre l'efficacité des interventions sur le tissu urbain, une meilleure conservation de la "sphère sociale", du dispositif médical public, des transports collectifs, bref une moindre dégradation des services offerts à la population, ce qui explique la popularité persistante de I. Loujkov. La forte capacité financière de la Ville et la position de pouvoir de l'équipe dirigeante ont évidemment leur revers: les soupçons de corruption au plus haut niveau sont récurrents. L'affairisme de la mairie est proverbial: on a souvent dénoncé les liens du personnel politique avec les milieux d'affaires.

De la ville socialiste à la global city: le centre transformé

Le centre historique est le lieu d'émergence d'un véritable Central Business District (CBD) au sein duquel on a pu identifier 7 quartiers d'affaires particulièrement denses, la plupart à très faible distance du Kremlin[3]. Pour autant, on n'a pas vu se constituer de City à proprement parler. Le monde des affaires international s'est d'ailleurs installé sans que ne soient apparues, du moins pendant les années 1990, les grandes tours de verre que l'on peut voir à Shanghai, Londres ou Chicago. La concentration des fonctions supérieures dans les quartiers centraux s'accompagne de leur relative dispersion dans ce vaste espace, au sein duquel l'habitat reste présent.

On ne peut qu'être frappé par la cohérence architecturale et sociale du nouveau visage du Centre, et y voir l'effet d'une idéologie urbaine structurée. C'est très certainement l'intervention de la municipalité qui explique cette cohérence. Les parti pris architecturaux manifestent une volonté de russifier le visage du centre. À l'époque soviétique, siège du Comecon, capitale de l'URSS et du monde socialiste, Moscou se devait d'être la vitrine de la modernité, une ville du futur socialiste. Le centre historique avait ainsi été marqué par l'édification de la tour du Comecon, la construction du quartier du Nouvel Arbat. Aujourd'hui, on tourne le dos à cette idéologie moderniste, en même temps que les anciennes artères ont pour l'essentiel retrouvé leurs noms pré-révolutionnaires; ainsi la rue Gorki est redevenue rue de Tver, la rue Dimitrov - Grande Iakimanka, etc.

Paradoxalement, alors que la ville s'internationalise, Moscou, Cœur de la Russie, se doit de marquer son paysage de signes typiquement russes, de réaffirmer des traditions nationales. L'édification, en 1997, du colossal monument à Pierre le Grand, sur une île de la Moskova faisant face au Kremlin est l'une de ces tentatives esthétiquement malheureuses[4]. Un autre événement symbolique a été la reconstruction, au milieu des années 90, de la gigantesque Église du Saint-Sauveur sur les rives de la Moskova[5].

Les lieux publics sont par ailleurs investis par les signes de la russité traditionnelle: les espaces verts (notamment de la Ceinture des Boulevards) sont pourvus de jeux d'enfants en bois imitant le style traditionnel de la campagne russe. Les personnages des contes apparaissent sur la Place du Manège[6], dans une ronde de statues kitsch au goût de Z. Tseretelli. L'architecture rurale est aussi souvent imitée: de petites chapelles de bois apparaissent ainsi dans les lieux publics[7].

Toute l'évolution du Centre témoigne de la crainte de la modernité. Les immeubles neufs sont construits dans un style imitatif, par exemple dotés de façades néo-classiques. D'autres, à l'aspect plus contemporain, sont surchargés de citations architecturales hétéroclites renvoyant autant à la Russie classique qu'à la Renaissance italienne (clochetons, tourelles). Les façades sont repeintes dans des couleurs vives, parfois criardes [8]. Moscou est ainsi envahie par une architecture postmoderne répétitive. Cette volonté d'ancrer à tout prix Moscou dans le passé, de russifier son image, la banalise en même temps. Car, frappée par la vague kitsch de la reconstruction postmoderne, la ville est maintenant une capitale internationale parmi d'autres.

Vers une asphalt city?

Après la modernisation accélérée du centre au cours des années 1990, des transformations spectaculaires sont depuis peu observables plus en périphérie. On a engagé 1 milliard de dollars dans la modernisation du grand périphérique extérieur (MKAD), passé intégralement à 8 voies et désormais doté de 60 stations-services et 70 complexes commerciaux. Les enseignes de la grandes distribution internationale ont fleuri en très peu de temps au plus près de ce grand périphérique: deux Ikéa (2001, 2002), trois Auchan (2002, 2003), sans parler de l'enseigne allemande Metro ou des distributeurs russes Grand ou Tri Kita. La mairie de Moscou soutient à sa manière ce développement récent et fulgurant des super- et hypermarchés en procédant à la fermeture de très nombreux marchés de plein air, jugés dépassés et stigmatisés comme "une forme non-civilisée de commerce".

Le signe le plus marquant de la montée en puissance de la civilisation automobile est la construction, en 5 ans, du boulevard autoroutier intermédiaire de Moscou, la fameuse Troisième Ceinture, qui a surgi après le déclassement de la "petite ceinture" ferroviaire en 1998. Inaugurée dans sa totalité en décembre 2003, cette voie rapide circulaire, à mi-chemin de la Ceinture des Jardins et du MKAD, a une longueur de 20 km. Elle permet de faciliter considérablement les relations entre quartiers, et de soulager la Ceinture des Jardins, saturée depuis plusieurs années. Mais son coût est exorbitant (4 milliards de dollars) et obère la capacité d'investissement dans les transports publics. Il faut en déduire que le nouvel espace moscovite en gestation est pensé prioritairement en fonction des besoins de la classe moyenne consumériste, se déplaçant en voiture[9].

Vers un Manhattan moscovite?

En même temps, la municipalité continue à œuvrer pour le développement du business. Elle s'est engagée dans un projet immobilier gigantesque: le chantier Moskva-City, situé sur les bords de la Moskova, en contrebas de la prestigieuse perspective Koutouzov. Ce quartier d'affaires avait commencé à sortir de terre au milieu des années 1990 puis avait été stoppé après la crise financière de 1998. Le retour à la croissance économique a redonné vie au projet, porté à bout de bras par la municipalité, qui a notamment décidé d'y transférer son administration, en y construisant un bâtiment de 50 étages. Un aquaparc et un hôtel sont aussi prévus, à côté des tours d'affaires. On envisage de construire au total plus de 2,2 millions de m², avec une majorité d'immeubles de 50 à 80 étages. La réalisation de ce projet, couplée à la mise en service de la Troisième Ceinture sur le trajet de laquelle Moskva-City est situé, doit permettre, sans renier la politique d'ancrage dans le passé russe précédemment évoquée, d'installer un symbole fort et compact de la modernité internationale, à petite distance du centre historique.

 

* Denis ECKERT est chargé de recherche CNRS, CIRUS-Cieu (Centre Interdisciplinaire d'Etudes Urbaines, Toulouse)

 

 

[1] Vendina O. (2002), "Bilan de la décennie 1991-2001 à Moscou", Hérodote, n° 104, p. 166-191.
[2] Taylor P. J. (2000), "World Cities and territorial states under conditions of contemporary globalization", Political Geography, vol. 19 (1), p. 5-32.
[3] Kolossov V., Vendina O., O'Loughlin J. (2002), "Moscow as an Emergent World City: International Links, Business Developments, ant the Entrepreneurial City", Eurasian Geography and Economics, vol. 43, n° 3, pp. 170-196.
[4] Bayou C. (2002), "Pierre le Grand statufié", Regard sur l'Est, n° 30.
[5] Mercier J. (2002), "Moscou ou les errances de la Mémoire", Regard sur l'Est, n° 30.
[6] Dans la nuit du 14 au 15 mars 2004, un gigantesque incendie a ravagé la salle d'exposition du Manège, chef d'œuvre architectural du 19e siècle. La hâte avec laquelle la municipalité a publié, dès le lendemain, un plan de reconstruction du bâtiment, a fait naître des soupçons chez certains quant aux causes de cette catastrophe.
[7] Eckert D. (2001), "Moscou, capitale russe, métropole mondiale?", in Portraits de grandes villes: Société - Pouvoirs - Territoires, Jalabert G. (coord.), Toulouse: Presses Universitaires du Mirail, coll. Villes et Territoires, p. 161-185.
[8] Vendina O. (1997), "Le nouveau visage de Moscou et la contribution de la municipalité à la modernisation de la ville", http://www.cybergeo.presse.fr/culture/vendina/vendina.htm.
[9] Argenbright R. (2003), "Platz schaffen für die neue Mittelklasse: Moskaus dritter Transportring", Osteuropa, Jahrgang 53, Heft 9-10, s. 1386-1399.