Qu’adviendrait-il en cas de coup de force russe aux marges de l’espace otanien ? Les membres de l’Alliance, après tout ce que nous avons appris ces trois dernières années, décideraient-ils réellement d’activer l’Article 5 du traité de 1949, stipulant qu’une attaque armée contre l'un des alliés « sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties » ? Carlo Masala explore le scénario « estonien » : la prise de Narva.
C’est un « essai de géopolitique-fiction » fondé sur une hypothèse que l’on a vu éclore ici et là : et si demain survenait un coup de force russe sur la ville estonienne de Narva (russophone à 90 %), comment réagirait l’Alliance atlantique ? Le travail de Carlo Masala(1), professeur à l’université de la Bundeswehr, fuse au même rythme que l’opération éclair imaginée, dans une mécanique de wargame efficace et éclairante. Sa véritable valeur ne réside cependant pas dans le scénario anticipé, discutable à plusieurs égards, mais dans ce que l’exercice dit de nos opinions publiques.
Le scénario du wargame « Masala »
Le 27 mars 2028, trois ans après le gel du conflit ukrainien, la Russie engage une épreuve de force contre l’OTAN destinée à détruire sa raison d’être, sans déboucher sur un conflit incontrôlable : « montrer à l’Occident sa propre incapacité à agir ». Pendant que l’allié chinois manœuvre dans ses eaux méridionales, détournant l’attention et les forces américaines, un détachement russe s’empare en quelques heures de Narva, au nom de la défense de la minorité russophone(2). Dans le même temps, des commandos prennent le contrôle de l’île de Hiiumaa à l’Ouest. Les opérations s’arrêtent aussitôt, la Fédération de Russie déclarant ses objectifs atteints, laissant les membres de l’Alliance débattre de l’activation de l’article 5 et de l’opportunité d’une guerre mondiale pour un « lopin de terre ». En Europe, un ensemble d’opérations hybrides, familières au lecteur, achève de planter le décor. Précisons enfin que l’auteur projette en 2028 une Alliance atlantique au réarmement toujours théorique, une présidence américaine toujours aux mains de D. Trump mais, point clé, une France désormais présidée par le RN. Tout le reste - genèse, déroulé et conclusion de l’opération - est à découvrir dans l’essai.
L'hypothèse d'une agression russe dans la région balte n'a rien de fantaisiste, comme en attestent les rapports des différents services de renseignement. Pour autant, et même en faisant la part des simplifications requises, le scénario Masala présente des raccourcis importants qui peuvent nuire au travail de sensibilisation revendiqué.
De Narva à nos intérets (économiques) vitaux
Première réserve, le scénario omet la dimension économique de l’affaire. L’opération décrite n’a rien à voir avec la prise d’un « lopin de terre » : les territoires mentionnés couvrent plus de 1 000km², dont une importante région industrielle. Or, l’Estonie appartient à la zone euro, contrairement à la Pologne ou la Roumanie. C’est donc de déstabilisation de notre propre espace économique qu’il serait question, et de conséquences directes sur les populations occidentales : pouvoir d’achat, emploi, financement des services publics, etc. Masala esquive ce paramètre, qu’il aurait été interéssant de rappeler aux opinions publiques.
La minorité russophone, un vecteur de communication stratégique à relativiser
Deuxième réserve, le sujet de la « privation de droits » de « la minorité russophone ». Brandie par le Kremlin dans le wargame, acceptée telle quelle par les différentes parties prenantes, cette formule toute faite repose sur la vision simplifiée à l’extrême d’une situation complexe, et datée. Dès 2007, suite à la Nuit de Bronze, Vincent Dautancourt rappelait dans Hérodote(3) la seule et unique barrière à l’acquisition de la citoyenneté estonienne pour les « russophones » : la maîtrise de la langue estonienne, dont le refus tient beaucoup à des considérations politiques ou idéologiques. Le droit estonien comprend également des dispositions dont on ne trouvera pas d’équivalent en droit français, comme la loi sur l’autonomie culturelle des minorités nationales. Surtout, la grande hétérogénéité sociale et politique de « la minorité » (et plus encore les jeunes générations intégrées, trilingues, éloignées de la politique moscovite) en fait un piètre vecteur de communication stratégique : chaque tentative de récit peut être désamorcée par un contre-récit étayé et incarné. Ceci étant noté, reconnaissons également le peu de sophistication des différents narratifs du Kremlin pour son « opération spéciale » en Ukraine, ou même de sa toute récente communication sur les « républiques socialistes et soviétiques » baltes. La validité de l’argument importe toujours moins que l’effet produit.
Le pont entre Narva (Estonie) et Ivangorod (Russie). Photo réalisée par l'auteur.
Les grands absents du wargame : l’Estonie et l’échelon régional
La véritable faiblesse du scénario est l’absence de l’Estonie comme acteur : le pays n’est ici qu’un plateau de Risk où le Président russe pousse ses pions en attendant que le grand quartier général des puissances alliées lance son dé. Les Forces armées estoniennes ne sont même pas mentionnées, « maîtrisées » et oubliées dès la cinquième ligne. Celles-ci sont certes modestes d’un point de vue numérique : 7 000 militaires pour l’Armée de terre. C’est oublier que celles-ci se sont aguerries au Mali et en Irak, et disposent d’armements sérieux : CAESAR français, HIMARS américains, Javelins, et bientôt des batteries anti-aériennes longue portée SAMP/T Mamba. S’y ajoutent les 25 000 personnels de la Ligue de défense estonienne, lien entre l’armée d’active et la réserve, éprouvée régulièrement lors d’exercices avec les armées françaises. Le wargame oublie encore la doctrine estonienne de « défense totale » permettant d’opposer la résistance armée de la nation entière ; défense totale appuyée sur le souvenir vivant d’une occupation qui ne s’est achevée qu’en 1991. En un mot, l’Estonie s’est préparée de longue date à l’agression, dispose d’une capacité de résistance violente, et l’emploiera. Et cette résistance concrète, nécessaire, impensée chez Masala, change radicalement la suite de son scénario.
D’abord parce qu’une nation qui se bat n’envoie pas le même signal au reste de l’Europe. Ensuite parce que l’Estonie ne sera jamais seule : l’appui militaire de la Finlande, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne est une certitude dont on s’étonne de l’oubli. Mentionnons également pour faire bonne mesure la Joint Expeditionary Force (JEF), sous égide britannique. Tout cet échelon régional, irréductible à d’éventuelles pusillanimités européennes ou otaniennes, manque cruellement au scénario.
Cette résistance collective interdirait la passivité de la Présence avancée renforcée (enhanced Forward Presence, eFP) de l’OTAN. C’est à la seule faveur d’une opération éclair et circonscrite que C. Masala écarte du wargame ces unités occidentales pré-positionnées. Seulement, la résistance estonienne et régionale – fusse-t-elle réduite à quelques jours ou quelques semaines – installerait le front aux portes de la base de Tapa du NATO Battlegroup britannique et français, où stationnent quelques dizaines de Challengers 2, sans compter les Rafale, Eurofighter ou F-35 occidentaux déployés à peine plus loin, à Ämari.
Ce que « Narva » désigne
En somme, le scénario « Narva », et encore plus sa variante « Narva-Hiiumaa » (extension maritime dont on perçoit mal l’intérêt) n’est pas le plus adapté au propos de l’auteur. D’autres secteurs de l’espace otanien paraissent plus appropriés pour une opération de déstabilisation éclair (Svalbard ? Roumanie ?). Et si ce doit être l’Estonie, alors il ne faut pas espérer conclure en deux heures.
Mais le véritable sujet de l’essai est ailleurs. C’est la postface qui importe, s’attardant avec une grande clarté sur les chantages successifs de Vladimir Poutine, le rôle d’« agents » idéologiquement complaisants à l’Ouest, mais aussi sur les différentes rationalités à l’œuvre (et négligées) dans la contestation de l’ordre mondial. Plus qu’un portrait-robot de l’agresseur, La guerre d’après est un miroir que C. Masala tend à nos propres sociétés. Peu importe le lieu géographique du test, c’est de l’énergie de nos sociétés qu’il est ici question.
« Une société qui ne se rend pas compte que la Russie tente, au moyen de diverses mesures, […] d’ébranler notre confiance dans les institutions et les procédures démocratiques, dans le but de discréditer la démocratie comme forme d’État, une telle société ne pourra pas développer la volonté d’être résistante ni ne sera capable de résister. »
L’étude récente réalisée par Cluster 17 pour Le Grand Continent dévoile, dans les réponses des 1 500 interviewés français, un motif récurrent : « Nous ne sommes pas concernés », « l’Ukraine n’est pas notre guerre ». Des formations politiques entières prospèrent sur cette assurance, dorlotant l’électorat français par l’idée que l’Ukraine n’est pas l’Europe, et que l’Europe n’est pas la France. Là passent la ligne de faille et les dilemmes factices : il faudrait choisir entre l’hôpital public et les dépenses de défense, entre l’école ou les « marchands de canon », avec tout ce que cet imaginaire charrie. Nous faut-il vraiment choisir entre la préservation de notre modèle social et les dépenses de défense... de notre modèle social ? Et s’il s’agit de consentir à l’horizon de guerre, alors pour quel autre motif que « défendre la manière dont nous voulons vivre ensemble » ? Ainsi, ce que Carlo Masala nomme « Narva » n’est pas une ville en Estonie. « Narva » désigne le lieu et le jour fatidique où des sociétés européennes hagardes devront savoir reconnaître la bête en mouvement.
Notes :
(1) Carlo Masala, La guerre d’après – La Russie face à l’Occident, Grasset, juin 2025, Traduction O. Mannoni.
(2) Lors de la Grande guerre du Nord, Narva fut le théâtre d’une victoire de Charles XII sur Pierre le Grand, puis d’une victoire de Pierre le Grand sur Charles XII en 1704. « L’Estonie » passa ainsi de la couronne suédoise à la domination des Tsars, pour ne conquérir son indépendance qu’en 1918-1920, à l’issue d’une guerre victorieuse contre la jeune Union soviétique. En 1939, la première République d’Estonie fut, comme la Lettonie et la Lituanie, capturée par l’URSS dans le cadre du pacte germano-soviétique, soviétisée en 1940 dans une violence extrême (liquidation de la quasi-totalité des élites politiques républicaines, déportations de masse), avant d’être « libérée » par les forces allemandes de Barbarossa en 1941. En 1944, Narva fut le théâtre d’une bataille acharnée de plusieurs mois (opposant notamment des unités estoniennes sous uniforme allemand et le corps des fusiliers estoniens de l’Armée rouge), et rasée en quasi-totalité lors d’un bombardement (soviétique) massif le 6 mars 1944. Après guerre, Narva et sa région minière et industrielle firent l’objet d’une politique de repeuplement russe. La ville reste aujourd’hui russophone à 90 %, dont 34 % avec un passeport russe et 13 % de « non citoyens ».
(3) V. Dautancourt, « Les minorités russes en Estonie : unité et diversification », Hérodote, n° 128, 2008.
* Xavier Bouvet est consultant dans le social media listening et la communication stratégique. Il est l’auteur du Bateau blanc (Bruit du Monde, 2024 ; Pocket, 2025), récit portant sur la République d’Estonie de 1934 à 2024, et plus particulièrement sur les 5 jours du gouvernement Tief (18-22 septembre 1944).
Pour citer cet article : Xavier BOUVET (2025), « Mourir pour Narva - Sur 'La guerre d'après' de Carlo Masala », Regard sur l'Est, 4 août.