Myopie d’une chute, ophtalmologie de l’histoire

Et partout la photo du mur qui s'écroule… Partout le symbole d'un régime, l'"illusion" faisant désormais partie d'un passé révolu. Mais personne pour rappeler que 1989 a produit une révolution de la science historique et, par conséquent, une redéfinition du regard européen porté sur l'histoire du bloc soviétique et des pays satellites.


November 11th 1989: The fall of the Berlin Wall. Inhabitants of West Berlin work at breaking down the wall near the Brandenburg Gate. 19891111 11 novembre 1989: Chute du mur de Berlin. Des habitants de Berlin Ouest s'acharnent à casser le mur près de la Porte de Brandebourg 19891111Pendant les décennies qui suivirent l'après-guerre, la vision du bloc communiste se borna souvent aux interprétations et aux affirmations de soviétologues travaillant à tâtons sur des sujets pour lesquels ils n'avaient aucun moyen fiable de vérification; la soviétologie n'avait alors d'autre choix que celui de se nourrir d'une vérité cachée, d'une réalité camouflée, d'une histoire officielle manipulée. Dans un contexte si marqué par le manque de connaissances indiscutables, il n'était pas aisé de distinguer le parti pris des assertions auxquelles se livraient gaiement la cohorte des soviétologues.

Les débats faisaient d'ailleurs rage entre les partisans d'une interprétation "totalitaire" de l'histoire du bloc communiste (Robert Conquest, Adam Ulam, Zbigniew Brzezinski, Richard Pipes entre autres), définie par Hannah Arendt et Raymond Aron, et les chantres de l'histoire sociale défendant une position "révisionniste" de cette même histoire (Moshe Lewin, Stephen Cohen, Sheila Fitzpatrick, Lynne Viola parmi les plus représentatifs de cette mouvance).

La profondeur du questionnement historique trouva refuge dans l'interrogation sur le type d'histoire à privilégier: fallait-il considérer que, derrière les violences attribuées au régime communiste, se profilait l'existence d'un puissant ressort social non contrôlé par Moscou ou bien devait-on voir dans les violences orchestrées par Moscou le résultat inéluctable d'une logique de pouvoir absolu, d'un projet mis en place, graduellement, par les dirigeants du Parti ?

Comment pouvait-on, en d'autres termes, expliquer la réussite de la Révolution de 1917 et son extension aux Démocraties populaires? L'écriture de l'histoire visant à expliquer l'apparition et le succès de ce nouveau monde communiste devait-elle emprunter le chemin défini par l'Ecole des Annales et étudier la société "par le bas", c'est-à-dire refléter le projet de mener une histoire sociale, ou devait-elle, au contraire, continuer à donner une réponse "par le haut", sur la piste d'une histoire idéologique et politique ?

Autant de questions qui restaient sans réponses et qui illustraient l'incapacité ou les difficultés d'approche d'une zone géographique hors normes au sujet de laquelle personne ne savait exactement percevoir les mutations qui allaient mener à sa chute. Ainsi, tout le monde fut surpris de voir s'écrouler un système qui, pour les soviétologues, qu'ils soient totalitaristes ou révisionnistes, était bâti sur un modèle de pérennité, une pérennité attribuée respectivement à la dimension politique et idéologique pour les premiers, à la large assise sociale dont disposait le régime pour les seconds. Cette myopie occidentale expliqua, pour une part, le retentissement et la couverture médiatique que subit, durant l'année 1989, la chute d'un certain mur…

Les sirènes de l'ouverture des archives

A partir de la chute tout s'enchaîna, la surprise et les lendemains de fête cédant rapidement le pas à l'euphorie de l'ouverture des archives. Enfin, la lumière allait être faite sur le passé trouble du régime communiste ; enfin, l'histoire de ces pays allait être retrouvée, réécrite sur des bases saines et irréfutables ; enfin, il serait possible de comprendre l'émergence de cette dictature, de cette illusion qui, soixante quinze années durant, avait menacé la paix dans le monde! Mais quelles ne furent pas les surprises des bataillons d'historiens qui se précipitèrent fébrilement sur le terrain, sur les "lieux du crime" ! Très vite, en effet, de nombreux obstacles se dressèrent devant eux...

Dans un premier temps, l'énorme quantité d'archives (plus d'une vingtaine de millions de pages pour la seule URSS) résultat de plusieurs décennies d'intense bureaucratie, leur dispersion dans plusieurs endroits ainsi que leur accessibilité souvent difficile posa des problèmes d'ordre physique: quelles sources fallait-il privilégier ? Vers quel domaine d'étude était-il judicieux de se diriger en priorité ? Les déclarations péremptoires, les découvertes "sensationnelles" se multiplièrent à une vitesse prodigieuse dans tous les pays d'Europe: Jean Moulin était-il un agent double? Togliatti avait-il tenu des propos inconsidérés à l'égard de prisonniers italiens? Quels liens les Partis communistes français et italiens entretenaient-ils avec le Parti communiste soviétique? Que contenaient les archives de la Stasi, du KGB? Autant de débats, de "révélations" qui montrèrent combien l'utilisation des archives pouvait se montrer détestable, irrévérencieuse, indiscrète et souvent peu fondée.

Ce n'est que dans un deuxième temps, au vu de ce genre de "scoops", qu'apparurent les questions touchant l'essence même du travail d'historien, remettant au goût du jour les sempiternelles interrogations de l'homme face à un document écrit, face à une source historique: il s'avérait indispensable, malgré l'impatience et l'enthousiasme qu'un tel accès aux archives commandait, de ne pas oublier la nécessité de rester critique à leur égard, de les soumettre aux bonnes questions afin d'obtenir les bonnes réponses, de rester rigoureux et respectueux de l'éthique qu'implique tout travail historique et, dernière exigence, non des moindres, de se rappeler que les archives ne disent pas tout. Un autre écueil, de taille, consistait à ne pas sombrer dans le "pillage sélectif" des archives pour des besoins de "best-seller" [1]… Le "miracle des révélations" était enfin banni, renié par les historiens, du moins en théorie…

La fin de l'Odyssée ?

Faut-il pour autant dresser un bilan amer de ce qui a été une des grandes révolutions des dernières années du vingtième siècle ? Il semble que plusieurs enseignements fort intéressants se dégagent de l'observation d'un tel événement.
Tout d'abord, le recul permet de mieux cerner la nature de la myopie qui a affecté les soviétologues et les historiens de l'histoire du communisme en remettant en cause le sens même de leur discipline qui avait fini par perdre de vue la dimension de surprise et de hasard que peut parfois apporter l'histoire. Cette chute brutale, par la même occasion, a également permis de rappeler une des règles fondamentales qui fait le métier d'historien : l'humilité, fondée sur la conscience de la précarité du savoir humain ainsi que sur la fragilité de ses théories et de ses constructions. Enfin, le dernier enseignement réside dans le fait qu'au delà de l'événement - devenu symbole - de la chute du mur, c'est notre attitude et nos propres rapports à l'histoire qu'il convient de prendre à nouveau en compte afin de repenser l'histoire dans ses dimensions imprévisibles et contingentes.

De surcroît, et c'est là encore une leçon de taille pour les historiens mais aussi pour tout un chacun, il faut se garder de trop vite enterrer le passé sous prétexte de son caractère révolu et obsolète; cette tentation a connu de beaux jours, lorsqu'il était question, après la chute du mur, de la "fin de l'histoire", de l'inutilité de se livrer à de nouvelles recherches sur un communisme moribond et désormais inoffensif. Les champs d'investigation sur le communisme ne pourront qu'améliorer, dans un futur proche, la connaissance encore trop parcellaire de ce dernier afin d'atteindre une véritable compréhension d'un mouvement auquel tant de personnes ont voué leur existence.

Le débat est loin d'être clos, les passions, les peurs et les rancunes sont tenaces, l'exemple de nombreux ouvrages récents sont là pour le prouver [2]… "La chape de plomb du communisme n'est pas tombée du ciel, et elle ne peut disparaître comme par miracle. Tant que nous ne comprendrons pas de quoi elle est composée, comment elle s'est mise en place, de quelle manière elle s'est perpétuée, nous ne comprendrons pas notre temps. Il ne s'agit pas d'écrire l'histoire des faits, mais de ce qui s'est passé dans les modes de relations entre les hommes, le mode des croyances, les noyaux mythiques autour desquels s'organisent leurs formes d'adhésion à eux-mêmes et aux autres. Si le communisme n'avait pas modifié le vécu des hommes, s'il n'avait pas transformé les relations de toi à moi, de moi à l'autre, les rapports des gens entre eux, il ne se serait rien passé du tout. C'est tout cela qu'il s'agit de comprendre et de repenser"[3].

Considérer 1989 dans la simple perspective de la chute du mur de Berlin est réducteur; plus qu'un simple effondrement, cet événement a marqué la naissance d'un nouveau rapport à l'histoire, d'une nouvelle manière d'envisager, de concevoir et d'écrire l'histoire mais aussi de jeter, en tant qu'Européens, un regard neuf, compréhensif et moins passionné sur cet "autre" mystérieux, sur ces voisins longtemps craints…

Par François VILALDACH

Vignette : Chute du mur de Berlin (photo DR)

 

 

[1] En ce qui concerne le débat sur le Livre noir du communisme, voir notamment: RIGOULOT, Pierre et YANNAKIS, Ilios, Un pavé dans l'histoire. Le débat français sur le livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1998, 223p.
[2] Le débat sur le Livre noir, la querelle autour de la correspondance entre Ernst Nolte et François Furet, auteur du très critiqué Passé d'une illusion ou encore le récent débat sur la publication en France de L'âge des extrêmes, ouvrage datant de quelques années et "boudé" par les éditeurs français (cf. Le Monde Diplomatique de septembre 1999).
[3] Jean-Toussaint DESANTI, Le Monde du 10 mars 1992.