Ni amie, ni ennemie : la Turquie vue du Kremlin

Les relations entre Moscou et Ankara restent difficiles à cerner. D’un côté, les deux pays peuvent agir de concert, gênant ensemble l’Europe et les États-Unis ; de l’autre, Ankara manifeste parfois sa volonté de s’immiscer dans les zones d’intérêts du Kremlin. Amitié, alliance ou pragmatisme semblent se succéder, révélant diverses facettes d’une relation ambigüe. Et la rapprochant peut-être, finalement, de celle que les pays « occidentaux » entretiennent également avec la péninsule anatolienne.


visite du Président russe en Turquie (octobre 2018) La déclaration de Recep Tayyip Erdoğan lors de la visite de Volodymyr Zelenski, le 10 avril 2021, est un exemple typique du jeu d’équilibriste d’Ankara dans sa relation à Moscou : le Président turc a confirmé lors de cette entrevue qu’il ne reconnaissait pas l’annexion de la Crimée par la Russie et a rappelé son attachement à une résolution pacifique du conflit dans le respect des accords de Minsk(1). La réponse russe ne s’est pas fait attendre : Iouri Gempel, chef du comité parlementaire de Crimée, a qualifié de « regrettable » la position turque et appelé R. T. Erdoğan à se rendre dans la péninsule « s’il est réellement un politicien sage et courageux »(2). Le parlementaire russe a également réaffirmé l’appartenance de la Crimée à la Russie et sommé le Président turc de ne pas faire d’ingérence dans les affaires internes de la Russie. Pourtant, les deux pays coopèrent sur de nombreux dossiers, comme dans le secteur de l’armement, et se sont alliés sur diverses crises dans le monde.

Une histoire de temps longs

Russie et Turquie ont une même approche de l’histoire. Elles l’analysent à l’aune des temps longs et regrettent toutes les deux leurs passés d’empires qu’elles estiment « humiliés ». Ainsi, tandis que Vladimir Poutine cherche à retrouver et maintenir l’influence de la Russie sur les ex-membres de l’empire russo-soviétique, R. T. Erdoğan s’efforce quant à lui de rebâtir une influence turque dans les pays qui constituèrent le sultanat ottoman. En s’inscrivant dans ces temps longs, la Turquie, d’une certaine manière, reste à la Russie ce que l’Angleterre fut à la France : le meilleur ennemi. Ainsi, entre 1568 et 1878, ce sont pas moins de onze guerres que se livreront Ottomans et Russes, la plus marquante étant la prise par Catherine II du Khanat de Crimée aux Turcs(3).

Les deux pays disposent de fait de zones d’influences imbriquées. La Turquie peut s’appuyer sur les peuples de langues turciques présents du Caucase à la République de Sakha (Iakoutie), en passant par l’Asie centrale ou encore la Crimée. Ankara dispose en outre d’une certaine influence auprès des peuples musulmans présents dans l’espace postsoviétique et en Russie. Ainsi, la Tchétchénie, territoire ô combien sensible, peut accorder une certaine importance à l’influence turque. De son côté, la Russie devrait disposer en théorie d’une influence auprès des peuples chrétiens orthodoxes, ce qui peut être vrai en Arménie mais qui, en raison des troubles géopolitiques liés aux conflits post-soviétiques, se révèle moins plausible en Géorgie ou en Ukraine. La langue russe reste par ailleurs prépondérante dans beaucoup de pays de l’ex-Union soviétique, mais fait face à une lutte contre cet outil d’influence et d’ingérence (changements d’alphabets, ukraïnisation, etc.) La Russie peut encore bénéficier en termes d’influence des infrastructures héritées de l’URSS mais, là encore, elle se trouve battue en brèche par le manque d’investissements et par l’avancée de l’initiative chinoise de nouvelle Route de la soie.

La Crimée est un bon exemple d’imbrication d’intérêts. En 1783, les deux empires ont apporté des amendements au traité de paix de Koutchouk-Kaïnardji : les modifications prévoyaient le transfert de la Crimée au gouvernement de Catherine II sous condition que la Russie s’engage à ne pas céder la péninsule ; auquel cas, l’Empire ottoman (ou la Turquie comme État continuateur) serait délié de ce traité et pourrait réclamer souveraineté sur ce territoire. En 1991 comme en 2014, la Turquie s’est abstenue de faire état de cet argument. Il est difficile de dire si R. T. Erdoğan pourrait avoir des vues sur la péninsule. Mais il est clair qu’il y disposerait de plus d’influence auprès des Tatars de Crimée si la péninsule était sous administration ukrainienne.

L’Europe, cause du rapprochement russo-turc ?

Aux débuts de sa présidence, R. T. Erdoğan se disait favorable à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Depuis, la posture de l’UE est fréquemment analysée par les élites turques comme humiliante et réduite à un simple échange monétaire contre des facilités dans le domaine migratoire. Le Président turc a alors cherché à se rapprocher des pays musulmans du Moyen-Orient et à positionner son pays comme leader de l’islam politique. Là encore, il a trouvé porte close. Isolée politiquement – exception faite de la coopération militaire, du fait de son appartenance à l’OTAN –, la Turquie s’efforce pourtant de s’affirmer sur la scène internationale.

De son côté, la Russie s’est sentie humiliée par la difficile décennie 1990-2000. À son arrivée au pouvoir, V. Poutine n’a d’abord pas semblé dans de mauvaises dispositions vis-à-vis de l’Occident ; tout en précisant son refus de voir la Russie traitée comme un quelconque partenaire européen. Une intégration à l’OTAN aurait paru une option pire encore aux yeux du Kremlin, car elle aurait placé la Russie dans une position d’infériorité vis-à-vis des États-Unis. L’Union européenne et les États-Unis n’ont d’abord pas compris que la donne était en train de changer et que le grand rendez-vous Russie/Occident n’aurait pas lieu. Jusqu’au cauchemar de 2014 qui a pu faire penser à certains que les relations russo-européennes étaient revenues à l’époque du « grand échiquier » de Zbigniew Brezinski.

La visite de V. Zelenski à Ankara, une illustration du problème ?

La Russie et la Turquie entretiennent dès lors des relations très pragmatiques. Elles ont bien compris qu’il n’existait pas d’amitié dans les relations internationales, mais uniquement des intérêts à défendre. Là où les intérêts se rejoignent – il faut coopérer ; là où ils divergent – il faut trouver des compromis. La meilleure preuve de ce pragmatisme a été signifiée lorsque les deux pays ont exprimé leur volonté commune de réduire les tensions après que la Turquie eût abattu un chasseur russe et ses pilotes, en 2015, en marge du conflit Syrien.

La rencontre entre V. Zelenski et R. T. Erdoğan le 10 avril relève également de ce pragmatisme russo-turc : la veille, les deux présidents ont eu un échange téléphonique au cours duquel ils ont abordé plusieurs dossiers, dont la Syrie, le Haut-Karabagh, le projet de canal à Istanbul mais aussi la crise sanitaire. Et, si les analystes occidentaux ont eu tendance à voir dans l’interruption des vols aériens entre Moscou et Ankara (du 15 avril au 1er juin 2021), imposée par la Russie, le signe d’un désaccord croissant entre les deux pays, il semblerait que cette suspension aérienne soit bel et bien mue par des considérations avant tout sanitaires (même si quelques parlementaires russes ont appelé les citoyens de la Fédération à préférer la Crimée à la Turquie pour leurs vacances estivales, tant pour soutenir l’économie russe que pour réagir face aux déclarations turques sur le statut de la péninsule(4)). Il n’en reste pas moins que certains commentateurs russes vont jusqu'à avancer l’hypothèse que les ventes d’armes et de drones turcs à l’armée ukrainienne auraient été discutées avec le Kremlin en amont de la visite de V. Zelensky et auraient fait l’objet d’un accord préalable. Propagande pour exprimer que tout est sous contrôle ou réalité ?

Les positions d’Ankara lors de cette rencontre ne peuvent être interprétées comme un « retour » de la Turquie vers ses alliances occidentales ; il ne s’agit que d’une continuité et l’Europe aura d’autres altercations ou incidents diplomatiques avec Ankara. Dans sa vision très pragmatique de la géopolitique, la Turquie a intérêt à suivre la position occidentale dans le conflit ukrainien. L’Ukraine est aux portes de l’Union européenne, comme la Turquie ; Ankara a plus de possibilités d’influence en Crimée si cette dernière est sous administration ukrainienne ; et la vente d’armes, en premier lieu de drones(5), par la Turquie est un levier majeur de puissance. De plus, la position de la Turquie, membre de l’OTAN mais ni européenne ni affiliée à la Russie, lui permet de se proposer en pays neutre pour le règlement du conflit et, ainsi, tenter de gagner encore en influence régionale.

L’infériorité stratégique turque

Russie et Turquie utilisent le même langage de puissance et les mêmes techniques de guerre « hybride » et d’influence, n’hésitant pas à intimider ou provoquer leurs adversaires ou même leurs alliés. Dans ce jeu, Ankara est conscient de son infériorité stratégique, tandis que son appartenance à l’OTAN ne lui permet ni d’être totalement aligné sur la Russie ni, à l’inverse, d’être l’élément déclencheur d’affrontements entre OTAN et Russie. Au risque de se retrouver isolé, lâché à la fois des Russes et des Occidentaux qui se refuseraient à un affrontement direct de haute intensité. C’est de cette manière que les Russes analysent les propos du Président turc sur la Crimée.

Cette infériorité rend, dans une certaine mesure, la Turquie dépendante du bon vouloir du Kremlin au cours de plusieurs de ses opérations extérieures. Le Haut-Karabagh est l’exemple typique de ce positionnement turc vis-à-vis de la Russie : très impliquée dans le conflit aux côtés de l’Azerbaïdjan, la Turquie tenait absolument à être intégrée au processus de vérification du cessez-le-feu et à la mission de vérification. La place que la Russie lui a accordée ne permet toutefois pas vraiment de dire que la position turque est fortement renforcée, même si elle vient de mettre un pied dans une zone que la Russie tendait jusque-là à considérer comme relevant de sa seule influence.

Aussi curieux que cela puisse paraître, l’atout majeur pour la Russie dans sa relation avec la Turquie semble être l’appartenance de cette dernière à l’OTAN. Là encore, le processus est double : d’un côté, les positions turques permettent à la Russie de pointer les contradictions de l’organisation, notamment lorsque la Turquie entre en crise avec d’autres pays de l’Alliance comme ce fut le cas avec la France et la Grèce à l’été 2020. La Russie peut aussi « jouer » de la position particulière de la Turquie (la vente de missiles S-400 en est l’illustration) ; d’un autre côté, la Turquie est le pays otanien avec lequel la Russie arrive le plus à communiquer, ce qui peut servir à Moscou pour ne pas être totalement isolé.

La Turquie apparaît donc de plus en plus comme un pays pivot, à la fois allié nécessaire et menace potentielle, tant pour la Russie que pour les pays occidentaux. R. T. Erdoğan, qui a très bien compris cette position, compose avec cette dernière de manière très fine. La Russie reste pour sa part tout à fait pragmatique – peut être à la différence de l’Europe – et tente de composer au mieux avec ce pays plus partenaire qu’allié. Le jeu d’équilibriste d’Ankara comprend tout de même des risques qui pourraient lui coûter cher le jour où Occidentaux et Russes auront ensemble des intérêts communs à l’encontre de la Turquie. À moins que la péninsule anatolienne ne devienne une plateforme d’échanges entre l’OTAN et la Russie, prenant à la France le rôle que celle-ci souhaite s’arroger depuis sa reprise de dialogue avec Moscou, sans réel succès à l’heure actuelle.

Sources :

(1) Semion Sonnyï, « Erdogan prizval Oukraïnou i Rossiiou k peregovoram » (Erdoğan appelle l’Ukraine et la Russie au dialogue), Gazeta.ru, 11 avril 2021.

(2) Kristian Sizova, « Mojet priekhat v Kriym : V Rossii otvietili na zaïavlenie Erdogana »(‘Il peut venir en Crimée’ - La Russie répond à la déclaration d’Erdogan), Gazeta.ru, 11 avril 2021.

(3) Valeriï Bepsniev, « Chamil Soultanov : ‘ Erdogan kak i Poutin, stremitsia vosstanovit’ byloie velitchie. No delaiet eto effectivniee’ » (Chamil Soultanov : ‘Erdogan comme Poutine cherche à retrouver l’ancienne grandeur, mais le fait plus efficacement’), Business Online, 18 avril 2021.

(4) Diana Kovalieva, « MID Tourtsii : Ankara ne poderjivaet ni odnou iz storon krizissa na Oukraïnie » (Ministère turc des Affaires étrangères : Ankara ne soutien aucune des parties dans la crise en Ukraine), Rossiiskaïa Gazeta, 15 avril 2020.

(5) Piotr Likhomanov, « Bezpilotnik 3: Chto president Oukraïny Vladimir Zelenskii Privioz iz Tourtsii » (Drone de 3e génération : Qu’est-ce que le président ukrainien Vladimir Zelenski apporte de Turquie), Rossiiskaïa Gazeta, 11 avril 2021.

 

Vignette : visite du Président russe en Turquie (octobre 2018) (Copyright : site du Kremlin).

 

* Henri JULLIEN est étudiant en Master 2 de Relations Internationales et langue russe à l’INALCO.

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