Regard sur l'Est : Que recouvre le terme tchèque d'Odsun, et pourquoi est-il un objet de polémique ?
X. Galmiche : Conventionnellement, on entend par Odsun un mouvement forcé de transfert de la population allemande, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Odsun est un terme tchèque; toute la difficulté historique d'interpréter ce phénomène réside dans la façon qu'on a de le traduire: transfert est la traduction la plus douce, mais on peut penser à déplacement de population, voire déportation. Ce mouvement a été particulièrement marquant en Bohême, où il a concerné de 1,5 à 3 millions de citoyens.
Le gouvernement tchèque en exil à Londres a eu, avant même la fin de la guerre, un plan pour résoudre "la question allemande" de Bohême par le vide, en les expulsant vers l'Allemagne ; Beneš, le successeur de Masaryk, a obtenu des Alliés l'autorisation de mettre en application ce plan. On appelle décrets Beneš les lois qui ont permis, dans l'immédiat après-guerre, l'expulsion de cette population. La discussion actuelle est ambiguë du fait de cette origine: la décision émanait d'une structure tchécoslovaque, considérée comme légitime car héritière de la première République tchécoslovaque, elle était aussi cautionnée par les Alliés.
Il faut rappeler que la population allemande se trouvait en Bohême depuis le Moyen Age, issue en grande partie de la politique de colonisation qui était pratiquée en Europe Centrale: pour peupler les régions désertes, des souverains appelaient des populations occidentales à venir s'installer ; or, les Allemands ont beaucoup répondu à ces invitations et sont venus habiter des territoires de Bohême, Hongrie, Roumanie. Ils étaient tout à fait appréciés à l'époque pour leurs qualités professionnelles et techniques -c'était de bons artisans, de bons agriculteurs. La présence allemande remonte donc aux XII-XIII-XIVèmes siècles, et la guerre a brutalement interrompu cette symbiose profonde.
De là découlerait un sentiment de culpabilité à l'égard de l'Allemagne ?
A l'époque, on a vu dans l'Odsun une sorte de juste retour de bâton après les horreurs du nazisme, et c'est quelque chose qu'il faut garder à l'esprit quand on met en cause la validité de l'Odsun. On ne peut faire abstraction des atrocités nazies. Bien sûr il y a un sentiment de culpabilité lié à la guerre, lié aussi aux conditions particulièrement dramatiques, dans lesquelles, malgré l'encadrement légal, s'est déroulé l'Odsun.
Dans la réalité, les expulsions avaient quelque chose de très cruel, les gens ont eu très peu de temps pour se préparer au départ, et très peu de bagages autorisés. En outre ces convois se sont accompagnés d'un certain nombre d'atrocités -viols, assassinats-, et la culpabilité des Tchèques se nourrit souvent de ces exactions. Il peut y avoir un autre type de culpabilité qui est tout simplement le fait même de l'Odsun; a-t-on le droit de chasser d'un pays une population entière qui participe de la citoyenneté de ce pays ?
Comment ce sentiment était-il vécu par la population ?
Très vite, après les années 46-47, on a senti un malaise, en particulier du côté des intellectuels, mais à partir de 1948 et de l'instauration du communisme, une chape de plomb a recouvert ce problème qui n'a resurgi que dans les années 60. La politisation de la société tchécoslovaque dans les années 60 s'est accompagnée, comme on sait, d'une floraison culturelle, mais aussi du retour des questions morales et de la reconnaissance d'un vrai sentiment de faute, qui se cristallisait autour de la question allemande.
La dissidence tchécoslovaque ne naît réellement que dans les années 70 en tant que mouvement organisé. Des intellectuels ont alors pris la parole et articulé des questions que tout le monde se posait -c'est là justement la fonction de la dissidence-, et formulé un sentiment de malaise qui était très diffus dans la population, même dans les classes non intellectuelles. La question de l'Odsun n'était pas absente. On parlait de l'Odsun. On parlait de ce transfert, mais la question de la culpabilité était absente, c'était une chose évidente que "les Allemands l'ont bien cherché". On ne se rend pas bien compte du sentiment de fermeture, de cette sorte de complexe qui existait à l'époque dans la conscience collective.
L'Arc de Dieu de Durych (1955) est le premier texte à aborder explicitement la question de l'Odsun du point de vue de la culpabilité tchèque. Auteur catholique assez controversé, qui a eu dans les années 30 des prises de position plutôt extrêmes, Durych écrit, en pleine période de stalinisme -le stalinisme a survécu à Staline en Tchécoslovaquie- un récit, dans lequel il met en scène la confrontation entre une jeune fille allemande, restée dans un village après avoir été violée et avoir vu assassiner sa mère, et un Tchèque âgé qui va vivre dans ce village. Durych étant un auteur mis à l'index, le texte n'a pu paraître qu'en 1968, de façon très fugace, puis en Allemagne dans les années 1970, avec une préface de Jan Patocka. Celui-ci, qui devait devenir le grand représentant de la dissidence, retrouve dans sa préface une certaine articulation entre l'histoire de la fin de la guerre et la question de la faute pour la génération des années 60. Plus qu'un simple épisode tragique dans l'histoire des nations tchèque et allemande, il voit dans l'Odsun l'incarnation de la question éthique pour les générations de la fin du siècle.
Quand on regarde le paysage littéraire tchèque des années 60 aux années 80, on remarque que relativement peu d'écrivains abordent le problème de front. Kundera, à ma connaissance, n'évoque jamais ce problème, alors qu'il a une vision très historique du monde romanesque. À partir de La Plaisanterie, et jusqu'à la fin de ses romans en tchèque, il a toujours insisté sur l'ancrage géopolitique de ses romans, mais n'a jamais fait allusion à la question allemande. Skvorecky, qui dresse une sorte de fresque, d'ailleurs très vivante et intéressante, de la société tchécoslovaque, ne fait pas vraiment allusion à l'Odsun. Le seul qui en parle, peut-être parce qu'il parle de tout, c'est Hrabal[1] qui, en particulier dans son roman Les Noces à la maison, pose la question d'une union perdue entre les Tchèques et les Allemands. Chez Durych, auteur catholique hanté par la dimension morale, et même par une certaine morale mystique, la faute est la question primordiale. Ce n'est pas le cas de Hrabal qui est plutôt un homme de sentiment, peu dogmatique, sans système de référence. Chez lui -et c'est très beau dans Les Noces à la maison-, l'Odsun est traité sur le mode de la mélancolie. La présence allemande est vécue comme un manque.
Quel a été le rôle de la présence allemande dans l'histoire culturelle tchèque ?
Il est intéressant de noter que c'est au même moment que l'on redécouvre, dans les années 60, l'œuvre de Kafka, et que l'on recommence à parler de la faute des Tchèques vis-à-vis des Allemands. Je crois que la raison pour laquelle l'Odsun est si important du point de vue culturel, c'est que la question de la faute civique est aussi liée à la question de la participation des Allemands à ce qu'était la culture de Bohême, une culture de symbiose entre trois âmes, selon l'expression de Werfel, l'âme tchèque, l'âme allemande et l'âme juive. Qui défait cette symbiose doit porter la culpabilité pour l'ensemble de la communauté.
Il faut arrêter de parler d'influence allemande en Bohême, car il ne s'agit pas d'influence mais de vie partagée, d'une histoire partagée. Au-delà des blessures et de la rupture que constituent la seconde guerre mondiale et ses conséquences, il y a la mémoire de cette vie commune. La spécificité du rapport tchéco-allemand est due à la coexistence d'avant 1918, au sein de l'empire d'Autriche-Hongrie: dans le fond il s'agit d'un même pays, et on ne peut pas dire que les peuples tchèques et allemands aient connu des relations internationales au sens où on l'entend habituellement. Ces peuples ont vécu côte-à-côte, ont réalisé une véritable symbiose. Hrabal multiplie les images nostalgiques d'une vie commune, possible à la fin de l'Empire, quand les nationalités vivaient ensemble, et aussi pendant la Première République, qui malgré tous ses défauts a essayé d'instaurer une citoyenneté égale pour tous. Cette nostalgie est renforcée par le fait qu'il ait épousé une Allemande, et ce n'est pas un hasard si son autobiographie, Les Noces à la maison, repose sur un procédé de fiction, sa femme en étant la narratrice, et non lui-même.
Par le filtre de la mémoire de cette Allemande restée en Bohême (une petite communauté allemande existe encore de nos jours), la question du départ perd son caractère de marginalité et devient centrale. Quelque chose manque, une dimension de la vie, de la vie concrète, pratique: par leurs talents artisanaux, leurs savoir-faires, les Allemand occupaient une place dans toutes les sphères de l'existence, que l'on ne peut pas remplacer. Ce sont des images bien charnelles chez Hrabal, il dépeint un manque dans la chair même du pays.
La communauté de civilisation passe par la langue. La langue de Hrabal est très influencée par le registre de la langue parlée, elle est traversée de part en part par des expressions allemandes transposées en tchèque. Il ne s'agit pas là d'emprunts, de germanismes, mais de mots allemands venus se nicher dans le tchèque. Ces mots, qui viennent d'ailleurs plutôt d'Autriche que d'Allemagne, ont souvent subi des transferts sémantiques importants. Ils ont un équivalent slave, mais la population utilise le mot d'origine allemande, et il faut interroger les vieilles personnes pour retracer l'histoire, assez erratique, de ces expressions, que l'on ne trouve pas dans le dictionnaire. Il y a une charge affective dans ce vocabulaire, qui donne au texte de Hrabal une coloration particulière, non pas une coloration allemande, mais celle d'une mémoire presque inconsciente de la vie qu'on menait ensemble.
La langue des écrivains a donc cette épaisseur historique, cette résonance affective particulièrement sensible pour le lecteur tchèque. Chez le poète Ivan Blatny, mort en asile avant 1989, la poésie est multilingue, le tchèque n'abrite plus seulement des mots allemands mais des phrases allemandes toutes entières. Il a une très belle image, définissant la Bohême comme le "pays à la langue de serpent". Blatny se souvient d'avoir vu les Allemands partir avec leurs matelas sur la tête, en convois, qu'il compare aux convois juifs pour Terezin. Le traitement littéraire de l'Odsun passe par ces touches presque imperceptibles qui restituent l'épaisseur de la vie partagée.
Des transferts de populations allemandes ont eu lieu dans d'autres pays d'Europe centrale. La question de la culpabilité n'est donc pas spécifique à la Tchécoslovaquie…
Il faut différencier au moins deux types de phénomènes. Les transferts de masse organisés à la fin de la seconde guerre mondiale ne sont pas propres à la Bohême. Ils ont affecté, dans des conditions similaires, un grand nombre de pays d'Europe Centrale où se trouvaient des populations allemandes. Huit millions d'Allemands ont été transférés hors de Pologne sans que les Polonais développent un tel sentiment de culpabilité. L'histoire du transfert de masse des populations est un peu refoulée, même par nous.
Un autre phénomène lié aux Ostdeutschen concerne des communautés allemandes importantes en particulier en Russie, sur la Volga, et en Hongrie, en Roumanie. La question des nationalités est ambiguë en Roumanie ; il n'y a pas eu d'expulsions massives mais une instrumentalisation de la communauté allemande, tantôt montrée du doigt comme dépositaire de la faute fasciste, tantôt utilisée comme argument pour démontrer la tolérance du régime à l'égard des communautés nationales -ce qui était vrai aussi, la Roumanie communiste ayant permis, dans les limites du communisme, une vie communautaire (écoles, théâtres, journaux allemands). Mais cette position cynique à l'égard des populations allemandes n'a rien de commun avec la volonté d'éradication que l'on trouve dans les décrets Benes. J'ai rencontré des Allemands de Transylvanie. Leur histoire jusque dans les années 90 est l'histoire de gens qui ne trouvent pas leur place dans une société souvent très peu démocratique et très conflictuelle. Ils n'ont pas été chassés mais ont fini par vouloir partir à tout prix. J'habitais en Hongrie à l'époque. Quand on se rendait en Transylvanie, on voyait des gens partir.
Ils ne laissaient pas seulement leur village: ils ont laissé mourir une tradition qui remontait parfois au XIIIème siècle. C'est très clair en Transylvanie, qui était une région multiethnique. On y assiste au départ presque fatal de cette communauté, qui comptait encore près de 100 000 habitants au début des années 90; je crois qu'ils ne sont plus que 2 000 ou 3 000. C'est très visible dans le paysage, car, les communautés étant relativement homogènes, des villages entiers se vident; les maisons restent closes. C'est intéressant, car on voit, dans notre génération, un phénomène comparable à ce qui s'est passé à la fin de la seconde guerre mondiale. Cette question du départ de la Transylvanie a d'ailleurs été utilisée comme un motif littéraire et le support d'une réflexion morale, en particulier chez Herta Müller.
En quoi ces questions sont-elles toujours actuelles ?
Les relations tchéco-allemandes ont été depuis 1989 empoisonnées par la question d'un possible retour ou en tout cas d'un dédommagement des ayants droits allemands. Le premier acte public de V. Havel, élu Président de la République, a été de présenter officiellement les excuses de la République tchécoslovaque à l'Allemagne. Il y avait cette idée qu'après tant d'années de pouvoir confisqué, la première chose que le peuple tchécoslovaque avait à exprimer, c'était cette nécessité de "se laver". Mais la ligne officielle reste celle d'un transfert de population, et on garde comme date de référence pour les restitutions 1948, soit juste avant l'instauration du communisme, selon la position défendue depuis toujours par la Tchécoslovaquie. Les conséquences de l'Odsun sont donc implicitement acceptées, et il n'y a pas eu à ce jour d'annulation ni même de remise en cause officielle des Décrets Beneš , malgré de vifs débats parlementaires sur le problème des biens, des propriétés.
L'Union Européenne exerce une forte pression pour que les choses se passent bien -c'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la déclaration de 1997- sans doute avec l'idée que la réconciliation ne pourra pas être complète, mais que la vie commune, dans une nouvelle structure plus large et plus fédérale comme se profile l'Europe, va peu à peu panser des blessures que l'on ne peut pas en fait soigner dans le fond. On attend que les générations passent, pour que les choses s'oublient, que l'amertume fonde. Peut-on toujours faire des procès, toujours demander que justice soit faite ? Tout l'Occident a reculé face à cette interrogation, parce que s'il y avait eu un vrai déballage de la question allemande, il aurait fallu également envisager des procès contre les communistes. Les deux questions sont liées. Il n'y a pas eu de procès de Nuremberg du communisme, donc il n'y aura pas de procès de Nuremberg de l'Odsun. C'est vrai que nous, Européens, pouvons nous sentir un peu coupables de cette mémoire étouffée, parce que, je crois, l'Europe a tout fait pour que la question ne soit pas posée. Il y a là une situation de fait dont on s'accommode de façon pas très satisfaisante.
Par Jeanne GUILLON
[1] A noter : du 28 mai au 23 juin 2001, toute une série de manifestations sur Bohumil Hrabal est organisée conjointement par le centre tchèque de Paris et l'université Paris IV-Sorbonne. Elle se compose de représentations théâtrales, d'une exposition, de projections de films, d'un colloque international et de la publication d'un ouvrage critique.
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