L’Oural: frontière ou région ?

Entretien avec Denis Eckert, géographe du Centre Interdisciplinaire d'Etudes Urbaines de Toulous.


RSE: Est-ce pertinent pour un géographe de parler de l'Oural comme d'une frontière?

Denis Eckert: Il est bien difficile de défendre que les monts Oural forment une frontière, quels que soient les critères que l'on adopte. Certes, on peut dire qu'ils forment une limite climatique entre une Russie occidentale plus marquée par l'influence des dépressions océaniques et une Russie de l'Est déjà beaucoup plus sèche et continentale. Cet ensemble montagneux peu élevé, étiré du Nord au Sud sur 2000 km, est utilisé comme frontière conventionnelle de l'Europe, sans que cela puisse être argumenté avec rigueur. En effet la chaîne de montagne n'a jamais été un obstacle au passage. Le Transsibérien la franchit par un col situé à une altitude de 411 m seulement. Son tracé n'a jamais servi de frontière entre entités politiques. Elle ne délimite pas non plus des populations différenciées de part et d'autre. On trouve sur ses versants est comme ouest des systèmes urbains développés.

L'Oural est-il perçu par les Russes eux-mêmes comme une frontière?

Non, l'Oural est plutôt perçu comme une région que comme une limite. Il y a quelques siècles, la Volga avait, elle, joué le rôle d'une frontière. En tout cas, dans la représentation de l'espace par les Russes, l'Oural n'est pas la frontière entre Europe et Asie: les habitants des régions d'Ekatérinbourg ou Tchéliabinsk se voient en Europe, et je dirais que cela est vrai jusqu'au Baïkal. A partir de la Bouriatie, il me semble que les choses changent et que l'on se voit davantage en Asie. Mais c'est bien plus loin à l'est.

Quelles sont les conséquences géopolitiques de la construction de l'Oural comme frontière, en particulier pour l'histoire de l'Europe?

Il me semble que le fait que l'Oural ait été considéré comme la frontière orientale de l'Europe n'a jamais été un fait géopolitique. Il s'agit d'une convention cartographique, d'un trait dessiné -avec le support commode d'une chaîne de montagnes méridienne- par des géographes du 18ème et 19ème siècles, soucieux de fixer des limites à tous les continents qu'ils identifiaient, pour lesquels tout ensemble géographique devait avoir une limite précise, ce qui dans de nombreux cas ne va pas de soi. Cette limite tracée sur une carte n'a pas servi de support à une réflexion politique, et n'a jamais servi de base à des décisions de politique internationale. Il s'agissait probablement pour ces géographes des siècles passés de prendre acte du fait que la Russie était une puissance européenne, tout en essayant d'exclure de l'Europe qu'ils tentaient de dessiner la partie "asiatique" de son territoire. La fixation arbitraire de cette convention cartographique n'a jamais été argumentée à partir de critères précis: ni sur les caractéristiques physiques des territoires à l'est et l'ouest de l'Oural, ni sur le peuplement, ni sur le mode d'administration. D'ailleurs, les dictionnaires géographiques russes ne mentionnent nullement l'hypothétique fonction de frontière de l'Oural: il s'agit pour eux d'un ensemble physique, d'une chaîne de montagnes, d'un fleuve, d'une région administrative, mais pas d'une frontière.

Quand De Gaulle reprend l'expression "l'Europe de l'Atlantique à l'Oural", il s'agit probablement pour lui d'inclure l'Ouest de l'URSS dans sa réflexion politique sur l'avenir de l'Europe, et d'exclure de ce champ l'immense Asie Centrale soviétique. Dans la configuration actuelle d'une Russie dont la partie asiatique est réduite et faiblement peuplée, il est moins pertinent que jamais de chercher à tracer une limite précise, à l'est de laquelle on entrerait en Asie. Ce n'est en tout cas pas une préoccupation russe.
Ainsi, dire que l'Europe s'arrête à l'Oural n'est qu'une commodité occidentale de langage, sans effet réel.

L'Oural a-t-il jamais été envisagé comme une région avec des limites définies?

Il me semble que l'Oural est avant tout une région géographique, au sens que l'on donne à ce terme en géographie régionale. Il s'agit donc d'un ensemble caractérisé par son passé (industrialisation ancienne due à la présence de nombreux gisements), sa transformation en bastion de l'industrie de défense à l'époque soviétique, et la remarquable densité de son système urbain, de part et d'autre de la chaîne de montagnes. Assigner à cette région ainsi définie des limites précises serait bien difficile.
Il n'y a en tout cas pas de "conscience ouralienne" des populations permettant d'assigner des limites précises à la région de l'Oural.

Quelles ont été au cours de l'histoire de la Russie les différentes délimitations de la région de l'Oural?

A vrai dire, il n'y a jamais eu de tentative de délimiter une "région de l'Oural" à l'époque impériale. L'administration des provinces était fondée sur les "gouvernements", ou "gubernii", dont aucun n'a englobé l'ensemble de la région ouralienne. Le pouvoir soviétique a créé des "macro-régions économiques" dont une région de l'Oural. Les limites en ont varié plusieurs fois. Il s'agissait pour l'essentiel d'un cadre pour la collecte de données, mais pas d'un échelon d'administration du territoire. On pourrait comparer cela aux ZEAT (Zones d'Etude et d'Aménagement du Territoire) françaises qui sont des découpages purement formels du territoire.

La création de la Fédération de Russie a abouti à une importante décentralisation et à un transfert de compétences significatif en direction des oblasts et républiques; mais l'Oural en compte plusieurs. C'est cet échelon qui est un véritable niveau d'administration et de gestion du territoire. Les circonscriptions administratives qui regroupent ces oblasts n'ont d'intérêt que statistique: la "région de l'Oural" des annuaires statistiques englobe actuellement 8 sujets de la Fédération (Kourgan, Komi de Perm, Tchéliabinsk, Orenbourg, Sverdlovsk, Oudmourtie, Bachkortostan) et n'a pas d'existence fonctionnelle.

Quelle est la situation actuelle d'un point de vue économique? Existe-t-il des disparités économiques locales? Si oui, quelles sont-elles?

La région de l'Oural est caractérisée par une forte industrialisation liée très fortement au complexe des industries de défense, en complète restructuration depuis plus de dix ans. Il y a donc une communauté de problèmes et de reconversion. C'est aussi une région densément urbanisée. Les disparités tiennent aux aléas des situations économiques locales -certaines petites villes sont sinistrées, une grande ville comme Perm semble plus gravement affectée par la crise que d'autres, mais on peut aussi penser que l'Oural a des atouts pour un redémarrage économique, une fois le plus dur de la reconversion effectué. La région est peuplée, densément pourvue en universités et en centres de formation, le tissu industriel ne disparaîtra pas du jour au lendemain.

Comment qualifier les relations entre l'Oural et le Centre? Comment sont-elles gérées?

Il n'y a pas de "relations entre l'Oural et le Centre". Il y a des relations politiques entres les sujets de la Fédération situés dans l'Oural et le Centre. Toutes les définitions d'une "région de l'Oural" ont été des décisions administratives du Centre, sans implications pratiques d'ailleurs.

Par Elsa TULMETS

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