Alors que leur pays a réalisé «des progrès considérables», selon les termes du commissaire européen Olie REHN en octobre 2005, la majorité des Roumains continue de mettre l’accent sur ses faiblesses réelles (le dernier rapport de la Commission fait toujours mention de «domaines particulièrement préoccupants») autant que supposées. C’est aussi aux opinions publiques européennes qu’il appartient d’encourager le peuple roumain dans la voie de l’optimisme, en lui manifestant l’intérêt qu’il mérite. Et ce, afin que son aptitude à l’autocritique devienne le signe d’une vraie maturité démocratique, et non le symptôme d’un douloureux mépris de soi.
«Notre économie est dans les choux. Reste à voir que faire pour que ces derniers soient de Bruxelles». Le bon mot, quoique entendu dans une publicité, reflète assez la grande capacité d’autodérision dont les Roumains souvent font preuve, jusque dans l’expression de leurs profondes inquiétudes. Car c’est bien d’inquiétude qu’il continue de s’agir, à propos de l’adhésion à l’Union Européenne. On sait combien le «non» français fut ici considéré, d’abord et par beaucoup, comme la marque d’une hostilité à l’égard du processus d’élargissement. Et que dire de ces voix qui, au sein du Parlement européen comme en dehors, se sont élevées en 2005 pour exiger le report d’une année des adhésions roumaine et bulgare? Au-delà du manque à gagner pour la Roumanie, estimé à 2 milliards d’euros, c’est l’impact psychologique d’une telle décision qui serait peut-être le plus dommageable.
Encore que les critiques les plus sévères (dont il n’est pas inutile de rappeler d’ailleurs qu’elles ne sont pas toujours les plus fondées) ne sont pas l’apanage d’une certaine frange occidentale. Ce qui frappe en Roumanie, c’est l’aptitude à produire sur soi-même un discours, dans des proportions probablement supérieures à celles de pays trop sûrs de leur image et puissance prétendues. Evidemment les mots diffèrent, autant que le discernement, la pertinence et la portée du propos. Il n’empêche : des campagnes à la ville, des jeunes aux moins jeunes, c’est un même goût de l’analyse que bien souvent l’on rencontre, une même réflexion sur sa propre histoire et destinée, singulière comme collective.
Or la tonalité s’avère en général plutôt négative. Mais avec ceci de notable que le discours est loin d’être toujours structuré par ce commode usage de la troisième personne du pluriel qui, dans les conversations courantes, désigne et stigmatise les «responsables» (dans tous les sens du terme). Au contraire, il n’est pas rare que votre interlocuteur s’expose aux feux de sa propre critique, seul ou intégré à l’ensemble de la communauté nationale. Les «Noi, Români» – Nous, Roumains – apparaissent alors comme une généralité potentiellement constructive, et le travail de remise en question qui va de pair, comme le signe d’une certaine maturité.
C’est d’ailleurs sous pareil angle que peuvent se déchiffrer les actuels sondages concernant l’Union européenne et les Roumains. Opposés aux près de 90 % des années précédentes, les deux tiers de sondés qui voient l’adhésion comme un événement positif à long terme illustrent sans doute moins la poussée d’un euro scepticisme que l’abandon d’une forme de naïveté politique, et l’intégration par le peuple roumain des exigences qui s’imposent à chacun des pays membres.
Cependant la frontière est fragile, qui sépare la courageuse autocritique de l’auto dévaluation systématique. Il n’est pas exagéré de faire ce constat d’une persistance en Roumanie d’un mépris de soi dévastateur, même lorsqu’il se cache, et ce n’est en rien contradictoire, derrière un vernis relativement répandu de fierté nationale. Pendant ce temps pourtant, les investisseurs étrangers renforcent leur présence dans de nouveaux secteurs d’activité (services financiers spécialisés, nouvelles technologies de l’information, services aux particuliers, immobilier et foncier...), au-delà des industries et services traditionnels, signe d’une transition économique réussie. Or le potentiel de la Roumanie ne saurait se réduire aux qualités qu’ont su lui reconnaître les milieux économiques (et par ailleurs, il faut le redire, autant nécessaires à sa propre croissance qu’à celle des pays de l’UE dont la France, troisième investisseur européen dans ce pays.)
Nombreux sont les domaines où les Roumains doivent encore trouver le courage de l’optimisme; courage en ce sens qu’il exige d’abandonner la tendance à la dévalorisation teintée de fatalisme («asta e», c’est comme ça) qui, jusque dans les tables rondes associant experts et autres partenaires internationaux, peut finir par prendre l’allure d’un stérile exercice de style (comme le relèvent d’ailleurs eux-mêmes certains Roumains).
A nous de les y aider en osant, nous aussi, l’optimisme réaffirmé à l’égard de l’élargissement. Alors, le réexamen de la situation roumaine par la Commission européenne, en ce printemps 2006, pourra s’accomplir sans tabou ni mauvais procès.