Forte aujourd’hui d’environ 7 000 âmes, contre 175 000 il y a un siècle, elle doit son renouveau en grande partie à l’arrivée, depuis les années 1970, de quelque 4 000 immigrés originaires d’ex-URSS. Ceux-ci présentent la spécificité de venir pour l’essentiel non pas tant de la partie européenne d’ex-Union soviétique, mais d’Asie centrale. De fait, si 75 % des 100 000 Juifs que comptait l’Ouzbékistan en 1991 ont émigré en Israël (où la communauté boukhariote compte actuellement 150 000 personnes) et qu’une proportion non négligeable s’est installée à New York, la capitale autrichienne se profile comme le port d’attache européen de la communauté israélite de Boukhara, en même temps qu’elle abrite de nombreux Juifs originaires de Géorgie.
L’une des plus anciennes communautés juives du monde
Pourquoi Vienne ? D’après une étude réalisée au début des années 1990(1) , la plupart des immigrés venus d’ex-URSS, qui ont choisi de quitter leur pays d’origine pour des raisons ayant trait essentiellement aux problèmes économiques et à la discrimination qu’ils y connaissaient, voyaient dans leur installation en Autriche, après Israël, mais devant les Etats-Unis, le Canada et l’Allemagne, la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie. Toutefois, si, pour un tiers d’entre eux, le choix de Vienne a été effectué avant leur départ et s’est accompagné de nombreux contacts avec la communauté juive autrichienne, il ne s’est imposé aux autres que pendant leur transit vers Israël ou les Etats-Unis ou après un séjour en Israël, le plus souvent en raison de difficultés à rejoindre ou à s’intégrer dans le pays qu’ils avaient initialement choisi et du fait de la présence de parents et/ou d’amis dans la capitale autrichienne : en particulier, de nombreux Boukhariotes initialement partis en Israël ont finalement décidé de s’installer à Vienne car ils ne se sentaient pas en sécurité en Israël, avaient des difficultés à y trouver un emploi et s’accommodaient mal du climat méditerranéen.
Les Juifs originaires d’Asie centrale, qui disent représenter l’une des plus anciennes communautés juives du monde, se caractérisent par une forte pratique religieuse. Implantés pour beaucoup d’entre eux dans un quartier viennois anciennement juif, autour de la Tempelgasse, à proximité d’un centre psycho-social de la communauté, ils disposent, depuis 1992, d’un espace religieux propre, où le culte est pratiqué sur un mode sépharade(2), selon les rites traditionnels de Boukhara et de Géorgie. Ils se conforment aux prescriptions religieuses israélites, notamment en matière d’alimentation(3) et envoient leurs enfants dans les écoles confessionnelles orthodoxes de la ville. S’ils sont bien intégrés dans la vie communautaire viennoise, les immigrés d’origine boukhariote et géorgienne tendent dans le même temps à se fréquenter abondamment, contribuant ainsi à perpétuer leurs traditions spécifiques, mais freinant aussi quelque peu de la sorte leur intégration dans la société autrichienne.
Entre traditions et intégration
Et, de fait, les immigrés juifs issus d’Asie centrale semblent s’être moins bien adaptés au mode de vie occidental que leurs homologues venus des territoires européens d’ex-URSS. Ceci se reflète notamment dans leurs pratiques linguistiques : tendant à communiquer entre eux essentiellement en hébreu ou dans le dialecte parlé à Boukhara (une forme juive du Tadjik), ils n’ont qu’une maîtrise limitée de la langue allemande. Ce qui n’est pas sans incidence sur leur insertion professionnelle : leur qualification est le plus souvent bien supérieure aux emplois de vendeur, femme de ménage, ouvrier, manutentionnaire, etc. qu’ils occupent en grande partie. Plus largement, c’est leur intégration sociale qui s’en trouve affaiblie : de fait, les Juifs viennois d’origine boukhariote et géorgienne ont des contacts limités avec les autres Autrichiens, dont ils disent d’ailleurs avoir du mal à comprendre la « mentalité ». Malgré cela, ces immigrés venus d’Asie centrale se déclarent dans l’ensemble satisfaits de leur vie en Autriche, notamment car ils ont vu leur niveau de vie s’améliorer et goûtent à des libertés nouvelles. Et tout laisse à penser que la situation de cette communauté s’améliorera, ne serait-ce qu’à travers les enfants, qui, via leur scolarisation dans des écoles certes confessionnelles, mais qui n’en demeurent pas moins autrichiennes, suivent un cursus reconnu à l’échelle nationale, maîtrisent l’usage de la langue allemande, sont au contact de jeunes d’origines diverses et se trouvent donc en mesure de s’intégrer pleinement dans la société autrichienne.
Dans l’ensemble, l’installation à Vienne de Juifs venus de Boukhara et de Géorgie apparaît globalement positive. D’une part, elle leur a permis d’améliorer nettement leurs conditions de vie. D’autre part, elle a entraîné un accroissement important du nombre de Juifs autrichiens et, surtout, a été porteuse d’un renouveau de la vie cultuelle et culturelle juive de la capitale autrichienne, contribuant ainsi à son dynamisme.
Par Sophie ENOS-ATTAL
(1) Alexander FRIEDMANN, Maria HOFSTÄTTER, Ilan KNAPP. Eine neue Heimat ? Jüdische Emigrantinnen und Emigranten aus der Sowjetunion. Vienne : Verlag für Gesellschaftskritik, 1993, 211 p.
(2) Les Sépharades, descendants des Juifs qui vécurent en Espagne et au Portugal avant l’expulsion de 1492, ont développé des us et coutumes spécifiques, qui les distinguent des Juifs ashkénazes, dont les origines remontent aux communautés établies en Europe du Nord-Ouest au début du Moyen-Âge.
(3) Les règles alimentaires du judaïsme ou cacherout (aptitude) ont trait à la nourriture autorisée à la consommation.