Partenariat oriental de l’Union européenne: le pragmatisme pour mettre fin aux ambiguïtés

Le 5e Sommet du Partenariat oriental qui s’est déroulé le 24 novembre 2017 à Bruxelles a pu sembler à certains marqué par la modestie de ses ambitions. Il a pourtant réussi à transformer l’essai du Sommet de 2015 en menant à un accord sur des projets concrets.


Depuis son lancement en 2009, le Partenariat oriental (PO) de l’Union européenne s’est trouvé empêtré dans des non-dits qui ont entravé sa concrétisation. Si son objectif a bien été d’améliorer les relations de l’UE avec six pays de son voisinage oriental –tous en leur temps membres de l’Union soviétique (à savoir Bélarus, Moldavie, Ukraine, Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie)–, la duplication d’abord sans nuance de modèles et de langages éprouvés s’est heurtée à la complexité de la réalité. Au risque de créer des malentendus.

Une approche initiale uniforme

Dans sa volonté de créer autour d’elle une zone de prospérité avec laquelle elle établirait des relations privilégiées, l’UE a d’abord approché les six pays de manière unifiée. Elle leur a proposé sans différenciation les mêmes formes de coopération, c’est-à-dire sans tenir compte de leur position géographique (voisinage direct de l’Union ou pays du Caucase), de leur taille (44 millions d’habitants en Ukraine, contre 3 en Arménie), de leurs choix politiques, de leur système économique, de leurs relations avec la Russie, voire de leurs relations mutuelles. Négligeant les caractéristiques propres à chacun, elle s’est étonnée, en novembre 2013 lors du Sommet de Vilnius, de voir certains pays (Géorgie, Moldavie) signer l’Accord d’association qu’elle proposait, tandis que d’autres (Ukraine, Arménie) y renonçaient in extremis.

L’UE n’a pas non plus différencié son approche de celle adoptée avec les pays auxquels elle s’est élargie depuis le début des années 2000, proposant indifféremment à tous ces fameux Accords d’association qui supposent une mise en conformité des législations avec l’acquis communautaire et entrouvrent la perspective d’une adhésion à l’UE.

Les enseignements du Sommet de Vilnius ont depuis été tirés et l’Union a procédé à des ajustements: elle propose désormais une approche «sur mesure», permettant à certains de signer des Accords d’association (outre les deux pays suscités, l’Ukraine en a finalement signé un en juin 2014) ou à d’autres un Partenariat complet et amélioré (Arménie en novembre 2017, négociations en cours avec l’Azerbaïdjan).

L’Union n’a en outre d’abord pas pris la mesure de la difficulté qu’elle aurait à maintenir l’unité des États membres au regard du PO. Un cas extrême s’est présenté en 2016 lorsque les Pays-Bas ont bloqué par référendum la mise en œuvre de l’Accord d’association signé par l’Ukraine, le débat national ayant essentiellement porté sur les risques migratoires induits par cet accord. On trouve aujourd’hui au sein de l’Union des pays très engagés sur le PO (comme la Lituanie qui se veut un soutien particulièrement actif à l’Ukraine), tandis que d’autres sont plus indifférents, et que d’autres encore se fixent pour priorité de ne pas provoquer l’ire de Moscou.

Le PO est également confronté à l’évolution des postures des pays. Sans même évoquer le cas de l’Ukraine, la Pologne d’aujourd’hui, dirigée par le parti Ordre et Justice (PiS), n’a plus grand-chose à voir avec celle qui, en 2009, proposait par la voix de son ministre des Affaires étrangères Radosław Sikorski (Plateforme civique) cette nouvelle politique européenne[1]. La Hongrie, quant à elle, manifeste une moindre empathie à l’égard de l’Ukraine depuis que Kiev a pris des dispositions visant à encadrer l’enseignement des langues des minorités. De même, la construction d’une centrale nucléaire au Bélarus, à la toute proximité de la Lituanie, est venue alimenter les discussions lors du Sommet de Bruxelles, la Présidente lituanienne souhaitant une prise en compte de ce «risque» par le PO. Plus globalement, la montée des populismes en Europe, la «fatigue européenne» des uns et les réticences des autres à l’égard de futurs élargissements, le Brexit ou la crise des migrants sont autant d’éléments qui incitent à des postures différenciées et potentiellement évolutives des 28 États membres et des 6 bénéficiaires de cette politique.

Le facteur russe

Lors du lancement du PO, les promoteurs de cette politique ont proposé à la Russie d’en être également bénéficiaire. Ce qui leur a valu un refus poli, Moscou estimant que les spécificités du pays justifient une approche sur mesure à son égard. Si plusieurs consultations trilatérales se sont tenues entre l’UE, la Russie et l’Ukraine en amont du Sommet de Vilnius, elles n’ont pas apaisé l’hostilité d’une Russie qui, depuis le début des années 2000, s’estime « agressée » par les avancées conjointes de l’UE et de l’OTAN et dénonce la création d’un nouveau mur la repoussant toujours plus à l’Est.

Malgré ce, lorsque Kiev a renoncé au dernier moment à la signature d’un Accord d’association avec l’UE en novembre 2013, l’Union s’est étonnée et a évoqué les pressions de la Russie. L’Accord proposé impliquait bien la création d’une zone de libre-échange dirigée à terme vers celle d’une union douanière. Autant dire qu’il impliquait de la part des pays signataires un renoncement à toute proposition d’union douanière émanant de la Russie. En déclarant incompatibles des accords qui pourraient s’avérer concurrents, l’UE a placé l’Ukraine dans une situation impossible, a par exemple estimé Michel Foucher[2] qui juge que Bruxelles porte une certaine responsabilité dans les événements qui ont suivi, la non-signature de l’Accord d’association ayant servi de détonateur à la révolution de Maïdan. L’UE aurait sous-estimé l’ampleur de la réaction russe vis-à-vis de ces pays et sa détermination à ne pas les laisser échapper à son orbite.

Comme si ce « voisinage » n’était pas commun, l’UE n’a pas envisagé d’emblée une coordination entre le PO et le Partenariat stratégique qu’elle avait mis en place avec la Russie. À supposer qu’une telle coordination aurait été possible alors, elle paraît encore plus difficile à envisager aujourd’hui, alors que la dégradation des relations UE-Russie est telle depuis 2014 que même les sommets semestriels ont été suspendus.

Là encore, des ajustements ont été apportés et le PO se présente désormais comme n’étant « dirigé contre personne ». Lors de la conférence de presse qui a clos le Sommet de Bruxelles, le président du Conseil européen Donald Tusk a affirmé que le PO n’est pas un concours de beauté. Avant d’ajouter néanmoins que, ayant passé la moitié de sa vie dans le système communiste et l’autre moitié dans le monde libre, s’il s’agissait d’un concours de beauté, il savait pour qui voter…

Quelle finalité pour le PO ?

C’est vraisemblablement dans cette question que réside la principale ambiguïté du PO, question quasiment insoluble au regard notamment des éléments cités ci-dessus. En utilisant la même méthode que celle précédant les élargissements et qui met en œuvre sa philosophie d’exportation de normes et de valeurs, en proposant des Accords d’association classiques, en demandant aux pays du PO le même type d’engagements que ceux utilisés pour des pays candidats à l’adhésion, l’UE a laissé planer un doute. Même s’il avait été collectivement décidé lors de la création du PO de laisser de côté le débat sur la « perspective européenne » des pays concernés, cette incertitude a laissé le champ libre à des interprétations diverses.

Après le choc provoqué par le Sommet de Vilnius, ceux qui ont suivi (Riga en 2015 et Bruxelles en 2017) ont adopté un langage clarifié : les déclarations finales reconnaissent l’« aspiration européenne » des pays du PO, saluent leur « choix européen » mais ne fixent pas de « perspective européenne ». Ce qui permet de respecter les postures diverses de ces pays, de ne pas heurter la Russie, de ne pas créer de division au sein des États membres et… de ne pas préjuger de l’avenir. Le ministre bélarusse des Affaires étrangères Vladimir Makei s’en est félicité lors du Sommet de Bruxelles, rappelant que les pays du PO sont bien entre deux feux, la Russie et l’UE. Il faudrait sortir de cette rhétorique de confrontation, a-t-il conclu.

Le Sommet de Bruxelles, modeste mais efficace

Le processus élastique mis en place depuis 2015 a été confirmé lors du Sommet de Bruxelles. Le fait que l’Arménie et le Bélarus aient rejoint l’Union économique eurasiatique proposée par la Russie n’est plus rédhibitoire pour avancer sur certains partenariats au sein du PO. Ainsi, le 24 novembre, l’Arménie a signé un Partenariat complet et amélioré avec l’UE. Un texte similaire pourrait être signé dans les mois qui viennent avec l’Azerbaïdjan. Quant au Bélarus, non demandeur d’une perspective d’adhésion, il dit vouloir avancer sur certains projets concrets (infrastructures, investissements, coopération douanière, etc.)

L’approche pragmatique du PO a, elle aussi, été confirmée lors du Sommet de Bruxelles. Certaines coopérations ont bien fonctionné jusque-là: la libéralisation des visas avec la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine[3] en fait partie. Tout comme la croissance des échanges commerciaux. D’autres ont donné moins de résultats, comme la lutte contre la corruption ou la sécurité régionale. Le PO se recentre donc sur des projets concrets, autour de quatre thèmes prioritaires (économie, gouvernance, connectivité et société plus fortes), déclinés sous la forme des « 20 objectifs à atteindre pour 2020 »[4]. La philosophie retenue (« des avantages concrets pour les citoyens ») vise à accroître la popularité de l’UE dans l’opinion publique de ces pays: des projets plus ou moins ambitieux sont mis en œuvre, allant de la libéralisation des visas (et, pour cela, de la généralisation des passeports biométriques) à la multiplication des échanges d’étudiants dans le cadre d’Erasmus+, en passant par le soutien financier aux PME, l’harmonisation des marchés du numérique, la fin des frais d’itinérance pour les téléphones portables, l’extension des réseaux de transports ou l’amélioration de l’efficacité énergétique.

La marge reste étroite. Le gouvernement ukrainien n’a pas manqué, à Bruxelles, d’exprimer une légère déception au regard de l’absence de «perspective» européenne. Mais le pragmatisme de réalisations concrètes et «sur mesure», conditionnées au respect des valeurs européennes, est sans doute la plus sûre méthode pour continuer à avancer sur la voie de ce qui reste à inventer dans ce voisinage commun de la Russie et de l’UE.

Notes :
[1] En janvier 2016, le ministre polonais des Affaires étrangères Witold Waszczykowki a qualifié d’«échec» le Partenariat oriental, jugeant que l’idée selon laquelle une bonne politique orientale pouvait être conduite via l’UE était un mythe.
[2] «Entre UE et Russie, les nouveaux défis ukrainiens», Séminaire INALCO-CREE, Paris, 11 mars 2014.
[3] Les ressortissants de ces pays détenteurs d’un passeport biométrique peuvent se rendre dans l’UE (sauf Irlande et Royaume-Uni) pour une durée de 90 jours sur une période de 180 jours, à des fins touristiques, professionnelles ou pour rendre visite à de la famille ou à des amis. Ils ne peuvent pas travailler. Voir notamment, concernant le cas moldave, Victoria Stoiciu, «’Prends ta valise, oublie les visas’, ou pourquoi tous les Moldaves ne dansent pas de joie le 28 avril», Regard sur l’Est, 15 mai 2014.
[4] Déclaration commune du Sommet du Partenariat oriental, 24 novembre 2017.

Vignette : Donald Tusk, lors de la conférence de presse du 5e Sommet du PO, Bruxelles, 24 novembre 2017 (photo : http://www.consilium.europa.eu).

* Céline BAYOU est rédactrice en chef du site Regard sur l’Est, chercheure associée au CREE (Centre de Recherches Europes Eurasie–INALCO), chargée de cours à l’INALCO et rédactrice au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE). Les opinions exprimées ici par l’auteure sont personnelles et n’engagent pas l’institution qui l’emploie.

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