Patinage artistique : de la domination soviétique à la suprématie russe

Entretien avec Philippe Pélissier, ancien patineur, entraîneur et consultant pour le patinage sur la chaîne Eurosport


RSE : Durant la guerre froide, quel était le système soviétique du patinage ?

Philippe Pélissier : Dans les années soixante, le système de patinage russo-soviétique se met à tourner à plein régime, avec la victoire aux Jeux Olympiques de 1964, à Insbruck, du couple de danse sur glace Beloussova-Protopopov. C'est le résultat d'une politique, mais cela vient aussi d'un appui très fort dans la tradition : le patinage est en Russie un moyen de locomotion pendant l'hiver- du fait du climat, on peut patiner sur les lacs, mais c'est une pratique culturelle aussi importante que la danse ou la musique.

Quel a été le succès de cette politique ?

Le succès de ce système est d'abord dû au réservoir colossal dont disposait l'URSS- tous les enfants russes patinent, et surtout à un système de détection des talents, très scientifique. Les enfants retenus étaient entraînés dans des conditions de rendement optimal (prise en charge, hébergement, nourriture). Leur sélection engageait donc en partie la "survie" de leur famille. Les cadres recevaient également une très bonne formation, fondée sur la pluridisciplinarité (avec de ouvertures sur la danse, la gymnastique ou l'acrobatie). Certains cadres étaient envoyés en stage en Amérique du Nord pour acquérir d'autres savoirs.

Toutefois, le patinage soviétique a eu des vitesses de développement différentes[1] : les couples artistiques et de danse sur glace ont affiché leur suprématie dès les années soixante. Mais le premier patineur à remporter un titre individuel a été Victor Petrenko, pour la CEI, en 1992, et la première patineuse a été Oksana Baiul qui a gagné le titre olympique pour l'Ukraine, en 1994.

En 1991, qu'a provoqué l'effondrement du communisme dans le patinage ?

Malgré l'éclatement du bloc soviétique en plusieurs républiques, le patinage ne s'est pas effondré comme certains le prévoyaient. Les anciens Soviétiques ont su garder, malgré les difficultés économiques, la culture, le système et la compétence. Ils ont eu l'intelligence d'envoyer leurs meilleurs cadres aux Etats-Unis et au Canada. Mais ces cadres, mis à part quelques leçons rémunératrices avec d'autres patineurs, ne forment que sur les patineurs russes. Des patinoires ont fermé, mais les principaux centres d'entraînement ont été préservés. Et, ce qui est le plus important, la Russie et ses anciennes républiques l'Ukraine, la Biélorussie, l'Ouzbékistan ou le Kazakhstan, ont su conserver leur système de détection des talents et de formation des cadres. Ces pays ont ainsi complètement reconstitué le potentiel de ce qu'a été le patinage soviétique.

Depuis dix ans, quelle a été l'évolution du patinage russe ?

Tout en gardant leur culture, les Russes se sont adaptés au système libéral. Ils ont pu avoir ce qui leur manquait : de meilleurs montages musicaux, de plus belles coiffures ou de plus beaux costumes. Les patineurs ont été chercher le système libéral sur le continent nord-américain, où la plupart s'entraînent. Ils font beaucoup d'exhibitions, gagnent de l'argent, mais rétrocèdent une part non négligeable de leurs gains à la fédération russe de patinage, ce qui permet de continuer à former les jeunes et les cadres.

Sur un plan plus politique, quelles sont les évolutions ?

On est passé d'une forme idéologique de lobbying (avant les années 90) à une forme financière. Mais ce lobbying est loin de concerner seulement les pays d'Europe de l'Est. Il passe de plus en plus par le biais des médias. L'influence des agents grandit, et il y a de plus en plus un lobbying des sponsors. Les Russes utilisent du star-system en prenant ce qui leur permet de se développer. La seule issue semble être d'accélérer cette professionnalisation[2], avec des règles strictes.

Comment le patinage russe peut-il évoluer ?

Au niveau mondial, les Russes sont concurrencés par les pays d'Amérique du Nord, la France, mais aussi la Chine, le pays émergent du patinage depuis la médaille olympique de Lu Chen, en 1994. C'est d'ailleurs l'URSS qui avait implanté le patinage en Chine, pour des raisons idéologiques assez évidentes.
Soit le patinage russe intègre dans son système les lois du marché, ce qui prendra au moins un demi-siècle. Soit il organise encore mieux son exil. L'existence de cette diaspora du patinage russe est bien sûr positive pour les cadres et les patineurs, mais elle est aussi bénéfique au développement du patinage mondial, car elle permet une transmission du savoir et de la culture.

Par Clémentine BLONDET

Vignette : Philippe Pélissier en 1964

Par Bundesarchiv, Bild 183-C1113-0019-004 / Studré / CC-BY-SA 3.0, CC BY-SA 3.0 de, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=74965242

 

[1] Le patinage artistique comporte quatre catégories : masculin, féminin, couple, et danse (en couple, mais sans les sauts et les figures acrobatiques).
[2] Les patineurs qui participent aux championnats d'Europe, du monde, et aux Jeux olympiques, ont un statut amateur. Ce n'est qu'après leur fin de carrière amateur qu'ils peuvent passer professionnels, et ainsi accroître leurs revenus.