De Bitola à la condition tsigane, de l’histoire environnementale à la traduction littéraire, Bernard Lory esquisse une méthode balkanologique patiente, transversale et résolument humaniste. Cet entretien revient sur un parcours singulier, façonné par la curiosité, le doute et la volonté de penser la région dans sa totalité.
Comment avez-vous élaboré une manière d’enseigner les Balkans qui résiste aux clivages identitaires tout en donnant leur juste place aux héritages conflictuels de la région ?
Bernard Lory : Longtemps, la civilisation a été enseignée à l’INALCO comme simple complément linguistique. Mon prédécesseur, Georges Castellan, a introduit l’approche des areal studies, avec ce défi : faire dialoguer, dans une même salle, étudiants de grec et de turc, de serbo-croate et d’albanais. Chaque année, certains viennent tester si je suis pro-serbe ou pro-croate. À moi de leur montrer que l’histoire vue de France n’est pas celle des manuels nationaux de la région.
La rigueur, dans les noms, les prononciations, est essentielle. Et l’honnêteté aussi : mieux vaut exposer les points de vue en présence avant d’avancer le sien, en troisième position. Descendre des capitales vers les villages, des grands récits vers les pratiques : face à l’anthropologie, même les plus nationalistes doivent reconnaître un fond culturel commun aux Balkans. Une année universitaire permet de le faire entendre. On n’est pas à la merci de formats de trois minutes.
À quel moment avez-vous compris que la clé pour « tout comprendre » passait par un dépassement du cadre national au profit d’une approche balkanique régionale ?
On ne devient pas balkanisant d’emblée. On commence toujours par un pays ou un peuple particulier avec lequel un lien s’établit. Dans mon cas, ce fut la Bulgarie. Découverte à quinze ans, avec l’envie naïve de tout savoir sur ce pays mal connu. À l’INALCO, j’ai appris la langue et j’ai pu ainsi « me passer des passeurs », ces intermédiaires flous entre l’Est et l’Ouest, souvent porteurs de filtres idéologiques. Le plus insidieux restant : « Si tu aimes notre peuple, alors tu dois détester nos voisins. »
Plutôt que de suivre le chemin classique à Paris IV vers le vieux-slave, j’ai choisi le macédonien – jamais mentionné en trois ans de bulgare. Ce fut la révélation du « pareil et en même temps différent », l’une des clés de l’approche balkanologique.
Je ne saurais dire quand s’est imposée l’idée que, si je voulais « tout comprendre », il fallait dépasser le cadre national et passer à l’échelle régionale. Une ambition un peu folle, sans doute – trop de langues, trop d’éclats – mais portée par cette conviction que les sciences humaines forment un continuum. Appliquée aux Balkans, cette approche permet de sortir des récits politiques dominants, au profit de regards plus amples.
Pourquoi avoir choisi de consacrer votre habilitation à Bitola, ville méconnue mais hautement symbolique, et que révèle-t-elle des dynamiques de coexistence et de rupture dans les Balkans ?
Dans les années 1990, les Balkans étaient au cœur de l’actualité, et il y avait une forte demande envers les balkanologues. J’ai participé à divers projets, parfois selon des cadres qui n’étaient pas les miens. Ce n’était pas ma recherche « de cœur ». J’ai pu ensuite choisir librement mon sujet d’habilitation : Bitola, au carrefour des nationalismes maximalistes. Une ville ignorée par les chercheurs, pourtant exemplaire de la cohabitation et des fractures. Il en est sorti une vaste monographie sur ses équilibres précaires, jusqu’à son déclassement géopolitique, La ville balkanissime, Bitola, 1800-1918 (Istanbul, Ed. Isis, 2011).
Autre chantier tardif, mais passionnant : les Tsiganes, largement oubliés de l’historiographie balkanique. Il m’a fallu constater qu’aucune synthèse sérieuse ne leur était consacrée, alors même qu’ils constituent un peuple historique de la région. Les sources existent, mais elles sont rares, éclatées, souvent techniques, et surtout rédigées dans des langues que je ne lis pas toutes : grec byzantin, turc ottoman, vieux slavon ou allemand gothique… Plutôt que de m’en détourner, j’ai choisi une voie bancale, mais pragmatique : recourir à des traductions intermédiaires – bulgares, bosniaques, macédoniennes – pour ramener ces textes à un dénominateur commun accessible : la langue française. L’ensemble forme une sorte de mosaïque, 157 pièces au total, réunies dans Les Tsiganes des Balkans (1280-1914) (Les Belles Lettres, 2024). C’est un ouvrage atypique, un peu en dehors des cadres académiques. Je ne sais pas s’il fera école, mais il tente au moins d’ouvrir un champ resté trop longtemps marginal.
En quoi votre incursion dans l’histoire environnementale, notamment à travers le buffle domestique, renouvelle-t-elle votre regard sur les sociétés balkaniques ?
Il est absolument impératif que la recherche balkanique s’ouvre à l’histoire environnementale. Mais l’historien classique mesure très vite tout ce qui lui manque pour s’engager dans cette voie. Je me suis aventuré, avec beaucoup d’appréhensions, à la bibliothèque du Museum d’Histoire naturelle et j’ai été fasciné par les botanistes ou géologues du XIXe siècle qui ont visité les Balkans ou encore par la collaboration entre les ornithologues que le Rideau de fer n’a jamais interrompue...
J’ai finalement suivi ma formation braudélienne en rédigeant une histoire du Buffle domestique dans les Balkans. Pourquoi cet animal courant en Asie n’a-t-il pris pied en Europe que dans les Balkans (et en Italie du sud) ? Quelles fonctions a-t-il remplies dans les sociétés balkaniques ? Dans les années 1930, le troupeau comptait quelque 700 000 têtes, avec de grandes disparités régionales. Il a fondu de nos jours, et il n’est pas sûr que la vogue récente pour la mozzarella di bufala le sauve. Toutes sortes de questions passionnantes ! Je suis à la recherche d’un éditeur...
Dans un contexte marqué par des mémoires douloureuses et des appartenances disputées, comment parvenez-vous à préserver l’espace universitaire comme lieu de dialogue ?
J’ai toujours eu grand plaisir à enseigner. Je me souviens d’une étudiante qui, à la fin de l’année, est venue me dire que « je l’avais beaucoup aidée ». Le mot m’a surpris. Son père, ouvrier venu de Grèce, n’avait jamais parlé de ses origines. Elle avait appris le grec à l’INALCO pour découvrir ensuite, au village, qu’on y parlait slavo-macédonien – une identité réprimée par l’État grec pendant tout le XXe siècle. Avait-elle appris la « langue de l’adversaire » ? Mon cours lui avait permis d’envisager une culture balkanique commune, exprimée dans des langues diverses.
Je mets en garde contre une approche livresque des Balkans. Il faut y aller. Écouter, sans tout croire. Traverser les frontières. Recommencer ailleurs. Et, au bout du compte, se forger sa propre opinion.
Entre travaux exigeants et ouvrages de synthèse, comment percevez-vous l’équilibre entre profondeur scientifique et accessibilité pour un public plus large ?
Je suis très fier de mes travaux sur Bitola et sur les Tsiganes, où je crois avoir donné toute ma mesure comme chercheur. Mais ce sont des livres de respectivement 888 et 680 pages et il n’est pas facile de trouver un lectorat pour de pareils formats. J’ai obtenu bien plus de reconnaissance de la part de mes lecteurs pour L’Europe balkanique de 1945 à nos jours (Paris, Ellipses, 1995) qui est un ouvrage de vulgarisation, certes bien fait, mais pas d’une grande originalité.
J’aimerais inviter les lecteurs de Regard sur l’Est à découvrir les nouvelles de Živko Čingo : Paskvelija. Aux quatre vents de Macédoine (Paris, Ed. Non Lieu, 2021) que j’ai eu plaisir à traduire, dans une cour sous le cerisier à Resen, avec mon amie Nade Proeva – récemment décédée – que j’obligeais à mimer les scènes pour trouver le verbe français le plus adéquat.
Que vous apprend le travail de traduction d’un témoignage féminin comme celui de Săba Vazova sur les manières d’écrire l’histoire des Balkans ?
Actuellement, je suis en effet dans un nouveau corps à corps d’historien-traducteur concernant les souvenirs sur la guerre russo-turque de 1877-1878 de Săba Vazova, la mère du grand poète bulgare Ivan Vazov. C’est la première fois que je me confronte à une source féminine (elles sont plutôt rares dans les Balkans) et j’apprécie la différence subtile de qualité d’information que cela implique. Simultanément, je reste réservé vis-à-vis des gender studies et n’ai aucune intention de me lancer dans l’épaisse littérature théorique qui a été produite. Le défi est ici de construire un commentaire érudit sans écraser une œuvre assez mince (30 pages).
Ce projet est dérivé d’un autre, qui porte sur les autobiographies. La littérature bulgare en comprend un nombre important et de superbe qualité, mais dont les historiens hésitent à s’emparer. A nouveau, le type de sources sur lesquelles il s’appuie modifie la démarche du chercheur.
Comment concilier votre goût pour l’analyse fine des cas particuliers avec la nécessité – parfois frustrante – de produire des synthèses globales sur la région ?
La question de la synthèse est un horizon un peu douloureux pour le chercheur, car il en reconnaît l’utilité, mais c’est un genre plutôt ingrat. Une équipe de chercheurs, autour du CETOBAC (EHESS), prépare actuellement un ouvrage synthétique sur les Balkans aux XIX-XXIe siècles auquel je collabore.
Je suis très clairement un homme de l’écrit, pour qui l’illustration est un aspect secondaire, parfois bienvenu, mais qui détourne aussi souvent l’attention de l’objectif fixé. Durant les années 1990, on nous a sans arrêt balancé, à propos des Balkans, soit les couvertures « choc » du Petit Journal (vers 1900) soit les caricatures de Plantu dans Le Monde. Mais personne n’a vraiment interrogé les messages véhiculés par ces images, lourdes de préjugés.
Pourquoi insistez-vous autant sur l’apprentissage précoce de plusieurs langues, et en quoi cela constitue-t-il, selon vous, une condition essentielle pour mener une recherche rigoureuse sur les Balkans ?
Le grand conseil c’est : apprenez autant de langues que vous le pouvez tant que vous avez la mémoire agile. Le strict minimum : deux langues internationales et deux langues balkaniques. Une seule langue locale ne suffit pas ; cela vous enferme au contraire dans un piège subtil. L’anglais ne rend pas de grands services quand on est sur le terrain.
Mon principal regret, c’est d’avoir fait deux années de turc et d’avoir décroché avant d’atteindre le degré d’aisance indispensable pour continuer tout seul. Je suis conscient que cela me prive d’une clé importante.
Photos : Bernard LORY à l'Inalco (© Assen SLIM)
Lien vers la version anglaise de l'article.
* Assen Slim est professeur des universités en économie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Blog.
Pour citer cet article : Assen SLIM (2025), « Penser les Balkans dans leur totalité ? Entretien avec Bernard Lory, historien des marges et des médiations », Regard sur l'Est, 14 juillet.