Cette dissociation entre la PEV et l’imaginaire politique des voisins[1] pose la question de la prise en compte du point de vue des pays récepteurs et des conditions dans lesquelles les mouvement pro-européens qui y sont l’œuvre vont pouvoir s’approprier les changements induits par cette politique. En effet, ces pays n’entendent pas être une simple «périphérie», et se considèrent comme «partenaire» (Russie), «à part» (Biélorussie) ou «insatisfaits» (Ukraine, Moldavie) dans leurs relations avec l’espace politique européen. La Russie n’entend pas être traitée comme un «voisin», mais plutôt comme un partenaire stratégique, négociant d’égal à égal avec l’UE. La Biélorussie, quant à elle, n’entretient que peu de rapports avec l’UE du fait de l’autoritarisme de son Président, qui s’avère partisan de relations étroites avec Moscou. De fait, l’Ukraine et la Moldavie sont les principaux bénéficiaires de la PEV, qui a été créée spécialement pour l’Europe orientale, avant de s’étendre à l’espace méditerranéen et au Caucase. Les «nouveaux voisins» moldaves et ukrainiens craignent que la PEV ne devienne un substitut d’élargissement et ne contribue finalement à leur marginalisation, c’est-à-dire à leur exclusion de l’espace communautaire. Néanmoins, ils conservent l’espoir que cette politique puisse préparer un «appel d’élargissement» dans un horizon indéterminé.
La crainte d’une marginalisation par le «substitut d’élargissement»
Vue de Chisinau ou de Kiev, la PEV est considérée avec des espoirs mêlés. De fait, cette politique cristallise la peur d’une «Europe-forteresse» qui laisserait la Moldavie et l’Ukraine à l’écart. Cette «forteresse» imaginée se caractériserait par deux traits: d’une part, par une forte asymétrie économique, entre deux pays paupérisés et une UE prospère; d’autre part, par une vision restrictive en matière de liberté de circulation pour les «voisins», en raison des craintes liées aux questions migratoires. Même si cette représentation classique ne tient que très peu compte des logiques intra-européennes à l’œuvre dans la PEV, elle traduit l’appréhension de ces pays situés dans «l’entre-deux» européen.
L’asymétrie économique entre Kiev et Chisinau d’un côté, l’UE-25 de l’autre est patente: le PIB par habitant de la Moldavie ne représente que moins de 10% du niveau de celui de l’UE-25. L’objectif européen est d’ouvrir les marchés et d’aligner standards locaux et européens, ce qui va demander aux agents économiques ukrainiens et moldaves de vastes efforts d’adaptation. Cette asymétrie, durable, devrait appeler à de véritables politiques de co-développement complémentaires à l’ouverture des marchés.
Ensuite, au-delà de l’économie, la question des migrations est centrale pour ces deux pays, tout comme elle l’est pour la PEV : plus d’un demi-million d’Ukrainiens exercent déjà leur activité en Pologne, notamment dans le secteur du bâtiment ou des travaux saisonniers. Ces travailleurs remplacent, ironie du sort, les nombreux ouvriers polonais partis dans des pays qui ont ouvert leur marché du travail aux nouveaux Etats membres, comme le Royaume-Uni ou l’Irlande. Par ailleurs, les restrictions de circulation entre la Moldavie et la Roumanie, deux pays qui partagent la même langue, sont très mal vécues, alors que l’ouverture de ces frontières ne remonte qu’à la fin du système soviétique. C’est pour faire face à cette situation que plusieurs centaines de milliers de Moldaves tentent aujourd’hui d’accéder à la citoyenneté roumaine, dans l’espoir d’obtenir un précieux sésame européen. A défaut d’une adhésion de leur pays, les citoyens tentent, par des stratégies personnelles, de trouver un accès à l’UE via d’autres procédés.
Vers un éventuel «appel d’élargissement» ?
Malgré ces peurs, certains préfèrent voir dans la PEV un motif d’espoir. Ils veulent entendre l’argument consistant à faire valoir que la PEV «ouvre des fenêtres de coopération sans fermer des portes».
Durant les années 1990, les dirigeants ukrainiens ont mené une politique d’équidistance (Russie et Europe), mais ont pris peu de mesures concrètes. Par contraste, la «Révolution orange» a été un choix clair en faveur du candidat reprenant à son compte les souhaits d’intégration à l’UE; mieux, les manifestations pacifiques pour le respect du scrutin qui ont suivi ont légitimé et rendu crédible cette aspiration européenne. Dans ce contexte, Viktor Iouchtchenko, Ioulia Timochenko et leurs alliés souhaitaient une perspective claire d’adhésion, afin d’avancer les réformes au plus vite. Loin de se contenter de cette situation, le nouveau pouvoir entendait montrer qu’il avait compris le message européen selon lequel l’intégration européenne dépend avant tout des réformes internes; l’intégration européenne devient un catalyseur de changements internes, et l’adhésion l’horizon revendiqué.
La Moldavie a également développé une politique dite d’équidistance, puisque la question transnistrienne la lie à la Russie tandis que la Roumanie s’est rapprochée de l’Union européenne, jusqu’à devenir membre en janvier 2007. Les néo-communistes sont l’illustration de ces tergiversations, puisqu’ils ont été élus en 2001 (avec 51% des suffrages) sur un projet d’alliance Russie-Biélorussie-Moldavie, avant de proposer un chemin pro-européen à leurs électeurs lors des élections législatives de mars 2005 (remportées avec 46% des suffrages). Les élites politiques auraient préféré que la Moldavie soit traitée dans le cadre du Pacte de Stabilité de l’Europe du Sud-Est dont elle fait partie depuis juillet 2001; en effet, le Sommet européen de Thessalonique de juin 2003 reconnaissait aux pays des Balkans une perspective européenne claire, même si aucun délai n’a été fixé. Cette possibilité ni n’est exclue ni garantie par la PEV, au grand dam de Chisinau.
Dans un discours prononcé à Bruxelles le 25 avril 2005, Oleg Riabtchouk, alors vice-Premier ministre, proclame clairement: «nous ne soutenons pas l’idée selon laquelle la PEV doit être distincte de la politique de l’élargissement de l’UE. Au contraire, nous croyons que par la mise en valeur de coopérations et l’encouragement aux réformes, elle pourrait être d’une grande aide pour soutenir les aspirations européennes de l’Ukraine. Cela doit devenir un mode de relation sur le court terme, ayant pour but de préparer le terrain pour une intégration progressive de l’Ukraine dans l’UE.»
Ainsi, la PEV est souvent considérée dans les pays concernés comme un «optimum de second rang», dont la fonction doit être de préparer les futures étapes de l’adhésion, cette dernière fût-elle une perspective lointaine. Si cette conception de la politique européenne de voisinage peut être partagée par les nouveaux membres, au premier rang desquels la Pologne, il n’est pas sûr que ce point de vue soit pour l’heure partagé par les opinions publiques des Etats membres les plus anciens.
* Julien JEANDESBOZ et Florent PARMENTIER sont doctorants à l’Institut d’Etudes politiques de Paris / CERI.
[1] A ce sujet, voir l’article de Florent Parmentier et Julien Jeandesboz dans ce même dossier.