En juillet dernier, à l’hôpital de Zabrze, en Silésie, un petit garçon est né avec un taux d’alcoolémie de 1,2 gramme pour mille dans le sang. A l’hôpital d’Elblag (Warmie-Mazurie), c’est une petite fille avec un taux d’alcool dans le sang de presque 2 pour mille, alors que sa mère en avait 1,95. Mi-septembre, une autre petite fille est née en Silésie, à Dabrowa Gornicza, avec 1,9 pour mille d’alcool dans le sang… Ces faits divers ont fait la Une de la presse écrite, des stations de radio et des chaînes de télévision. «Mère dénaturée», «Encore un nouveau-né alcoolisé», a-t-on pu lire ou entendre.
Ces naissances ont ému la société, car les nouveaux-nés, à cause de l’alcool absorbé par leur mère durant la grossesse, sont menacés de graves troubles neurologiques, ainsi que du SAF, Syndrome d’Alcoolisation Fœtale. Ce dernier est caractérisé par une déficience mentale lourde et incurable, qui rappelle le syndrome de Down, ou trisomie 21. Chaque année, en Pologne, trois enfants pour mille naissent avec le SAF.
«Une quantité d’alcool, même minime, introduite dans le sang de la mère, amoindrit le système nerveux de l’enfant. Celui-ci naît avec un retard intellectuel important, un manque de maturité émotionnelle, et une propension à contracter des maladies plus grande que chez les autres enfants du même âge», explique Malgorzata Klecka, vice-présidente de l’Association de Substitution parentale, basée en Silésie. Celle-ci propose un soutien et un système de thérapie pour les personnes atteintes du SAF, et aide à l’adoption d’enfants touchés par le syndrome. Depuis sa création en 1997, elle a accueilli environ 300 enfants.
D’autres organismes s’impliquent dans la lutte contre l’alcool pendant la grossesse et la prévention du SAF en Pologne. L’Agence nationale dédiée aux problèmes d’alcool (PARPA) a lancé depuis septembre une campagne nationale de prévention et d’instruction autour du thème «Grossesse sans alcool». Plus de 600 communes et 12 régions y ont participé. La municipalité de Cracovie par exemple a cofinancé l’opération à hauteur de 20.000 zlotys (un peu plus de 5.300 euros), le reste étant fourni par l’Agence. Les actions sont relayées à la télévision et à la radio régionale, sur les sites Internet[1], mais aussi par des affiches, des tracts ou des brochures à destination des patients ou des médecins. Des journées de formation pour le personnel médical, des conférences et des débats, voire même des pique-niques familiaux éducatifs, sont organisés à l’échelle locale! Par ailleurs, une exposition présentant des enfants atteints du SAF est actuellement visible au Palais de la culture de Varsovie. La campagne est menée en coopération avec le ministère de la Santé, l’Association polonaise des Gynécologues, l’OMS, l’Institut Mères & Enfants de Varsovie, l’Association de substitution parentale, etc., ainsi que plusieurs médias. Il est cependant difficile d’évaluer son impact réel sur la population.
Prise de conscience du corps médical
Une plus grande implication des médecins est avant tout indispensable. Or il semblerait que beaucoup de professionnels de la santé ignorent les dangers de la consommation d’alcool pendant la grossesse et les risques pour le fœtus. Dans une enquête réalisée en 2005 à Sopot par la PARPA (la dernière en date sur ce phénomène), presque deux tiers des femmes interrogées ont déclaré n’avoir reçu de leur médecin aucun avertissement à ce sujet durant la période de grossesse. Un tiers d’entre elles se sont vu émettre un avis positif de leur gynécologue, quant au fait de boire de temps en temps un verre de vin. De façon générale, la plupart des femmes ont néanmoins reconnu que personne ne les avait réellement incité à boire. Parmi celles «influencées» dans leur consommation d’alcool, 14% l’étaient par des amis, 8% par un membre de leur famille. 2% par leur médecin…
Boire pendant la grossesse n’est pas l’apanage de femmes marginalisées. Cela concerne au contraire 33% des Polonaises en âge de procréer. Ce sont généralement des femmes dont le niveau d’instruction a atteint le secondaire, et qui vivent dans des villes de petite ou moyenne taille. D’après les données récoltées en 2005, il semblerait aussi que le comportement religieux ait eu influence sur le phénomène. En effet, seulement 12% des femmes pratiquantes consommeraient de l’alcool pendant leur grossesse, contre 31% chez les non croyantes et/ou non pratiquantes… Autre étude, réalisée plus récemment par l’Institut Mères & Enfants auprès de femmes enceintes, sur la base de tests sanguins: pour plus de 20% des patientes examinées, les résultats ont prouvé qu’elles poursuivaient leur consommation d’alcool. La plupart du temps, ce sont des alcools légers qui sont prisés, tels que la bière (45%) ou le vin (42%). Mais, toutefois, 8% consomment parfois de la vodka.
Face à ces chiffres et à la recrudescence des cas mentionnés précédemment, la profession médicale semble désormais s’alarmer. Les solutions envisagées sont toutefois diverses et objets de débats.
Pour certains médecins, la loi devrait interdire toute consommation d’alcool, quel qu’il soit, chez les femmes enceintes, et en particulier leur interdire la vente de boissons alcoolisées dans les magasins. Cette solution est déjà en vigueur en Norvège et aux Etats-Unis. Pour M.Klecka, une telle législation pourrait être considérée en Pologne, mais dans le cadre de la protection des droits de l’enfant, non pas comme une nouvelle restriction de la liberté des femmes. «Tout le monde s’indigne quand des nouveaux-nés «alcoolisés» viennent au monde», se justifie-t-elle. «Mais personne ne conteste le fait qu’on ne puisse rien faire pour empêcher une mère d’«alcooliser» son enfant pendant neuf mois».
D’autres spécialistes proposent en outre un placement préventif en hôpital, dans les cas où un usage abusif de la boisson menacerait la santé du nouveau-né. Tomasz Niemiec, de l’Association polonaise des Gynécologues, considère que cette solution équivaut à une punition pour la future mère, et que ces solutions de placement seraient matériellement difficiles à mettre en oeuvre.
La plupart des professionnels préfèrent donc miser sur l’information plutôt que sur la punition. Tel était l’avis du précédent vice-ministre de la Santé, Boleslaw Piecha. Il affirmait en effet soutenir une action éducative dispensée par les gynécologues, mais pas l’interdiction des ventes d’alcool aux femmes enceintes: «Je ne vois pas très bien au nom de quels principes on pourrait refuser à un commerçant de vendre de l’alcool. Ce n’est qu’à partir de son septième mois qu’on remarque qu’une femme est enceinte». B.Piecha se disait convaincu qu’un règlement du ministère de la Santé, obligeant les fabricants d’alcool à placer des étiquettes d’avertissement sur leurs produits, aurait de bien meilleurs effets. On ignore encore quelle sera la position du nouveau gouvernement à ce propos[2].
Une loi sur la responsabilité des mères?
Les événements de l’été soulèvent également la question des poursuites judiciaires à l’encontre de la mère. Dans l’affaire de Zabrze, celle-ci, jeune femme de 34 ans, est accusée d’avoir exposé son enfant à la mort ou à des complications sévères pour sa santé; elle risque cinq années de prison. Cette peine pourrait être deux fois supérieure si les experts confirment l’existence de troubles irréversibles chez le nouveau-né, directement dus à l’alcool. La procureur de la région de Zabrze estime cependant que le droit polonais en la matière comporte des lacunes et que la plupart des mères ayant mis en danger la vie de leur futur enfant sont rarement traduites en justice. Faut-il légiférer davantage sur la responsabilité de la future mère? Le code pénal ne mentionne rien d’explicite à ce sujet.
Cette question a fortement mobilisé les internautes sur les forums. Certains ont prôné des méthodes de punition radicales, telles que retrait du droit de garde, stérilisation, voire même peine de mort par injection d’une forte dose d’alcool! Pour d’autres, cela renvoie à des questions plus générales sur la condition féminine en Pologne: le manque d’éducation sexuelle à l’école, une protection sociale inadaptée, un accès facile à l’alcool dans les magasins, et les récentes tentatives de limiter l’émancipation des femmes par la loi (notamment par l’interdiction de l’avortement).
Les médias en cause
On s’est enfin interrogé sur l’appétit soudain des médias pour de tels faits divers, alors que le phénomène n’est pas nouveau. Krzysztof Gottesman, récemment encore journaliste et publiciste au quotidien Rzeczpospolita[3], s’est exprimé sur la question du lien entre grossesse et consommation d’alcool, l’arbre qui cache la forêt selon lui. La façon dont on a traité le problème sous-entend qu’il ne faut encourager l’abstinence que chez les femmes enceintes, et par souci des enfants à naître. Or la consommation annuelle d’alcool pur a augmenté de façon générale ces dix dernières années en Pologne de plus d’un litre par habitant en moyenne. Les campagnes de publicité offensives lancées par les producteurs d’alcool ont porté leurs fruits, en convainquant une part significative de la population que celui-ci n’est pas si mauvais pour la santé, et qu’il est même le compagnon idéal pour se divertir. K.Gottesman a dénoncé le relais pris par les médias, notamment la télévision. L’alcool y a «le visage souriant des jeunes, qui sirotent leurs boissons au cours de fêtes élégantes, ou qui s’amusent aux côtés d’une bouteille de bière». Il en conclut qu’il faudrait d’abord admettre la réalité -«[…] un type agressif titubant dans la rue,[…] une fille qui a perdu toute lucidité,[…] une femme enceinte injectant de l’alcool à son futur enfant»-, avant de débattre de l’accès à la boisson et des horaires de diffusion des publicités.
Par Amélie BONNET
[1] www.parpa.pl, www.ciazabezalkoholu.pl, www.fas.edu.pl
[2] Ewa Kopacz vient de succéder à Zbigniew Religa au poste de ministre de la Santé.
[3] Krzysztof Gottesman est désormais Directeur du journalisme et de l’information à la Première chaîne de la Radio polonaise.
Sources :
www.dziennik.pl, septembre 2007
www.miasta.gazeta.pl/krakow, août 2007
www.gazetawyborcza.pl, septembre 2007
www.ipz.edu.pl
http://blog.rp.pl/blog/2007/09