Jean-Michel Carré : le «système Poutine» est basé sur la peur

Après trois ans de travail, Jean-Michel Carré et Jill Emery signent un véritable thriller politique qui retrace la carrière du président russe, de sa formation au KGB à la fin de son second mandat. Jean-Michel Carré, réalisateur de ce documentaire diffusé le 29 novembre sur France 2, revient sur la vision poutinienne de la Russie, qui a façonné le pays ces dix dernières années.


Qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser un autre film sur Poutine après le Koursk, un sous-marin en eaux troubles (2005) qui, à travers une enquête particulièrement étayée sur le torpillage de ce sous-marin le 12 août 2000, décrivait déjà très bien le style politique de Poutine?

Jean-Michel Carré : Fin 1999, je travaillais en Russie sur un film de fiction écrit par Pavel Lounguine. J’y ai vécu l’arrivée de Vladimir Poutine au poste de Premier ministre, les attentats à Moscou et le début de la deuxième guerre de Tchétchénie. La presse internationale ne voyait en lui qu’un Premier ministre de plus, mais j’ai eu l’impression qu’il était différent. J’étais encore en Russie lors du drame du Koursk, 100 jours après son élection à la présidence. Cette affaire était extrêmement trouble: les contradictions, les mensonges, étaient flagrants. A ce moment-là, j’avais déjà envie de faire un film sur Poutine et je pensais pouvoir y intégrer simplement l’histoire du Koursk mais, en poursuivant l’investigation, je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’une véritable affaire d’Etat. J’ai été happé par le Koursk, en quelque sorte. Mais si la manipulation des médias et de la justice apparaissent déjà dans le Koursk et si Poutine y est omniprésent, c’est seulement dans les dernières minutes que le film se focalise sur le Président. Le Koursk constitue plutôt une introduction au Système Poutine; il s’arrête en 2004. Or, c’est lors de son second mandat qu’on le voit évoluer dans le système qu’il a mis en place.

Le Système Poutine décrit l’ascension de Poutine vers le pouvoir, remontant jusqu’à son adolescence, comme pour tracer son destin…

A l’arrivée de Poutine au poste de Premier ministre, tout le monde se demandait qui il était, comme s’il n’avait pas de passé. Or, c’est dans son passé qu’on trouve les origines de son système. Poutine se sent investi d’une mission, liée à son idée de la «Grande et Sainte Russie». Je souhaitais montrer la cohérence de son action, dès l’adolescence. Très tôt, il veut entrer au KGB. Par la suite, sa force a été de montrer qu’il ne cherchait pas le pouvoir. Pendant la période Eltsine, il apprend la politique; personne ne le connaît, il est dans son coin dans l’administration présidentielle et observe comment, avec seulement 4% d’intentions de vote, Eltsine va gagner l’élection en quelques mois. Il s’est toujours comporté comme un apparatchik très serviable, même avec Eltsine, dont il désapprouvait le point de vue sur la Tchétchénie, l’éclatement de l’URSS et sur les oligarques qui, pour lui, pillaient la Russie. Il n’acceptait pas que ces gens-là puissent prendre le pouvoir politique. Les oligarques ont-ils eu l’idée de prendre le pouvoir politique grâce à l’argent? En tout cas, Poutine a fait l’inverse: partant du politique, de sa formation guébiste, de son apprentissage avec Anatoly Sobtchak[1], il a pris le pouvoir sur l’économie. Avec l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski, il montrait clairement au monde qu’il reprenait l’économie et l’énergie en main et qu’il n’acceptait pas de voir les compagnies étrangères exploiter la richesse énergétique russe. On ne peut pas en vouloir à Poutine de vouloir conserver les richesses nationales. Mais est-ce qu’il les redistribue au peuple ou bien s’en sert-il pour servir sa propre idée de l’Etat? Une classe moyenne riche de quelques centaines de milliers de personnes a vu le jour, les salaires et les retraites ont été augmentés mais, en même temps, l’inflation est très forte et la misère existe toujours, sans parler du système de santé, devenu catastrophique si vous n’avez pas d’argent.

Pour évoquer le jeune Vladimir Poutine, vous avez convoqué Vera Gourevitch, qui lui enseigna l’allemand vers l’âge de 12-13 ans. Comment l’avez-vous trouvée?

Nous connaissions son nom, nous avons mis du temps à la trouver. Au début, elle a refusé d’intervenir. Elle craignait de faire du tort au Président. Petit à petit, nous l’avons quand même rencontrée, et nous lui avons expliqué que nous désirions connaître la jeunesse de ce personnage. Elle a répondu qu’elle allait demander l’autorisation à Poutine. Quinze jours plus tard, elle a accepté! Elle nous a raconté de nombreuses anecdotes, qui montrent le caractère du jeune Poutine, déjà un petit chef de bande. Naturellement, elle ne peut pas être critique. Elle le voit toujours comme quand il avait 12 ou 13 ans, il demeure le petit garçon qu’elle a connu. C’était important, dans l’itinéraire de cet homme à la formation très marquée par le KGB, d’amener aussi un côté d’humanité et de voir comment sa personnalité s’est construite à l’adolescence. Cela n’apparaît pas dans le film, mais Vera se souvient par exemple du jour de son anniversaire; comme de coutume, les enfants de sa classe avaient apporté des cadeaux, des fleurs... Le jeune Poutine avait, lui aussi, préparé un bouquet de fleurs mais il n’a pas supporté une réflexion de son enseignante sur son comportement irrespectueux vis-à-vis de la classe. Il était tellement vexé qu’il a jeté le pot de fleurs qu’il lui destinait par la fenêtre.

Vous analysez la télévision et le FSB comme les deux piliers du «système Poutine»… 

Poutine, comme Eltsine, a compris très vite l’importance de la télévision. Ses conseillers politiques reconnaissent que, dès le premier semestre 2000, il a cherché à se créer une image pour la télévision. Tablant aussi bien sur les nationalistes que les libéraux, il s’est doté d’une image très populaire, qui parlait à beaucoup de gens, aux anciens notamment. Aujourd’hui, il continue de contrôler son image dans les médias. Début octobre 2007, Viktor Chenderovitch, producteur et réalisateur des Koukly[2] a été attaqué pour les «insultes» commises en 2001. Il n’y a pas de prescription. C’est un aspect fondamental du système: il faut que la peur règne. Lorsque nous l’avons interviewé, Grigori Iavlinski , chef du parti Iabloko, nous a dit: «Je suis à 150 m. du Kremlin, je vous parle librement, j’analyse le système, mais je ne sais pas si dans une semaine je ne vais pas être victime d’un accident». La pression sur la presse a été moins violente que sur la télévision, car le poids de la presse n’est pas déterminant pour l’opinion en Russie. Poutine, simplement, a permis aux oligarques amis, à ses proches, au FSB (ex-KGB) et aux libéraux de Saint-Pétersbourg de s’approprier légalement, par la seule pression financière, un certain nombre de journaux. La manière est subtile. Si autrefois on parlait du KGB comme de la main armée du pouvoir, aujourd’hui le FSB n’est plus «à côté» de l’Etat, il est devenu l’Etat. C’est complètement nouveau.

La trajectoire de Poutine et ses méthodes ressemblent pourtant beaucoup à celle de nombreux chefs d’Etats, qui attendent leur tour dans l’ombre puis utilisent les médias et les organes de sécurité pour assurer leur pérennité. Qu’est-ce que sa pratique du pouvoir a de particulier?

Le Système Poutine décrit des pratiques du pouvoir communes à de nombreux chefs d’Etat: l’utilisation du double langage, le populisme, la façon d’influencer la presse et les médias à travers le poids des industriels auxquels il est lié. Mais la particularité de Poutine, c’est sa conception d’un Etat qui doit contrôler l’économie. Même si Poutine a toléré jusqu’à présent les oligarques qui ne se mêlaient pas de politique, il s’en méfie. Leur position est de plus en plus critique. Vladimir Potanine, oligarque de la métallurgie, clame qu’il est prêt à céder ses actions et ses sociétés à l’Etat si Poutine l’exige. Mikhaïl Goutseriev, ex-PDG de la compagnie pétrolière Roussneft, vient de demander l'asile politique au Royaume-Uni. Même Roman Abramovitch, jusqu’ici assez malin pour rester proche de Poutine, peut être soupçonné d’avoir organisé son divorce et l’exil de sa femme en Angleterre avec la moitié de sa fortune pour conserver un matelas de sécurité au cas où les choses tourneraient mal. L’allégeance au régime ne suffit pas. Poutine gère le capitalisme de façon autoritaire. Cette alliance du capitalisme et du guébisme est unique et produit un Etat d’une puissance sans précédent. Avec Poutine, la Russie est également redevenue le deuxième exportateur d’armes du monde.

La mise en scène de votre film s’appuie sur des images qui rappellent le totalitarisme soviétique. Elle a quelque chose d’effrayant. Pensez-vous vraiment qu’une nouvelle guerre froide soit possible?

Plusieurs séquences que nous avons utilisées proviennent des films de propagande des Nachi, le mouvement des jeunesses poutiniennes. Même s’ils boivent du Pepsi-Cola, ces jeunes sont conditionnés par l’idéologie dans laquelle la haine des Etats-Unis et le mépris envers l’Europe dominent. L’idée qu’une nouvelle guerre froide est possible ressurgit. Chez les anciens, la propagande joue sur l’humiliation d’avoir perdu la guerre froide et d’avoir vécu pendant 10 ans dans un pays méprisé par la communauté internationale. Avec Poutine, les Russes relèvent la tête. Dans le film, William Hartung, spécialiste en armement du World Policy Institute de New York, n’envisage pas un affrontement direct entre les deux blocs dans l’avenir, mais plutôt des conflits périphériques. La Russie est associée, tactiquement, avec la Chine et contre les Etats-Unis, à travers l’Organisation de coopération de Shanghai; elle est alliée aux pays de «l’axe du mal» américain, au Moyen-Orient, et aussi désormais avec l’Amérique latine, et les nouveaux leaders anti-américains Hugo Chavez au Venezuela et Evo Morales en Bolivie. C’est peut-être la seule chose positive qu’on puisse tirer de la politique de Poutine: actuellement, il est le seul à pouvoir lutter contre l’hégémonie américaine au niveau politique et militaire. Mais ce frein à l’impérialisme américain produit de nouveaux dangers. Interrogé dans le film, Vladimir Boukovski, ancien dissident exilé en Angleterre, estime que la Russie représente une menace pour l’Europe. Il affirme, en off, que sept des dix nouveaux Etats de l’UE sont représentés au Parlement européen par d’anciens membres du KGB.

Ne craignez-vous pas que le film participe de la russophobie qui s’est propagée en l’Europe ces dernières années?

Je sais que c’est impossible, mais j’ai essayé d’être le plus «objectif» possible. Beaucoup de Russes, des journalistes notamment, ont vu le film, et estiment qu’il n’y a aucune erreur. Ils disent même y avoir perçu les contradictions propres à la Russie. J’ai essayé d’éviter l’écueil du «regard occidental», de comprendre le fond des choses. Mais en même temps, on ne peut pas rester indifférent à la politique de Poutine. L’individu, comme à l’époque stalinienne, ne compte pas devant l’Etat. Plus les années passent et plus je trouve le pays violent lorsque je m’y rends. Aujourd’hui, «faire de l’argent», «faire du business» sont les mots à la mode, utilisés continuellement. Le monde de la culture, jadis si prolifique, est complètement écrasé par l’argent et je n’ai jamais vu autant de Mercedes 600 et de 4x4 qu’à Moscou, une inflation de casinos et de magasins de luxe. Si tu n’as pas d’argent, c’est que tu es un minable, un crétin, que tu n’as pas réussi et que tu n’as donc pas droit à la parole. C’est justement parce que j’aime les Russes et la Russie que j’ai envie de tirer la sonnette d’alarme. C’est un pays où tout est possible. C’est aussi cela, le «système Poutine»: on ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais, en Occident, nous n’avons pas de leçon de démocratie à donner. Je pense que Poutine a raison de renvoyer les leaders occidentaux dans les cordes en leur conseillant de balayer devant leur porte. On ne doit pas se gêner pour critiquer le régime russe mais, en Occident, nous ne sommes pas nous-mêmes dans de vraies démocraties, plutôt des démocraties de marché, au mieux des démocraties électives. Qu’est-ce qu’on peut dire aux Russes? Même si cela semble plus soft, est-ce que nous faisons mieux qu’eux?

Personnage principal du film, Poutine est essentiellement mis en scène à travers des images d’archives, la voix-off et les propos de vos interlocuteurs. Ne manque-t-il pas une interview de Poutine lui-même?

Nous avons demandé un entretien avec Poutine au Kremlin. Le service de communication nous a demandé nos questions. Nous avons fourni une liste de questions très larges, assez banales, sur lesquelles il aurait été intéressant qu’il donne malgré tout son point de vue. Cela n’a pas été possible. Mais il y a fort à parier qu’il nous aurait servi une langue de bois. J’ai vu des journalistes liés au pouvoir, en France ou ailleurs, se faire manipuler par Poutine; il ne répond pas aux questions qu’il n’a pas envie d’entendre. J’aurais quand même aimé le rencontrer simplement pour le sentir en face de moi, même si cela n’aurait pas été utilisable. En général, quand nous approchions du sommet du pouvoir, nous étions bloqués. Si Poutine n’a pas directement la parole dans le film, alors qu’il est très présent dans les archives, c’est qu’il n’a pas voulu la prendre! Seul Gleb Pavlovski, l’un de ses plus proches conseillers politiques et médiatique, a accepté de nous recevoir. Son témoignage est étonnant: je n’avais jamais entendu dire aussi clairement que Poutine avait pris seul la décision de relancer la guerre en Tchétchénie dans le but d’agir politiquement sur le peuple russe.

Pensez-vous pouvoir retourner facilement en Russie après la sortie du Système Poutine?

Après le Koursk, je me demandais déjà si je n’allais pas avoir des problèmes, car je m’intéressais à un secret d’Etat et la thèse du film est très crédible[3]. Mais c’étais aussi le seul film qui montrait que Poutine avait agi en chef d’Etat responsable: si cette thèse avait été officialisée en 2000, l’opinion aurait pu réagir violemment et les conséquences internationales auraient été incontrôlables. La presse militaire, les services de sécurité et les journaux spécialisés envisageaient clairement le risque d’une troisième guerre mondiale. J’avais peur, mais les gens qui connaissaient l’existence du film n’ont rien dit, comme si cette histoire appartenait définitivement au passé. De toute manière, Jill Emery et moi avons pour principe de travailler dans la discrétion, avec un interprète sur place, et des gens en qui nous avons confiance. Nous avons fait de nombreux voyages, en Russie, mais aussi en Lituanie, en Ukraine, aux Etats-Unis et en Angleterre pour rencontrer nos interlocuteurs. Le journaliste Andreï Babitski, à qui nous avions proposé une rencontre à Prague, où il vit, a insisté pour que nous nous voyions à Moscou. Il est arrivé avec 15 heures de retard: il avait été gardé à vue par le FSB à sa descente d’avion… Mais dans l’ensemble, nous n’avons pas eu de gros problème. Reste à voir ce qui va se passer après la diffusion du film…

Dates et lieux de diffusion sur:
http://www.films-graindesable.com/LeSystemePoutineagenda.htm

[1] Ancien professeur de droit de V.Poutine, Anatoly Sobtchak l’introduit en politique pendant son mandat de maire de Saint-Pétersbourg de 1991 à 1996, en le prenant d’abord comme responsable des relations extérieures de la mairie, puis comme premier adjoint.
[2] Guignols russes.
[3] Dans Koursk, un sous-marin en eaux troubles, Jean-Michel Carré et Jill Emery étayent l’hypothèse du torpillage délibéré du Koursk par un sous-marin américain.

Photo : © Marie-Anne Sorba.