Gazprom et Poutine conquièrent le cœur de l’Europe

En 2004, le président russe, Vladimir Poutine, cosignait avec Vassili Chestakov et Alexeï Levitski, un livre intitulé Histoire, théorie et pratique du judo. Il y décrivait comment, «avec un minimum d’efforts pour un effet maximum», on peut déséquilibrer un adversaire plus puissant et plus fort. Au lieu de résister à l’assaut de l’adversaire, il suffit de se dérober à la dernière seconde pour que celui-ci, subitement privé de résistance, se retrouve à terre, emporté par son propre élan. Au vu des résultats qu’il a récemment obtenus en matière énergétique, il apparaît évident que Vladimir Poutine, en excellent judoka qu’il est, n’a pas oublié ses fondamentaux.


Les 23 et 24 juin 2007, les Etats issus de la désintégration de la Yougoslavie (Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie) et leurs voisins régionaux (Albanie, Bulgarie, Grèce et Roumanie) se sont réunis à Zagreb pour ce qui a été présenté comme le tout premier sommet énergétique des Balkans. En dépit des efforts importants entrepris par les Etats-Unis dans la région au cours de la dernière décennie pour bannir la Russie de cette zone, les représentants de ces pays ont décidé de dérouler le tapis rouge pour un invité spécial, V.Poutine, permettant ainsi à la Russie de faire son retour dans une région qui «fait partie» de son histoire.

La veille du départ du président russe pour Zagreb, Rome venait de rendre publique son intention de construire avec Moscou ce que le Wall Street Journalprésentait comme un «gazoduc au cœur de l’Europe ». Cette annonce, intervenue moins d’un mois après les accords énergétiques entre Gazprom et l’Autriche, a sonné le glas du projet Nabucco[1], ardemment soutenu par les Etats-Unis qui voyaient dans ce projet la possibilité de maintenir Moscou à l’écart de leur nouvelle sphère d’influence en Europe du sud et du sud-est.

Après Zagreb, le Président Poutine s’est rendu à Istanbul, en Turquie, pour participer au sommet de l’Organisation de coopération de la mer Noire et y défendre l’idée de contrats énergétiques à long terme. En moins de 72 heures, c’est l’ensemble de la carte énergétique de l’Europe qui a été ainsi redessiné.

Valse de Vienne

La Russie n’aura pas perdu de temps pour consolider l’avantage acquis, du 11 au 13 mai, lors du sommet énergétique de Turkmenbachy au cours duquel Vladimir Poutine et ses homologues kazakh et turkmène, Noursoultan Nazarbaev et Gourbangouly Berdymoukhammedov, sont convenus de lancer un projet pour la création d’un consortium chargé de la construction d’un gazoduc caspien.

L'objectif de ce consortium consiste, en posant un nouveau tronçon le long du littoral oriental de la mer Caspienne, à porter le débit du gazoduc en activité Asie centrale-Centre 4 (Russie centrale), à 10 milliards de m3 par an contre moins de 2 milliards actuellement. Quant au débit du gazoduc Asie centrale-Centre 3 qui relie les réseaux turkmène, ouzbek et kazakh au réseau russe, il devra être porté à 20 milliards de m3 par an. A l'horizon 2014, cet ensemble de gazoducs devrait être en mesure d’acheminer annuellement vers la Russie jusqu'à 90 milliards de m3 de gaz centrasiatique.

Comme le souligne un expert américain de la région, «l’Histoire retiendra que c’est en mai 2007 que les ambitions énergétiques des pays occidentaux en Asie centrale se sont effondrées. Au cours de ce mois, la Russie semble bien avoir réduit à néant les projets occidentaux d’importation directe des ressources énergétiques d’Asie centrale. Cette défaite de la stratégie américaine d’accès direct aux immenses réserves tue dans l’œuf les efforts similaires engagés par l’Union européenne depuis 2006».

La Russie a joué la carte énergétique pour briser le cordon sanitaire mis en place par Washington. Trois événements majeurs ont permis à Moscou de se remettre en selle dans les Balkans. En premier lieu, la visite de Vladimir Poutine à Vienne les 23 et 24 mai derniers. Audacieusement présentée par un expert américain comme un «nouvel Anschluss», cette visite s’est conclue par la signature d’un accord entre la firme autrichienne OMV et le géant gazier russe Gazprom, qui porte sur la coopération entre les deux firmes pour le développement, à Baumgarten à proximité de la frontière slovaque, d’un pôle gazier en Europe centrale.

En provenance directe d’un irritant sommet avec l’Union européenne qui s’était tenu les 17 et 18 mai à Samara, le président Poutine semblait particulièrement remonté contre une UE accusée de pinaillages et qu’il considère comme à la solde de Washington. Moscou n’a jamais caché sa préférence pour des relations bilatérales avec les pays membres de l’UE, en particulier avec l’Autriche, pays avec lequel la Russie partage plus de quarante ans de coopération énergétique soutenue. En septembre 2007, Vienne a signé avec Gazprom un contrat aux termes duquel le géant gazier russe s’engage à fournir pour les 20 ans à venir près de 80% des ses besoins énergétiques annuels qui s’élèvent à 9 milliards de m3.

Le pôle gazier de Baumgarten (la réalisation de sa première tranche a été décidée au cours de cette visite), aura une capacité de stockage de quelque 2,5 milliards de m3 et sa construction, pour un coût estimé à 260 millions d’euro, sera assurée par Gazprom. Dès 2011, il devrait constituer le second plus grand centre de stockage de gaz en Europe centrale et le plus grand centre européen de gestion des transits gaziers.

Pour Wolfgang Ruttenstorfer, le directeur d’OMV, cet accord constitue «un nouveau jalon dans la coopération avec Gazprom et renforce significativement la sécurité des approvisionnements gaziers de l’Europe». Son homologue russe de Gazprom, Alexeï Miller, déclare que «cet accord démontre que la stratégie de sa compagnie correspond aux besoins de développement du secteur énergétique de l’UE». Au-delà de ces paroles rassurantes, il se pourrait bien que la réalité soit sensiblement différente. La prise de participation, à un niveau non dévoilé, de Gazprom dans les activités d’OMV à Baumgarten renforcera probablement la position du géant russe sur le marché gazier européen. Exactement le contraire de ce que Bruxelles, au nom de l’indépendance énergétique, cherche à éviter à tout prix.

Récemment l’Autriche a autorisé Gazprom à prendre une participation importante dans les très lucratives activités de distribution de gaz domestique à Salzburg et dans les provinces de Carinthie et de Styrie, ce qui représente, en termes de population, la moitié des neuf provinces autrichiennes. C’est le premier accord de ce type pour la Russie sur le marché européen. Gazprom vend son gaz au prix de 240 dollars les 1.000 m3 et le consommateur autrichien lambda se voit facturer la même quantité près de 1.000 dollars. A la fois fournisseur et distributeur, Gazprom gagne sur les deux tableaux. Mais le but principal de Poutine visait à renforcer le rôle de plaque tournante de l’Autriche en matière de distribution du gaz russe en direction de l’Europe de l’Ouest (Allemagne, France et Italie), de l’Europe centrale (Hongrie) et des Balkans (Slovénie et Croatie).

Le volume de gaz russe transitant annuellement via l’Autriche dépasse les 30 milliards de m3. L’aspect le plus important de l’accord russo-autrichien, c’est l’autorisation accordée à Gazprom d’assurer directement le transit de son gaz via le territoire autrichien. Selon certains experts américains, il se pourrait bien que Poutine, en initiant cet accord, ait signé l’arrêt de mort du projet américano-européen de gazoduc alternatif Nabucco dans lequel, ironie de l’histoire, l’Autrichien OMV était pressenti pour être un des opérateurs principaux. Ce projet envisageait d’acheminer directement en Autriche, depuis Erzurum en Turquie, le gaz d’Asie centrale, en court-circuitant le territoire russe.

Les documents signés à Vienne attestent que Poutine a vraisemblablement convaincu ses partenaires autrichiens de la capacité de Gazprom à assurer l’approvisionnement de l’Europe centrale. Pour les commentateurs russes, la cause était entendue: «L’avenir du Nabucco apparaît bien sombre». Conforté par l’accord de Turkmenbachy de la mi-mai qui grave dans le marbre le rôle prééminent et quasi exclusif de la Russie en matière d’exportations gazières d’Asie centrale, le président Poutine a, au cours de sa visite en Autriche, remporté un indéniable succès. Avec une position renforcée sur le marché autrichien, un accès direct auprès des consommateurs européens, la certitude de pouvoir utiliser le territoire autrichien comme base d’assaut vers d’autres marchés énergétiques européens, Gazprom se taille la part du lion et Poutine peut se réjouir du sérieux revers subi par la stratégie américaine dans les Balkans.

Au cœur de l’Europe

La stratégie américaine qui vise, au nom de la sécurité énergétique, à fédérer les pays européens contre la Russie ne fonctionne donc pas. La raison en est simple. Les pays européens considèrent de plus en plus Moscou comme un partenaire commercial. Leurs investissements en Russie se sont accrus de 180% au cours du premier trimestre 2007 par rapport à la même période de 2006, et s’élèvent déjà à 24,6 milliards de dollars alors que les investissements américains stagnent à 364 millions de dollars. Ruchir Sharma, un expert des marchés émergents auprès de Morgan Stanley Investissements, soulignait récemment dans une interview à Newsweek, que «l’économie russe est à la fois étatique et libre». Pour lui, les hommes d’affaires européens ont très bien compris cette dualité et ils savent parfaitement que les retours sur investissements en Russie sont particulièrement élevés. Il ajoutait que ce qui distingue la Russie des autres pays producteurs de pétrole, c’est la qualité de son capital humain qui stimule la rapide transition de ce pays vers le clan des pays développés en termes de prospérité et de consommation.

C’est ainsi que, contrairement aux pronostics des experts américains, la firme British Petroleum a décidé, malgré un profond différend sur l’exploitation des champs sibériens de Kovykta, de passer une alliance stratégique avec Gazprom plutôt que de se retirer du projet en vendant sa participation de 63% dans la firme Russia Petroleum. Comme le souligne le quotidien allemand, Der Spiegel, «les compagnies internationales découvrent qu’il est quasiment impossible de survivre dans l’environnement russe sans un partenaire local. Cette survie passe par une aide technologique apportée aux Russes, détenteurs d’immenses réserves monétaires». Selon ce quotidien, «BP a déjà amorti son investissement de 8 milliards de dollars en Russie et cette compagnie ne peut pas s’offrir le luxe de perdre un marché qui représente le quart des réserves mondiales, la moitié de sa production et le dixième de ses profits… BP n’est pas prêt de quitter la Russie».

Les analystes stratégiques américains regrettent que les capitales européennes ne se coordonnent plus avec Washington en matière de coopération énergétique avec Moscou. Andris Piebalgs, le Commissaire européen à l’énergie, déclarait récemment à Radio Free Europe - Radio Libertyqu’il n’y avait aucune raison de douter de la fiabilité de la Russie en tant que fournisseur énergétique. Il en va de ses intérêts financiers de respecter ses promesses et «dans ce domaine, je pense que nous [l’UE] devons nous montrer positifs». Et, dans la foulée, de plaider pour une levée des sanctions américaines contre l’Iran car «ce pays possède un phénoménal potentiel en réserves énergétiques».

Les effets de ces différents facteurs sont combinés dans l’accord italo-russe annoncé à la veille du départ de Vladimir Poutine pour Zagreb. Selon les termes de cet accord, Gazprom et l’italien ENI sont convenus de construire un nouveau gazoduc appelé South Stream qui, pour un montant de 5,5 milliards de dollars, devrait permettre d’acheminer annuellement, de Russie en Europe, jusqu’à 30 milliards de m3 de gaz. Long de 900 kilomètres (son point de départ a été fixé à Beregovaïa), il franchira la mer Noire à une profondeur de 2 kilomètres pour atteindre la Bulgarie d’où il se divisera en deux branches alimentant respectivement d’un côté la Grèce et l’Italie du sud et de l’autre la Roumanie, la Hongrie, la Slovénie et le nord de l’Italie. Une sous-branche bifurquant de la Hongrie vers l’Autriche est également envisagée. La Russie et l’Italie sont également convenues d’en partager les coûts; les travaux, qui devraient démarrer début 2008, doivent s’achever en 2011.

Les experts américains viennent de réaliser brutalement qu’ils ne leur reste pratiquement plus aucune marge de manœuvre dans la course aux immenses réserves énergétiques d’Asie centrale. Privés d’accès à la source, ils constatent amèrement que Moscou a réussi à s’infiltrer au travers du «cordon sanitaire» que la diplomatie américaine avait patiemment érigé dans les Balkans.

L’art du kuzushi[2]

Le président Vladimir Poutine a, lors de son discours de Zagreb, souligné l’importance stratégique de ces derniers développements. Il a pointé du doigt le fait que, depuis 2006, hormis 59 millions de tonnes de pétrole, la Russie fournit plus de 73 milliards de m3 de gaz aux pays d’Europe du sud et du sud-est (ce qui équivaut à la moitié de ses exportations vers l’Europe occidentale). Conséquence logique de cet état de fait, le président russe souhaite développer des partenariats reposant sur le principe de «l’équilibre des intérêts».

Mettant en avant les différentes formes que pourrait revêtir la coopération énergétique russe -allant de la vente pure et simple de gaz au développement et à la mise en valeur des infrastructures de la zone Balkans-, il a annoncé un audacieux catalogue de projets balkaniques sur lesquels la Russie voudrait peser dans les années à venir: construction de facilités de stockage souterrain, développement d’un réseau de distribution de gaz en Macédoine, extension d’un réseau de tubes en Albanie, au Kosovo et dans le sud de la Serbie, prise de participations dans le capital des firmes de la région, modernisation des centrales électriques, reconstruction des infrastructures héritées de l’ère soviétique et la création de centres de transit régionaux.

En prenant comme exemple le secteur de l’électricité, il a brossé à grands traits sa propre vision d’un réseau électrique européen, tant de l’ouest que du centre et du sud, interconnecté et synchronisé avec les systèmes électriques des pays baltiques et ceux de la Communauté des Etats indépendants. Selon lui, ce projet «permettra de créer un véritable réseau pour les pays du bassin de la mer Noire et d’unir tous les pays européens de cette région au sein d’un marché commun de l’énergie».

Le quotidien russe Kommersant a ainsi résumé la situation: «Le gaz arrivera en Europe de différentes directions, au moyen d’un réseau de distribution performant, mais il restera exclusivement dans les mains de Moscou ou de pays sur lesquels le Kremlin entend jalousement garder ses prérogatives et exercer un contrôle strict et rigoureux».

L’essentiel du livre de Vladimir Poutine tourne autour du kuzushi, l’art de déséquilibrer son adversaire. Sur plusieurs pages rehaussées de dessins et schémas explicatifs, le président russe explique toutes les difficultés et subtilités de cette méthode. Washington n’a pas fini de se demander combien de kuzushis leur réserve Vladimir Poutine d’ici son départ du Kremlin, en mars 2008. Jusqu’au dernier jour de son mandat sans doute il méritera le surnom de Gaspoutine qui lui avait été attribué au plus fort de la crise gazière de janvier 2006 qui, tout en l’opposant à l’Ukraine, avait fait craindre le pire aux chancelleries occidentales pour les approvisionnements gaziers de l’Union européenne.

[1] Du nom du roi de Babylone, Nabuchodonosor II, qui restaura le réseau d’irrigation de son royaume.
[2] En judo on appelle kuzushi le mouvement qui vise à déséquilibrer l'adversaire.