Pologne: Greetings from Jerusalem Avenue!

Depuis plusieurs années, l’Holocauste et les relations judéo-polonaises sont un thème récurrent dans l’art polonais contemporain. Portraits de quelques artistes dont les œuvres luttent pour la mémoire et provoquent les consciences.


«Si nous examinons d'un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d'autres hommes nous les rappellent. On est assez étonné lorsqu'on lit les traités de psychologie où il est question de la mémoire, que l'homme y soit considéré comme un être isolé. [...] Cependant c'est dans la société que, normalement, l'homme acquiert ses souvenirs, qu'il se les rappelle, qu'il les reconnaît et les localise.» (Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, 1925).

Dès sa fondation aux environs de 1025, le royaume de Pologne est une terre d’accueil pour la communauté juive. De périodes bienveillantes en périodes plus frileuses, il devient l’un des pays les plus accueillants pour les Juifs persécutés et chassés d’Europe occidentale. Cette tolérance est mise en question avec le partage de 1795 entre la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie, puis durant la Seconde Guerre mondiale. L’Holocauste, perpétré par les nazis sur le sol polonais, met à mal la cohabitation entre les deux peuples. Par la suite, le régime communiste préfère occulter le passé, voire exacerber un nationalisme antisémite ravivé lors du pogrom de Kielce en 1946 et l’exode forcé d’environ 25.000 Juifs entre 1968 et 1970.
Il faut attendre le retour de la démocratie en Pologne pour qu’un travail de mémoire prenne forme dans la douleur, les peurs, les préjugés et les incompréhensions. L’histoire des relations Juifs-Polonais est complexe et noueuse mais, depuis 20 ans, en Pologne, de nombreux artistes tels que Piotr Uklanski, Miroslaw Balka, Zbigniew Libera, Joanna Rajkowska, Artur Zmijewski ou encore Rafal Jakubowicz tentent de la sonder jusque dans son présent, à travers leurs œuvres.

Joanna Rajkowska, les espaces de la mémoire enfouie

Joanna Rajkowska est née en 1968 à Bydgoszcz, petite ville du nord de la Pologne. Elle a ensuite étudié aux Beaux-arts de Cracovie.
Cette artiste travaille souvent dans l’espace public, installant ses œuvres éphémères ou pérennes dans des lieux marqués par une histoire forte. En s’impliquant dans ces espaces, elle cherche à faire ressurgir des conflits latents, pour enrayer l’oubli et réactiver une pensée. Rajkowska a réalisé plusieurs œuvres liées à la relation judaïcité-Pologne, dont Literatura Patriotyczna («Littérature Patriotique»), Maja Gordon jedzie do Chorzowa(«Maya Gordon se rend à Chorzow»), Dotleniacz («Oxygénateur») et Greetings from Jerusalem Avenue!.

Avec «Littérature Patriotique» (installation, 2006), l’artiste s’attaque de front à des publications antisémites vendues il y a quelques années encore par la librairie Antyk dans les sous-sols de l’église catholique de la place Grzybowski, située dans l’ancien ghetto juif de Varsovie. Rajkowska en réimprime la couverture à l’envers, comme le reflet dans un miroir, puis éparpille des exemplaires sur un canapé dans une pièce d’ambiance douce et feutrée. L’ensemble provoque le malaise, voire l’écœurement, entre la virulence affichée des écrits antisémites et l’espace dans lequel ils se trouvent, si volontairement détendu, invitant au calme, à la décontraction et au bien-être.
Dans Maja Gordon Jedzie Do Chorzowa («Maya Gordon se rend à Chorzow») (vidéo, 2006), Rajkowska filme le voyage d’une femme juive de 58 ans, née en Pologne, mais l’ayant quittée en 1957. Cette femme décide, en 2006, de revenir sur les traces de son passé, de son ancienne maison, de son histoire personnelle. Elle se distingue ainsi de la plupart des Juifs venant explorer les traces de leur passé douloureux en Pologne, et qui font généralement le même parcours, entre camps de concentration, cimetières et derniers fragments de quartiers martyrisés. Ils ont rarement le temps d’établir un contact avec le pays, ou d’effectuer une recherche fine et approfondie sur leur famille.
Pour réaliser Greetings from Jerusalem Avenue!, créé en 2002 au retour d’un voyage en Israël, Joanna Rajkowska souhaite planter une rangée de vrais palmiers sur les Allées de Jérusalem, grande avenue de Varsovie, dont l’origine du nom remonte à 1772. A cette date, August Sulkowski et Jozef Potocki, protecteurs de la communauté juive, établirent des accords autorisant les Juifs à s’installer dans une nouvelle partie de la ville, baptisée alors «Nouvelle Jérusalem». Pour des raisons techniques et financières, toutefois, le projet de Rajkowska est réduit à l’artefact d’un seul arbre, en sculpture réalisée par moulage. Haute de 15 mètres, celle-ci est très réaliste et l’illusion est parfaite. Elle permet au palmier, arbre du soleil, de faire son apparition en plein hiver 2002 dans la capitale polonaise.


Greetings from Jerusalem Avenue!, Joanna Rajkowska, 2002. Source photographie : www.rajkowska.com

En juin 2007, enfin, Rajkowska fait creuser, sur la place Grzybowski à Varsovie, un étang d’un mètre de profondeur et d’environ 150 m² nommé «Oxygénateur», qui reste en place deux mois. Des dispositifs y émettent des bulles et créent une légère brume à la surface de l’eau, une façon pour l'artiste d’insuffler un peu d'air à ce lieu chargé d’histoire mais laissé à l’abandon, et de recréer un espace de pensée dans le vacarme de la ville.

Greetings from Jerusalem Avenue! et «Oxygénateur» sont emblématiques du travail de Rajkowska. L’artiste s’est emparée de fragments de l’histoire pour nourrir des œuvres installées dans l’espace public, assumant totalement la difficulté d’être exposée en dehors d’une galerie ou d’une institution. Elle se heurte ainsi à l’articulation fragile des mémoires individuelles et collectives. Ces deux projets in situ se sont retrouvés au centre des débats politiques, suscitant autant la révolte que l’enthousiasme. Des groupes se sont constitués pour que les installations de Rajkowska deviennent pérennes, ce qui a été le cas du palmier, après bien des batailles.


«Oxygénateur», Joanna Rajkowska, 2007. Source photographie : www.rajkowska.com

Rafal Jakubowicz, l’immuabilité de l’histoire

Né en 1974 à Poznan où il a fait ses études, Rafal Jakubowicz y a créé quelques œuvres touchant à l’Holocauste. Il réalise ainsi au début des années 2000 Seuchensperrgebiet (2002), Arbeitsdisziplin (2002) et Plywalnia(«Piscine») (2003).

Arbeitsdisziplin se compose d’une vidéo, d’un caisson lumineux et d’une carte postale. Dans la vidéo, un gardien en uniforme se promène derrière la clôture qui entoure l’usine Volkswagen de la ville. Le caisson lumineux et la carte postale, eux, présentent des vues récentes de la firme apparaissant derrière des fils barbelés. Par ce travail, Jakubowicz pointe du doigt ces entreprises qui, dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale, travaillèrent pour la machine de guerre nazie. Elles y bénéficièrent des largesses du pouvoir et de sa législation inhumaine du travail. L’œuvre de Jakubowicz fut censurée suite à des pressions de l’entreprise sur les autorités locales.
Ne se décourageant pas, l'artiste réalise en 2002 une autre œuvre abordant le thème de l’Holocauste, dans laquelle il place, sur des panneaux d'affichage public, une inscription qui semble énigmatique –«Seuchensperrgebiet»-, et qui signifie: «Territoire menacé d’épidémies». Cette inscription fait référence à celle qui, durant la Seconde Guerre mondiale, était apposée devant les ghettos juifs. Jakubowicz réutilise d’ailleurs une police de caractère qui rappelle les machines à écrire allemandes de l’époque. L'inscription crée le trouble car, tout en suggérant la présence d’une épidémie, elle dénonce l’oubli ou le refoulement de l’histoire.
Enfin, dans une autre œuvre, le 4 avril 2003, Jakubowicz organise une action dans la piscine municipale de Poznan. Par vidéo-projection, il fait apparaître, sur la façade du bâtiment, une inscription en hébreu signifiant «piscine». L’acte de Jakubowicz vise à rappeler que soixante ans plus tôt, le même jour, une synagogue était transformée en piscine par les forces allemandes. La piscine fonctionne encore aujourd’hui, on y vient nager et s’amuser, dans l’oubli de la mémoire des lieux.

Dans toutes ces œuvres, Jakubowicz travaille sur les limites de l’indifférence, dénonce les dangers de l’oubli, réactive la mémoire des espaces et des lieux.

Artur Zmijewski, le corps de l’autre

Artur Zmijewski est né en 1966. Il a étudié aux Beaux-arts de Varsovie avec Grzegorz Kowalski. Dans ses œuvres, il s’attaque souvent à des sujets difficiles, presque tabous, qui mettent aux prises avec autrui, en touchant par exemple à des questions de corps, de handicap ou de mémoire. Pour cela, il part à la rencontre de personnes concernées par son sujet, et qu’il souhaite mettre en scène dans son projet. La vidéo lui permet de rendre compte du processus de ses œuvres. Artur Zmijewski a réalisé plusieurs œuvres approchant le thème de l’Holocauste, comme Pielgrzymka («Pèlerinage») (2003), Lisa (2003), ZeppelintribÜne (2002), Berek (1999), Our Songbook(2003) et 80064 (2004).

Pour Our Songbook, en 2003, il se rend dans un hospice de Tel-Aviv à la rencontre de Juifs polonais ayant émigré après la Seconde Guerre mondiale. Il leur demande de chanter des chansons de leur enfance. Malgré la difficulté à se souvenir qui se lit sur leurs visages, ils entament alors des airs traditionnels polonais. L’artiste nous renvoie ainsi à la fragilité de la mémoire collective et à l’inexorable altération des mémoires individuelles.
L’œuvre intitulée 80064, quant à elle, est un projet particulièrement difficile à recevoir puisqu’il se situe aux antipodes d’une approche compassionnelle de l’art. En 2004, en Autriche, Zmijewski est invité à participer à une exposition consacrée aux conditions de restauration de documents d’archives liés aux camps d’extermination. Certains originaux sont restaurés, et plusieurs artistes invités à créer des œuvres spécifiques. Artur Zmijewski part alors à la recherche d’un survivant d’Auschwitz, Jozef Tarwana. Il propose à cet homme, devenu très âgé, de rénover le tatouage de son numéro de prisonnier inscrit sur son bras. L’homme hésite mais finalement accepte. L’artiste filme la rencontre, les hésitations et l’accord de son «modèle». Zmijewski sait qu’il fait revivre à cet homme un douloureux souvenir. Mais il réussit à le convaincre de l’inacceptabilité de l’effacement et de l’oubli, et que son tatouage est un patrimoine vivant qui peut participer très fortement à la construction de la mémoire. Le projet de Zmijewski est néanmoins refusé pour l’exposition autrichienne.

Pendant des siècles les artistes se sont attachés à peindre des sujets tels que la vie religieuse ou politique, les scènes mythologiques, les couronnements, les batailles... La modernité s’est ensuite dégagée du récit pour rechercher une pureté de l’art à travers la forme. Cependant, depuis les années 1960-1970, l'édification de l’art par l’histoire, la forme et le récit est réapparue. Des artistes de renommée internationale comme Jochen Gerz, Christian Boltanski ou Alfredo Jaar se sont distingués à cet égard.
En Pologne, les œuvres de Rajkowska, Jakubowicz et Zmijewski se sont elles aussi nourries de fragments de l’histoire. Ces œuvres se situent à la croisée de l’art et du politique. Elles suscitent de vives réactions qui vont parfois jusqu’à la censure ou la menace de destruction, quand bien même elles explorent des questions cruciales. Elles viennent ébranler les constructions sociales de nos mémoires individuelles et, avec une certaine radicalité, constituent une réponse possible à la violence de l’histoire.

* Delphine SUCHECKI est historienne de l’art
Photos extraites de: www.rajkowska.com