Les élections parlementaires d’octobre 2023 ont rebattu les cartes de la scène politique polonaise. Le parti national-conservateur Droit et Justice (PiS, Prawo i Sprawiedliwość), au pouvoir depuis 2015, a cédé la place à une nouvelle coalition menée par l’ancien Premier ministre Donald Tusk (2007-2014). L’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, composé de la Coalition civique (KO, Koalicja Obywatelska, libérale et europhile), de Troisième voie (TD, Trzecia Droga, agraire, conservateur et libéral) et de La Gauche (Lewyca, gauche progressiste), n’est pas sans conséquences pour les priorités en matière de politique de défense.
Succédant à Mariusz Błaszczak, le nouveau ministre de la Défense Władysław Kosiniak-Kamysz (Parti paysan polonais) a d’emblée confirmé la poursuite de la modernisation et du développement de l’armée polonaise, qu’avait amorcés son prédécesseur. « Les divergences politiques ne peuvent occulter l’objectif le plus grand, qui est la communauté nationale », a-t-il déclaré dès sa prise de fonction, rappelant que l’unité sur ces questions était nécessaire dans le contexte de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine.
Ainsi, Varsovie maintient son objectif qui consiste à porter les dépenses de défense du pays à 4 % du PIB (3,8 % en 2023) et à doubler la taille de ses forces terrestres. L’ambition est de faire de la Pologne un rempart de l’OTAN contre la Russie en Europe centrale et orientale.
Le changement dans la continuité
Globalement, durant la période où le PiS a assuré le pouvoir (2015-2023), la Pologne a connu un développement et une modernisation de ses Forces armées, notamment de sa composante terrestre. Face à l’imminence de la menace russe, l’objectif est de faire de l’armée de terre polonaise la première armée d’Europe dans les prochaines années. Sur l’initiative de l’ancien ministre de la Défense M. Błaszczak, cette période a été marquée par la création en 2017 d’une force de défense territoriale (WOT, Wojska Obrony Terytorialnej). En 2023, cette force comprenait plus de 40 000 soldats. C’est au cours de ces mêmes années que Varsovie s’est engagé dans l’acquisition d’un système de défense aérienne multicouche, dans la modernisation de l’armée de l’Air polonaise (avec, notamment, l’acquisition de F-35) et dans la constitution d’une force blindée, grâce à la signature de contrats avec les États-Unis (achat de chars M1 Abrams) et avec la Corée du Sud (achat de chars K2). Les effectifs ont également connu une embellie, passant de 96 000 soldats au 31 décembre 2014 (répartis dans trois divisions : la 11ème division de cavalerie blindée, la 12ème division mécanisée et la 16ème division mécanisée) à environ 197 000 soldats en 2023.
Dès leur arrivée au pouvoir fin 2023, les nouvelles autorités en charge des questions de défense et de sécurité nationale ont inscrit les objectifs de la nouvelle coalition dans la continuité de ceux de l’équipe sortante. W. Kosiniak-Kamysz a d’emblée assumé cet héritage, annonçant qu’aucun changement majeur n’était envisagé au sein des Forces armées polonaises : « Cela créerait du chaos en temps de guerre », a-t-il estimé, ajoutant que « les rumeurs qui disaient que la Coalition civique couperait le budget de la défense ou annulerait des contrats étaient de la propagande électorale du PiS ».
Confirmant cette orientation, le chef d’état-major de l’armée polonaise, le général Wiesław Kukuła, a déclaré que son objectif était de préparer le pays à la défense en atteignant les effectifs de 300 000 soldats répartis structurellement en six divisions. Selon lui, cet effectif et cette disposition sont parfaitement réalistes face au défi posé par une Russie qui aurait élargi ses effectifs à 1,5 million de soldats et qui consacrerait plus de 6 % de son PIB à la défense.
Le gouvernement de D. Tusk a également hérité d’un certain nombre de contrats importants conclus avec la Corée du Sud en vue de l’achat d’avions d’attaque légers FA-50, d’obusiers K9, de chars K2 Black Panther et d’artillerie K239 Chunmoo. Le nouveau ministre de la défense, là encore, a rapidement dissipé les rumeurs diffusées par le PiS et selon lesquelles la nouvelle équipe pourrait rompre les contrats coréens. W. Kosiniak-Kamysz s’est enorgueilli de ne pas vouloir répéter les erreurs du gouvernement précédent, allusion à l'annulation, en 2016, du contrat d’achat d’hélicoptères français Caracal, qui avait jeté un froid dans les relations bilatérales entre Paris et Varsovie.
La Marine, une nouvelle priorité ?
Malgré la présence de sa façade maritime, l’importance accordée à la mer reste faible dans la conscience sociale polonaise(1). Par sa géographie, son histoire et ses relations extérieures, la Pologne demeure une nation essentiellement « terro-centrée », n’ayant pas possédé d’empire colonial et dépourvue d’une forte tradition maritime. Les menaces qui ont pesé sur la Pologne au cours de son histoire sont, il est vrai, toujours venues de ses frontières terrestres, ce qui s’explique par la nature enclavée du pays et son absence d’obstacles montagneux. L’environnement militaire du pays reste marqué par cette vision : la marine demeure le parent pauvre des Forces armées polonaises.
La Marine polonaise, dotée de moyens réduits, vieillissants et disparates, a ainsi longtemps eu du mal à s’imposer, même dans les limites de la mer Baltique. Ses deux principales unités de surface – les frégates de la classe Pułaski – sont des anciennes frégates américaines de la classe Oliver Hazard Perry, acquises au début des années 2000 mais datant des années 1980. La Marine polonaise exploite également un sous-marin ex-soviétique de la classe Kilo, dont le bilan opérationnel est mitigé. Elle dispose enfin d’un ensemble de navires de patrouille et de combat côtier : les seuls bâtiments modernes sont le patrouilleur ORP Ślązak et les navires chasseurs de mines Kormoran II.
Pièce maîtresse de la modernisation maritime de la Pologne, le programme Miecznik (Espadon en polonais), lancé en 2012 par l’ancien gouvernement de D. Tusk, prévoit la construction en Pologne, à Gdynia, de trois frégates polyvalentes pour la Marine polonaise. Le modèle sélectionné est basé sur la frégate Arrowhead 140 (connue sous le nom de Type-31 au Royaume-Uni) du constructeur britannique Babcock. Ces frégates de plus de 140 mètres de long devront assurer la défense maritime de la Pologne, la sécurité des routes maritimes et des infrastructures énergétiques polonaises mais aussi accomplir des missions au sein des équipes permanentes des navires de l’OTAN. La première frégate Miecznik devrait entrer en service en 2029.
La priorité accordée par le nouveau gouvernement polonais à la modernisation de la Marine a été soulignée par W. Kosiniak-Kamysz lors de la cérémonie de pose de la quille de la première frégate Miecnzik, l’ORP Wicher, en février 2024 à Gdynia : « De nombreux achats ont déjà été effectués pour les Forces terrestres. Nous pouvons désormais compter sur l'armée de l'air, sur la défense antiaérienne et antimissile. Face aux diverses menaces, la protection des infrastructures critiques, des voies de transport ainsi que de la défense côtière sont également importantes. »
Cet intérêt manifesté pour la Marine s’est aussi matérialisé par la voix du nouveau chef du bureau de la Sécurité Nationale (BBN, Biuro Bezpieczeństwa Narodowego, équivalent de notre SGDSN) Jacek Siwiera, qui a déclaré vouloir réouvrir le port militaire de la péninsule de Hel située au nord-est de Gdynia : la remise en opérations de ce port qui dispose déjà d’infrastructures et de connexions logistiques (réseaux ferroviaire et énergétique notamment) répondra aux besoins des nouvelles frégates polonaises et entrera dans le processus de préparation de la Marine polonaise, en coopération avec l’OTAN.
Si les projets maritimes de la Pologne se concrétisent, ils permettront à Varsovie de jouer un rôle plus important dans l’environnement maritime en pleine mutation de la mer Baltique, où la défense maritime est désormais l’objet de toutes les attentions. La Finlande, la Suède et l’Allemagne, en particulier, y améliorent leurs capacités, tandis que les États baltes y renforcent leurs capacités de défense côtière et de lutte antimine.
La composante satellitaire
La modernisation des Forces armées polonaises passe également par le renforcement des secteurs de pointe. Lors de la Commission parlementaire de la défense du 8 janvier 2024, le ministre de la Défense a ainsi annoncé le lancement de projets visant à doter le pays d’une composante satellites qui pourra fonctionner grâce à l’acquisition de satellites de reconnaissance. En effet, en décembre 2022, l’Agence de l’armement représentant le Trésor public et l’industriel Airbus Defence & Space avaient signé un contrat pour la fourniture de deux satellites d’observation dotés d’une station de réception.
Les systèmes satellitaires objets du contrat permettront l'acquisition de données de renseignement par image (IMINT) avec une précision de 30 cm (la spécification détaillée du système est une information classifiée). La valeur totale du contrat est d'environ 575 M€ et le lancement des satellites polonais doit intervenir d'ici 2027.
Partageant des frontières avec le Bélarus, l’exclave russe de Kaliningrad et l’Ukraine, la Pologne est bien consciente que le renforcement et la modernisation de ses Forces armées joueront un rôle vital à la fois dans la préparation à une éventuelle agression russe mais aussi dans la transformation de l’OTAN. En l’occurrence, alors que la Pologne possède déjà une solide base industrielle et technologique de défense (BITD) et qu’elle accueille nombre d’entreprises européennes et américaines, elle pourrait, avec son investissement accru, se trouver en position de pivot régional de la production militaire. À l’heure où la BITD européenne est objet de nombreuses préoccupations, la position géographique de la Pologne ainsi que son vaste réseau de connexions routières et ferroviaires pourraient se révéler d’une importance cruciale.
Note :
(1) Rafał MIĘTKIEWICZ, « Polish Navy in Security of Strategic Fossil Fuels Supplies – Adequate Ships », Humanities and Social Sciences Research Journal, n° 28, 2021, p. 102.
Vignette : Journée des Forces armées polonaises, 15 août 2023 (copyright : ministère polonais de la Défense).
* Ronan Corcoran s’intéresse aux questions sécuritaires en Europe orientale et septentrionale. À ce titre, il a travaillé pour les ambassades de France en Lettonie et en Pologne, ainsi qu’à l’État-major des Armées.
Pour citer cet article : Ronan CORCORAN (2024), « Pologne : le renforcement des Forces armées en ligne de mire », Regard sur l'Est, 10 juin.