Pologne-Ukraine : des relations bilatérales redéfinies par la guerre

Le soutien massif et sans ambiguïté apporté par la Pologne à l’Ukraine depuis que celle-ci a été envahie par la Russie a suscité en Pologne un débat sur l’avenir des relations entre Varsovie et Kyiv. Au-delà de leur dimension bilatérale et face à l’impérialisme russe, ces relations apparaissent de plus en plus comme déterminantes pour l’avenir politique de l’Europe centrale, voire du continent.


DrapeauxDepuis le début du conflit, Varsovie a consacré un effort considérable pour aider l’Ukraine : en matière militaire, la Pologne lui a fourni près de 200 chars T-72, 18 obusiers automoteurs Krab et plusieurs missiles sol-air de très courte portée Piorun, pour un montant estimé à 1,7 milliard de dollars en juin 2022(1). Sur les 7 millions d’Ukrainiens qui ont fui leur pays depuis le 24 février, environ 1,4 million s’étaient inscrits pour une protection temporaire en Pologne à la date du 12 septembre 2022, hissant la Pologne au rang de premier pays européen en nombre de réfugiés accueillis(2).

La guerre, prétexte à un approfondissement de la relation bilatérale

Ce fort engagement en faveur de l’Ukraine répond à la fois à un élan de solidarité et aux problématiques propres à la Pologne, qui perçoit la Russie comme la principale menace pour sa sécurité. Sur la scène politique polonaise, la guerre lancée par la Russie permet en outre de faire oublier les problématiques intérieures, au profit du narratif sur l’unité nationale. Paradoxalement, cette guerre offre un répit dans un paysage politique particulièrement divisé depuis l’arrivée au pouvoir du PiS (Droit et Justice) en 2015.

Vu de Kyiv, l’approfondissement des relations avec la Pologne est perçu comme un moyen de s’arrimer davantage aux instances euro-atlantiques. Lors d’un discours prononcé à la Sejm en mars 2022, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déclaré : « Il n’y a plus de frontière entre la Pologne et l’Ukraine » et, avec les pays baltes, « nous sommes 90 millions », justifiant ainsi la solidarité et le besoin d’une forte intégration régionale entre anciens États du bloc socialiste. Il convient de mentionner à ce titre que Kyiv participe depuis 2020 au Triangle de Lublin, une plateforme de coopération régionale regroupant la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine, et qui, en promouvant l’intégration de la dernière à l’UE et à l’OTAN, a le potentiel de fournir un cadre de coopération trilatérale.

Le fardeau de l’Histoire

Si la nouvelle politique impériale de la Russie a indéniablement renforcé la relation bilatérale polono-ukrainienne, elle n’a pas pour autant effacé le passé qui pèse sur les deux pays, en lien avec le souvenir de la Seconde Guerre mondiale. Les Polonais n’ont pas oublié les épurations ethniques en Volhynie en 1943, et en Galicie en 1944, qui ont coûté la vie à près de 100 000 civils polonais. Ces massacres ont été commis par des nationalistes ukrainiens de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), bras armé de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) luttant pour la création d’un État ukrainien indépendant. En réponse à ces massacres, la résistance polonaise assassina environ 20 000 civils ukrainiens dans la région de Chełm.

Mais l’Histoire a également montré aux Ukrainiens et aux Polonais qu’ils avaient davantage à gagner en s’unissant plutôt qu’en s’opposant. Ainsi, entre 1918 et 1920, les deux nations ont tenté de créer des États indépendants en se libérant de la domination des empires centraux. Connivence de courte durée, alors que des revendications territoriales concurrentes ont conduit à la guerre polono-ukrainienne pour la Galice orientale. La guerre polono-ukrainienne qui a suivi s'est terminée de manière non concluante et a conduit à la partition de l'Ukraine, principalement entre Pologne et Union soviétique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le conflit entre les Polonais et les Ukrainiens a affaibli les deux camps face à l’Allemagne et à l’URSS, facilitant la soumission des deux peuples après la guerre.

Lors de l’éclatement de l’URSS en 1991, de nouveaux schémas de coopération ont été imaginés, contribuant à effacer les anciennes oppositions. Le changement de la politique de Varsovie à l’égard de Kyiv a été remarqué lorsque la Pologne fut la première à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine, dès août 1991. Ainsi, même si les débats historiques persistaient, la relation bilatérale polono-ukrainienne était globalement apaisée, tournée vers l’Europe.

Quel avenir pour les relations bilatérales polono-ukrainiennes après la guerre ?

Si la fin de la guerre n’est pas encore visible, il n’en est pas moins nécessaire de se projeter afin de préparer l’après-conflit : dès mai 2022, s’exprimant devant le Parlement ukrainien, le président polonais Andrzej Duda a proposé un nouveau traité d’amitié fixant les relations bilatérales pour 50 ans, à l’image du traité de l’Élysée signé en 1963 entre la France et l’Allemagne.

Le débat intellectuel en Pologne au sujet de ces futures relations a permis de mettre en lumière deux visions politiques. La première propose de reconstituer une sorte de fédération polono-ukrainienne faisant écho au passé politique de la Pologne, et notamment à la République des Deux Nations formée par le royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie entre 1569 et 1795. État fédéral avant l’heure, cette République abolissait les divisions internes entre la Pologne et la Lituanie et fondait une communauté politique basée sur la coopération. Aujourd’hui, l’impérialisme russe a fait réapparaître la nécessité d’une coopération entre nations égales face à une menace commune ; ce principe avait précisément été à la base de l’Union polono-lituanienne.

Cette fédération polono-ukrainienne moderne est défendue par plusieurs personnalités polonaises. Paweł Kowal, député de la Coalition civique (KO), a ouvertement posé la question au cours d’un entretien qu’il a accordé au quotidien Rzeczpospolita : « En tant que Polonais, sommes-nous prêts à accepter un Ukrainien comme président de la Pologne ? »(3). L’analyste politique Marek Budzisz, lui, pointe un changement majeur dans la perception ukrainienne de la position de la Pologne et du futur partenariat, appelant à préparer le terrain pour une prochaine unification de la Pologne et de l’Ukraine en un seul État : une déclaration prenant pour modèle celle des fondateurs de l’Union européenne devrait être proclamée, afin de fournir la base de l’unification (sic)(4). Bartłomiej Sienkiewicz, ministre de l’Intérieur de 2013 à 2014 et affilié à la Plateforme civique (PO), propose, quant à lui, de créer après la guerre une nouvelle République des Nations, sous la forme d’une union ou d’une fédération(5).

Ces déclarations se heurtent toutefois à divers obstacles : ne s’agirait-il pas d’une proposition éthiquement douteuse face au sacrifice consenti actuellement par les Ukrainiens pour la défense de leur souveraineté ? L’hypothèse selon laquelle l’Ukraine a besoin d’une fédération avec la Pologne n’est étayée par aucun fait, mais plutôt par le souhait de ceux qui voient la Pologne comme un leader régional. Enfin – et surtout –, cette idée ne circule absolument pas dans le débat public en Ukraine, où personne ne lutte, actuellement, pour une fédération.

Ainsi, il semble plus probable que les deux pays s’accordent après la guerre pour redéfinir leur relation bilatérale par un traité qui aurait une portée comparable à celle du traité de l’Élysée. Les traités franco-allemands de l’Élysée (1963) et d’Aix-la-Chapelle (2019), certes incomparables par essence au regard des relations bilatérales historiques entre deux pays anciennement en guerre ou solidaires, ont tenté de créer une relation privilégiée entre France et Allemagne, tout en s’inscrivant dans le processus d’unification politique du continent européen. Un traité polono-ukrainien tenterait vraisemblablement, outre d’ouvrir de nouvelles relations entre deux pays qui partagent notamment une perception commune de la menace, de promouvoir l’intégration de l’Ukraine dans l’UE et dans l’OTAN.

Les questions de sécurité et de défense devraient être la pierre angulaire de ce traité, garantissant à l’Ukraine une coopération dans les secteurs de l’armement, de l’échange d’expériences et de la formation. Une clause de bon voisinage, avec la création de nouveaux partenariats avec les pays européens, serait est aussi une priorité. On soulignera à ce sujet que, lors du dernier Sommet de l’Initiative des Trois Mers (ITM) à Riga du 20 au 21 juin 2022, l’Ukraine a obtenu le statut de partenaire, une étape supplémentaire vers la participation à ce projet. En principe, l’adhésion complète à l’ITM est réservée aux membres de l’UE mais, en tant que partenaire participant, l’Ukraine pourrait développer des coopérations dans ce cadre, par exemple sur l’énergie, le projet de réseau routier Via Carpathia ou l’intégration du système ferroviaire au réseau européen(6).

Ces différents scénarios sont, bien évidemment, conditionnés à la fin de la guerre. Or, quelles qu’en soient les conditions, il est probable que l’Europe centrale se trouvera alors au cœur des dynamiques européennes. L’axe d’intégration Varsovie-Kyiv a dès lors de fortes chances d’acquérir un poids significatif.

 

Notes :

(1) Alicja Ptak, « Poland has given Ukraine military aid worth at least $1.7bn, expects allies to help fill the gaps », Notes from Poland, 15 juin 2022.

(2) Jakub Wojas, « Federacja polsko-ukraińska: czy jesteśmy na nią skazani ? » (Fédération polono-ukrainienne : y sommes-nous condamnés ?), Kurier Historyczny, 1er juillet 2022.

(3) « Kowal: Trzeba było pozwolić, żeby Rosja się rozpadła » (Kowal : il aurait fallu laisser la Russie s'effondrer), Rzeczpospolita, 29 avril 2022.

(4) Marek Budzisz, « Pora na postawienie kwestii polsko – ukraińskiego państwa federacyjnego. Potrzebne są odważne decyzje » (Il est temps de mettre sur la table la question d'un État fédéral polono-ukrainien. Des décisions audacieuses sont nécessaires), wPolityce, 6 juin 2022.

(5) Bartłomiej Sienkiewicz, « Rzeczpospolita Polska czy Rzeczpospolita Narodów? » (La République de Pologne ou la République des Nations), Kultura Liberalna, 31 mai 2022.

(6) Aleksandra Krzysztoszek, « Ukraine becomes ‘participating partner’ of Three Seas Initiative », Euractiv, 21 juin 2022.

 

Vignette : portalkomunalny.pl.

 

* Ronan CORCORAN (@R_Corcoran) s’intéresse aux questions sécuritaires en Europe du Nord et en Europe orientale. À ce titre, il a travaillé pour les ambassades de France en Lettonie et en Pologne, ainsi qu’à l’État-major des Armées.

244x78