Pologne: Un pays en manque de maternelles

La réforme du système éducatif proposée par la ministre Katarzyna Hall, dont le lancement serait prévu pour septembre 2009, a été votée le 23 janvier dernier au Parlement et est désormais soumise à l’approbation du Sénat. Cette réforme a causé de sérieux remous dans la société polonaise (voir notre article du 1er décembre 2008).


L’avancée de l’âge obligatoire de scolarité –qu’elle fixe à six ans- a particulièrement mobilisé les parents d’élèves car, entre autres préoccupations, elle relance le débat sur l’insuffisance des infrastructures préscolaires dans le pays.
En souhaitant avancer l’ensemble de la scolarité des jeunes Polonais d’un an, la ministre de l’Education avait clairement évoqué la nécessité d’universaliser l’enseignement préscolaire, à l’image de nombreux pays européens. Alors qu’en moyenne 84% des enfants de l’UE passent par la maternelle (presque 100% dans des pays comme la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark, la France ou la Hongrie, ne serait-ce que pour quelques heures par semaine), seuls 28% des 3-5 ans polonais y sont inscrits, et pas même 15% dans les zones rurales. Le pays présente l’un des taux les plus faibles de l’Union.
Par ailleurs, dans la plupart des pays de l’OCDE, les dépenses publiques pour l’éducation préscolaire des 3-6 ans dépassent 0,4% du PIB (atteignant jusqu’à 0,7% dans les pays scandinaves)[1]. En Pologne, on estime que ces dépenses sont au moins de moitié inférieures à cette moyenne.

L’importance de l’éducation préscolaire sur le développement des individus, et donc de la société, est pourtant soulignée par de nombreuses études, notamment américaines. L’éducation préscolaire conditionne fortement la réussite professionnelle, familiale et sociale. Par exemple, elle augmente les chances d’achever des études supérieures, d’obtenir un poste à responsabilités et un salaire élevé (selon un rapport de la Banque mondiale, une année de maternelle à elle seule augmente la rémunération future de 7 à 12%). Etre allé en maternelle diminue de moitié la probabilité d’être soumis à l’assistance sociale à l’âge adulte, réduit les risques de santé, de pauvreté et d’exclusion (deux fléaux se perpétuant souvent entre générations, en particulier dans les zones rurales).
En outre, l’accès à l’éducation préscolaire pour les enfants permet aux femmes de demeurer sur le marché de l’emploi ou d’y participer plus activement. L’objectif d’accueil dans des structures préscolaires pour 90% des enfants situés entre trois ans et l’âge de la scolarité obligatoire, fixé par le sommet européen de Barcelone en 2002 (pour chaque Etat membre), a d’ailleurs été pensé comme un moyen de mieux concilier vie professionnelle et familiale. Universaliser l’éducation préscolaire contribue enfin à égaliser les chances, d’autant que les parents ne disposent pas des mêmes moyens pour éduquer leurs enfants durant cette période cruciale de leur vie. Selon des études américaines, l’investissement mis par les pouvoirs publics dans ce secteur engendre un bénéfice –en terme de capital social- de huit fois supérieur au coût engagé (trois fois seulement dans le cas de l’éducation obligatoire).

Malgré cela, la Pologne semble tout juste prendre conscience de l’importance d’investir dans ce domaine. L’avancée de la scolarité obligatoire, telle que prévue par le ministère de l’Education (MEN), a ravivé les craintes des parents sur la capacité des petits à intégrer l’école primaire, et certains d’entre eux, par anticipation, s'étaient empressés d'inscrire leur enfant de cinq ans en classe «zéro»[2] pour cette année. Car si tous s’accordent sur le besoin renforcé de préparer les enfants (en les habituant à l’univers scolaire et au contact avec des enfants du même âge), force leur est de constater le cruel manque d’infrastructures préscolaires dans le pays. Sur ce point, le territoire est loin d’être homogène: la Podlachie (région frontalière du Nord-Est) est la plus désœuvrée, puisqu’on y trouve une place en maternelle pour douze enfants. Suivent les voïvodies (équivalent polonais des régions) de Poméranie occidentale et de Lubusz à l’Ouest (une place pour plus de sept enfants), puis celle de Lublin, à l’Est. Les mieux pourvues sont les régions d’Opole et de Silésie, au Sud-Ouest (on y trouve une place pour moins de deux enfants).

L’état préoccupant des campagnes

Les grandes villes ne sont pas épargnées par le manque de maternelles (environ 3.000 enfants de Varsovie et de Wroclaw, un millier à Lodz, ne peuvent s’y inscrire), pourtant, ce sont les campagnes qui connaissent la situation la plus préoccupante.
L’éducation préscolaire y a particulièrement souffert des réformes entreprises dans les années 1990. Les communes (gminas) se sont retrouvées responsables de ce secteur, qu’elles doivent financer sur leur budget général. Faute de moyens et compte tenu du faible nombre d’élèves, presque un tiers des maternelles (environ 4.000) ont été liquidées (dans certaines régions cela a concerné plus de la moitié des écoles, en Podlachie plus des trois quarts). On comptait, en 2005, 7.746 écoles maternelles en Pologne, parmi lesquelles seulement 2.595 dans les zones rurales[3]. Aujourd’hui, plus de 500 communes ne disposent d’aucune structure préscolaire. Quant aux établissements épargnés par les fermetures, ils s’avèrent souvent trop éloignés des habitations, et d’autant moins accessibles que les réseaux de transport scolaire sont inexistants.
Dans les campagnes plus qu’ailleurs, l’accès à une éducation de qualité et à l’enseignement préscolaire est un moyen de lutter contre la pauvreté, car les enfants y sont davantage exposés (au sein des 12% de la population polonaise vivant dans des conditions d’extrême pauvreté –soit en dessous du minimum vital-, 28% sont des enfants âgés de 0 à 14 ans, et 40% des jeunes de 15 à 19 ans. Les enfants très pauvres représentent 4% du total de la société, plus de la moitié d’entre eux étant des ruraux).

Durant les débats qui ont entouré la réforme, plusieurs voix, au sein des partis politiques, des parents d’élèves, des syndicats ou des éducateurs, s’étaient exprimées en faveur d’un délai supplémentaire de deux ou trois ans, qui aurait permis de consolider l’offre en maternelles, notamment dans les campagnes. Si le MEN a refusé cette idée, il s’est engagé à résoudre le problème d’ici un peu plus d'un an, au moins pour les enfants de cinq ans (qui désormais intègreront le primaire l’année suivante). En 2010, chaque enfant de cet âge devra pouvoir trouver une structure d’accueil, et bénéficier d’un transport scolaire, les structures ne devant pas être éloignées de plus de 3 km du domicile familial. Les collectivités locales n’ont plus qu’à faire le nécessaire...
En parallèle, le gouvernement tente de convaincre les parents d’envoyer leurs enfants en maternelle, ce qui parfois représente un véritable défi[4]. Dans les régions des anciennes fermes d'État par exemple (au Nord et à l’Ouest), 60% des enfants se trouvent exclus des infrastructures culturelles et éducatives. La majorité des adultes (80%) ont achevé leur scolarité par une formation professionnelle. Beaucoup d’entre eux ne se rendent pas compte de l’enjeu que représente la maternelle pour l’avenir de leurs enfants, et se mobilisent peu sur cette question. L’été dernier, une campagne de publicité a été lancée par la télévision publique (TVP) pour inaugurer l’«année de l’écolier maternelle» (Rok przedszkolaka). La publicité incite les parents à inscrire leurs enfants âgés de 3 à 6 ans en maternelle. Elle met en scène, dans un cadre triste et gris, un petit garçon seul chez lui. Lorsqu’il aperçoit par la fenêtre une maternelle dans laquelle s’épanouissent d’autres enfants, le monde s’éclaire. Dans la scène finale, un acteur célèbre du moment tient cet enfant par la main et s’adresse aux téléspectateurs: «Moi aussi je suis allé en maternelle. Donnez une chance à votre enfant». Ce spot en a fait bondir plus d’un, car la question n’est pas seulement de vouloir inscrire son enfant à l’école (ou de culpabiliser ceux qui ne le souhaitent pas), mais surtout de le pouvoir. Pour beaucoup, le ministère de l’Education devrait s’appliquer à lui-même les consignes de cette publicité, et transférer aux collectivités les moyens nécessaires pour agir.

Un espoir avec les maternelles alternatives

Bien que la question ait disparu des débats parlementaires et budgétaires, la société civile se mobilise depuis plusieurs années. Face à la fermeture de nombreux établissements publics, des initiatives ont été lancées pour pallier le manque de structures préscolaires, en particulier dans les campagnes.
Depuis les années 2000, on crée des maternelles dites alternatives, souvent avec le soutien des fonds communautaires. Un programme pilote favorisant les «formes alternatives d’éducation préscolaire», et dédié aux zones rurales, a d’ailleurs été mis en place pour la première période d’allocation des fonds structurels (2004-2006). Le Fonds Social Européen (FSE) a ainsi soutenu la création, par des ONG ou des associations de parents d’élèves, de nombreuses petites structures. Le plus souvent, elles s’apparentent à une salle ou deux, aménagée(s) dans une habitation privée, une remise, une bibliothèque ou encore une paroisse, parfois dans une ancienne école publique. Il en existe environ 800 à l’heure actuelle, créées par une vingtaine d’organisations, et qui accueillent, quelques heures par jour, plus de 10.000 enfants.
A l’issue du programme pilote, on a craint la disparition de la plupart d’entre elles, car ces maternelles alternatives devaient répondre à des exigences de plus en plus sévères pour espérer un relai financier des communes, comme par exemple être aménagées dans des édifices publics; de nombreuses classes, organisées dans des domiciles, avaient redouté de ne pouvoir rouvrir à la rentrée de septembre 2008. Le ministère de l’Education a finalement assoupli sa position avant l’été et mis en place des mesures facilitant la création de ces nouvelles formes de maternelles, y compris dans les sphères privées[5]. Dans les six prochaines années, on souhaite ouvrir environ 5.000 petites écoles grâce au FSE (dans le cadre du nouveau programme opérationnel régional «Capital humain»), pour accueillir au total 195.000 enfants.

Plusieurs fondations s’y impliquent[6]. Fin octobre, la fondation Familijny Poznan («Poznan familial») a lancé un projet intitulé «Mon école maternelle» (Moje przedszkole). Celui-ci a permis d’ouvrir une vingtaine d’écoles dans la région de Lodz début novembre. La fondation avait déjà œuvré en région Grande Pologne, dans le cadre d’un précédent projet («Notre maternelle», Nasze przedszkole), en créant 30 maternelles alternatives. Les communes souhaitant ouvrir une structure se portent candidates auprès de la fondation. Une fois retenues, elles mettent à disposition un local, la fondation fournissant les meubles, les équipements didactiques et ludiques, pour environ 10.000 zlotys par structure (2.300 euros). Elle recrute également enseignants et assistants, assure la disponibilité de psychologues et d’orthophonistes. Les élèves, âgés de trois à cinq ans, ne sont pas plus de dix-huit par groupe. Ils sont accueillis gratuitement quatre heures par jour, cinq jours par semaine. L’ouverture de ces petites écoles s’avère un succès: dans la petite école de Swinice Warskie (voïvodie de Lodz), les inscriptions ont dépassé les prévisions. Pendant un an, les maternelles sont financées par la fondation de Poznan. Au-delà, on espère que les collectivités sauront prendre le relai (par exemple en sollicitant les fonds européens). En Grande Pologne, cela a visiblement marché car, sur les 30 maternelles ouvertes dans la région précédemment, 27 fonctionnent encore aujourd’hui. Un nouveau projet a été lancé pour cette région («Ton école maternelle», Twoje przedszkole), 50 localisations ayant été acceptées par la fondation en novembre dernier. En outre, Familijny Poznan s’occupe aussi des villes, mais les maternelles ouvertes en 2008 (16 à Poznan, 6 à Wroclaw) y sont payantes.
Un autre exemple est celui de la Fédération pour les initiatives dans l’éducation (Federacja Inicjatyw Oswiatowych). Elle a ouvert en 2007-2008, en partenariat avec plusieurs associations locales, 30 centres d’éducation préscolaire en Mazovie et en région Sainte-Croix (dans le cadre du programme «Les petites maternelles de Mazovie», Mazowieckie male przedszkola), et entre 2005 et 2007, 65 structures alternatives autour de Lodz et dans le nord du pays, ceci pour plus de 1.300 enfants («Une petite école maternelle dans chaque campagne», Male przedszkole w kazdej wsi). Au total, environ 350 «petites écoles» sont nées depuis 1999 grâce à cette fédération. Les projets impliquent fortement les parents qui préparent les lieux, les entretiennent, prennent part aux activités. La fondation aide les participants au projet à créer une association de développement rural, qu’ils apprennent à gérer, et qui prendra le relai à l’issue du projet, avec l’aide de la commune.
La Fondation Comenius pour le développement des enfants (Fundacja Rozwoju Dzieci im. Komenskiego) s’implique, elle, depuis 2001 dans un programme intitulé «Là où il n’y a pas de maternelle» (Gdy nie ma przedszkola). D’abord testé dans huit petites communes, dans lesquelles 14 centres préscolaires ont été fondés, le projet a vite pris de l’ampleur: ces communes gèrent désormais 42 centres, et ont été rejointes par une vingtaine d’autres. Plus de 70 centres fonctionnent ainsi à l’heure actuelle, pour plus de 800 enfants. La fondation Comenius, seule ou en partenariat, est engagée dans 300 centres préscolaires partout en Pologne. Elle propose de nombreuses études sur le domaine éducatif ainsi que des conseils pour fonder et diriger des structures préscolaires alternatives.
En Basse Silésie enfin, la Fondation pour l’éducation préscolaire (Fundacja edukacji przedszkolnej) a ouvert 35 petites écoles en 2007-2008, pour plus de 500 enfants au total...

Ces petites écoles sont précieuses en Pologne, tant pour l’avenir de l’éducation et de l’emploi que pour celui des sociétés rurales. Elles facilitent en effet la vie des familles, sont un moyen de renforcer la solidarité et le partenariat entre les acteurs locaux -parents, enseignants, représentants politiques-, et de revitaliser l’espace rural. Leur essor conditionne assurément la réussite de la réforme du MEN, même si, malgré les efforts, les campagnes auront beaucoup de mal à s’adapter et à gérer le changement que celle-ci implique.

Par Amélie BONNET

[1] Rapport de l’OCDE «Starting Strong II. Early Childhood Education and Care», octobre 2006. Selon des experts académiques, de la Banque mondiale et de l’OCDE, les investissements publics dans le préscolaire devraient représenter au moins 0,8% du PIB, ou plus de 2.100 euros pour chaque enfant âgé de 3 à 5 ans.
[2] Année d’enseignement préscolaire obligatoire (contrairement à la maternelle) précédant le primaire. Les classes «zéro» sont appelées à disparaître avec l’entrée en vigueur de la réforme.
[3] L’espace rural couvre 93,4% du territoire polonais, et 38,1% de la population [Poverty and social exclusion in rural areas, Final report Annex I, Country Studies: Poland, http://ec.europa.eu/employment_social/spsi/docs/social_inclusion/2008/rural_poverty_annex_pl_en.pdf]
[4] Selon un récent sondage, 80% des Polonais approuvent l'idée qu'un enfant de cinq ans aille en maternelle, et seulement 51% pour un enfant de quatre ans.
[5] La nouvelle loi rendrait possible le transfert de la gestion des écoles publiques (comportant moins de 70 élèves) des collectivités aux fondations, associations ou personnes physiques, sans liquidation préalable des établissements.
[6] Dans l’ordre des organismes cités: www.familijny.poznan.pl/, www.fio.org.pl/, www.frd.org.pl/, http://www.maleprzedszkola.pl/.

Sources: dajdzieckuszanse.org, euro.pap.com.pl, miasta.gazeta.pl, polityka.pl, polskatimes.pl, ratujmaluchy.pl, rp.pl, wyborcza.pl.

Photo: «Construisons des maternelles!»
(Source: http://dajdzieckuszanse.org/)