Saint-Pétersbourg et sa tour : la ville couchée se voit debout

Alors que Paris s’interroge sur l’opportunité d’élever à ses portes des gratte-ciel dédiés au logement, Saint-Pétersbourg, elle, s’apprête à ériger une tour de 300 m en son centre historique, au mépris des règles de proportion édictées par le fondateur de la ville et malgré les menaces de l’Unesco. C’est que le projet, dénommé Okhta-Centr, est promu par Gazprom qui souhaite établir là le quartier général de sa filiale pétrolière Gazprom Neft. Un argument de poids pour une ville qui compte sur l’augmentation de son budget pour se hisser au rang des cités pouvant se prévaloir de vivre aux «standards européens».


Tour de 300 m dans le centre historique de Saint PetersbourgLa tour devrait être bâtie sur la rive droite de la Néva, dans l’arrondissement Krasnogvardeïski, à la confluence de la rivière Okhta et du fleuve. C’est là que, bien avant la fondation de la ville en 1703, trônèrent les forteresses de Landskrona puis de Nienschants (construites par les Suédois, respectivement en 1300 et 1611). Quartier dédié à l’industrie dès le 18e siècle, celui-ci doit être réhabilité selon la municipalité qui en a fait une de ses priorités. En face, sur l’autre rive de la Néva, se tient le Monastère de Smolny.

Lancé en 2005, le projet soutenu par Gazprom consiste à installer à Saint-Pétersbourg sa filiale Gazprom Neft (l’ancien Sibneft) en finançant partiellement la mutation de ce quartier : le 1er décembre 2006, le monopole russe du gaz et les autorités municipales annonçaient que le cabinet d’architectes britannique RMJM avait remporté le concours organisé dans ce cadre. Sur plus de 70 hectares, seront érigés une tour, mais aussi d’autres bâtiments, abritant des entreprises, des équipements publics et un hôtel cinq étoiles. La tour elle-même occupera un peu moins de 5 hectares. Gazprom Neft ne devrait se réserver que 16 % de la superficie totale, laissant 35 % aux infrastructures (dont un musée d’art contemporain de 20 000 m2, des salles de théâtre et de concert sur 14 000 m2, des équipements sportifs sur 52 000 m2, etc.) et les 49 % restants à un centre d’affaires. La tour devrait être construite d’ici 2012 et l’ensemble achevé en 2016.

Le gratte-ciel imaginé par RMJM est une sorte de grande aiguille en spirale, dotée de multiples facettes de verre changeant de couleur selon l’éclairage. La forme doit rappeler celle d’une « petite » flamme, l’emblème de Gazprom. Le Conseil architectural de la ville a approuvé le projet le 21 juin 2007.

Récemment, Gazprom Neft a annoncé son intention de financer en outre sur le complexe l’installation d’un musée dédié aux premiers peuplements de la région, rappel des 400 ans d’histoire qui ont précédé la création de la ville. Dans ce cadre, la société a déjà organisé, à l’automne 2007, une exposition intitulée fort à propos : « L’architecture de Saint-Pétersbourg. Conflits et contradictions ».

Une tour sacrilège

Lors des contacts initiaux entre le directeur de Gazprom, Alexeï Miller, et la gouverneur de la ville, Valentina Matvienko, le premier déclarait que les Pétersbourgeois seraient fiers de ce joyau architectural. Rien n’est moins sûr: d’emblée, le directeur du musée de l’Ermitage, Mikhaïl Piotrovski, l’Union des architectes de Saint-Pétersbourg et nombre de citoyens ont affiché, eux, leur opposition résolue.

La question, commune à nombre de métropoles mondiales, est celle de savoir s’il est possible de construire des tours tout en respectant la trame urbaine traditionnelle. A Saint-Pétersbourg, elle est d’une acuité toute particulière.

La ville s’est en effet toujours conformée aux règles édictées par son fondateur-urbaniste, Pierre le Grand, qui avait imposé des contraintes strictes en matière de symétrie, de régularité et de géométrie (largeur des places et des rues, hauteur des bâtiments, etc.). Saint-Pétersbourg lui doit son unité architecturale[1]. Il s’agit donc aujourd’hui de mettre fin à cette harmonie mais aussi de transgresser une règle sacrée. Les Pétersbourgeois aiment à rappeler que même les Soviétiques, en leur temps, n’ont pas eu l’audace de la mettre en cause.

La réglementation actuellement en vigueur précise que dans le centre historique, la hauteur des bâtiments ne doit pas excéder 48 m (contre 120 m hors de ce périmètre). Mais des ajouts et compléments à ce règlement permettent aux sociétés d’obtenir des dérogations. A priori après consultation publique.
L’opposition s’organise donc: en juin 2007, une plainte a été déposée par 10 000 Pétersbourgeois dont la pétition a accompagné la lettre ouverte de cinq architectes de la ville, de membres du Conseil pour la protection de l’héritage culturel de Saint-Pétersbourg et même de membres du Conseil des architectes (celui-là même qui approuvait au même moment le projet) qui se sont adressés certes aux autorités de la ville et à Gazprom Neft mais surtout à l’Unesco. Ils ont dénoncé l’absence de consultation populaire, faisant de Okhta-Centr le « projet de Gazprom et de la gouverneur » et ont fait part de leurs craintes de voir anéanti le panorama de la ville, la tour créant à leurs yeux une « dissonance ».

Au même moment, le World Monument Watch, ONG basée à New York, inscrivait la ligne d’horizon de Saint-Pétersbourg dans la liste des 100 monuments relevant de l’héritage culturel mondial mis en péril. Cette ONG n’a certes aucun moyen de pression spécifique, si ce n’est celui d’attirer l’attention par le biais de la diffusion de cette liste.

L’Unesco est attentive depuis les prémices de ce projet: dés la fin de 2006, l’organisation a informé les autorités locales de ses réticences, leur rappelant leurs obligations en termes de préservation de la ville. En juillet 2007, l’Unesco a demandé à l’équipe municipale d’interrompre le projet et de lui remettre, le 1er février 2008, un rapport qui lui permette d’évaluer la situation. Demande accompagnée d’une menace: depuis 1990, le centre historique de Saint-Pétersbourg et ses ensembles monumentaux sont classés par l’Unesco dans la liste du patrimoine mondial de l’humanité ; ils pourraient passer demain sur la liste du patrimoine mondial en péril. En outre, la Cour suprême de Russie a entre-temps, elle aussi, mis en cause le projet, pointant l’absence d’expertise écologique.

Par ailleurs, des architectes pétersbourgeois ont présenté en novembre 2007 un contre-projet : il s’agit d’un bâtiment de six étages, s’étendant sur 1,8 km de long et culminant à 30 m, développant le concept de tour horizontale. Selon leurs auteurs, il incarnerait la compagnie sous forme d’un tube géant qui symboliserait l’infini…

Une tour salvatrice

La gouverneur, elle, s’indigne : « Seul un illettré ne comprendrait pas l’intérêt que cela représente pour la ville ! », a-t-elle déclaré en pleine polémique. Certes, le schéma de financement de la construction du complexe est abouti : Gazprom Neft s’engage à prendre 51 % du coût en charge, en laissant 49 % à la municipalité qui va pouvoir se reposer sur les rentrées fiscales induites par l’enregistrement d’une telle société dans la ville.

Force est de reconnaître que l’obsession budgétaire de V. Matvienko depuis son élection au poste de gouverneur porte ses fruits. Si le produit régional brut de la ville augmente nettement plus vite que celui des autres sujets de la Fédération, c’est en partie parce que la gouverneur a en effet à son actif l’enregistrement de plusieurs grandes sociétés russes, notamment spécialisées dans les matières premières. Le vice-gouverneur, Alexandre Vakhmistrov, la soutient : « Le gouvernement de la ville fait tout pour améliorer le climat d’investissement et voici que Gazprom vient à nous. N’importe quelle ville serait ravie d’accueillir le quartier général de la troisième compagnie du monde. »

Le vice-président de Gazrpom Neft, Alexandre Dybal, est encore plus explicite : « Pour préserver le centre historique de Saint-Pétersbourg, il faut alimenter le budget, notamment en attirant des contributeurs fiscaux et en leur offrant la possibilité de travailler. La construction d’un quartier d’affaires à la marge du centre historique est indispensable afin de libérer la vieille ville de ses fonctions d’affaires inappropriées. Alors, le centre historique pourra fonctionner harmonieusement, comme un musée à ciel ouvert. »

Quant aux menaces de l’Unesco, elle sont balayées d’un revers de main par le représentant de RMJM à Saint-Pétersbourg, Philip Nikandrov: «L’Unesco n’est pas en situation de donner des ordres à Saint-Pétersbourg. La ville doit choisir elle-même son destin.»

La société RMJM se justifie néanmoins, comme l’atteste le site Internet du projet[2] : outre les pages dédiées aux principales tours érigées dans le monde et celles consacrées aux grandes controverses architecturales (la Tour Eiffel est citée, comme la plupart des grandes réalisations pétersbourgeoises, afin de rappeler que ce qui sembla scandaleux hier est depuis devenu chef d’œuvre), le site présente une galerie de photos virtuelles évaluant l’impact de la tour dans le paysage. Le principal argument, issu de projections -scientifiques mais contestées par certains-, consiste à montrer que, depuis la plupart des sites du centre historique de la ville, la tour… ne sera pas visible. On ne saurait donc l’accuser de polluer le paysage !

Une tour symbole

Depuis la tour de Babel, les gratte-ciel sont un symbole du dynamisme et du pouvoir économique d’un pays ou d’une ville. Aujourd’hui plus que jamais sans doute, la vitalité d’une ville semble bien se mesurer à la hauteur de ses tours. Pour A.Dybal, Okhta-Centr doit ainsi faire entrer Saint-Pétersbourg dans le 21e siècle.

Le directeur adjoint de Gazprom Neft a certes d’autres idées en tête : la pratique internationale en atteste, les bureaux de l’une des entreprises énergétiques les plus puissantes du monde ne peuvent se trouver dans des bâtiments bas.

Mais, pour une ville comme Saint-Pétersbourg, se doter d’une tour est un symbole fort en soi. Bien plus que pour Moscou par exemple, qui a posé en septembre 2007 la première pierre du gratte-ciel Russie qui, prévu pour culminer à 600 m, sera bientôt la plus haute tour d’Europe.

Un journaliste pétersbourgeois s’est interrogé sur ce reflet de l’air du temps qu’est l’architecture : pour lui, ce symbole phallique géant implanté là où, il y a quatre-vingt-dix ans, débuta la Révolution, apparaît comme le reflet de la victoire du « capitalisme oligarchique mondial ». La question est de savoir ce que cette victoire peut apporter à la ville.

On pense aux critiques adressées au 19e siècle par le Marquis de Custine à la physionomie de Saint-Pétersbourg, ville couchée là où, selon lui, il eût fallu construire en hauteur : « […] des édifices dépaysés, des temples tombés du sommet des montagnes de la Grèce dans les marais de la Laponie, et qui, par conséquent, paraissent beaucoup trop écrasés pour le site où ils se trouvent transplantés sans savoir pourquoi : voilà ce qui m’a frappé d’abord. […] Ici, la nature demandait aux hommes tout le contraire de ce qu’ils ont imaginé; au lieu d’imiter les temples païens, il fallait s’entourer de constructions aux formes hardies, aux lignes verticales pour percer les brumes d’un ciel polaire, et pour rompre la monotone surface des steppes humides et grises qui forment à perte de vue et d’imagination le territoire de Pétersbourg. L’architecture propre à un tel pays, ce n’était pas la colonnade du Parthénon, la coupole du Panthéon, c’était la Tour de Pékin. »[3]

Mais Pétersbourg n’est pas Moscou et la « tour-signal » qui se détache de l’horizon de la ville doit pouvoir, par son gabarit, s’intégrer à l’ensemble du paysage pour acquérir sa pertinence. En écho à ceux de Custine, viennent à l’esprit les commentaires de Louis-Ferdinand Céline lors de l’arrivée à New York : « Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »[4]
Pour sacrifier à la tendance mondiale, la ville couchée chercherait-elle enfin à se mettre debout, elle aussi ?

 

Par Céline BAYOU

Principales sources utilisées:
Delovoï Peterbourg, Nezavissimaïa Gazeta, Novoe Vremya, Izvestiâ,

[1] L’exemple le plus abouti sans doute de cette obsession géométrique a été atteint bien après la période pétrovienne, avec l’aménagement, en 1828 par Carlo Rossi, de la rue du Théâtre (désormais rue de l’architecte Rossi), qui affiche 22 m de large, 22 m de haut, 220 m de long et est constituée de deux rangées d’édifices parfaitement identiques.
[2] www.ohta-center.ru
[3] Marquis de Custine, La Russie en 1839, Lettre huitième, Tome 1, Solin, Paris, pp. 148-149.
[4] Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Folio, Paris, p. 237.

Photo : www.ohta-center.ru